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Full text of "Histoire de France contemporaine; depuis la Révolution jusqu'à la Paix de 1919"

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HISTOIRE 

DE     FRANCE 

CONTEMPORAINE 


TOME    QUATRIÈME 


L'HISTOIRE    DE    FRANCE 

CONTEMPORAINE 

i 
DEPUIS    LA    RÉVOLUTION    JUSQU'À    LA    PAIX    DE    1919 

est  publiée  en  dix  volumes  illustrés,  avec  la  collaboration  de 
MM.    SAGNAC,  PARISET,  CHARLÉTY,  SEIGNOBOS,  BIDOU  &  GAUVAIN 


AU 


Cliché  Hachette 


LOUIS    XVIII 

Peinture  du  Baron    Gérard,  exposée  au  Salon   de  1814.   Le  roi  est  dans  son   cabinet  de 
travail,  aux  Tuileries  ;  il  est  vêtu  de  bleu,  porte  la  plaque  et  le  cordon  de  l'ordre  du 
Saint-Esprit.  Au  fond,  bibliothèque  et  pendule  en  acajou,  chaises  de  bois  doré,  tendues  de 
velours  bleu.  —  Musée    de  Versailles,  n°  4911. 


H.  C.  IV.  —  Pi..  1.  Frontispice. 


Èr^3i<oV-û 


ERNEST     LAVISSE 

DE     L'ACADÉMIE     FRANÇAISE 


HISTOIRE 

DE    FRANCE 

CONTEMPORAINE 

DEPUIS   LA    RÉVOLUTION    JUSQU'À    LA   PAIX   DE    1919 
Ouvrage  illustré  de  nombreuses  gravures   hors  texte 


TOME     QUATRIÈME 

LA     RESTAURATION 

(1815-1330) 

par   S.   CHARLÉTY 


LIBRAIRIE     HACHETTE 


v.  4 


Tous  droits  de  traduction,  de  reproduction 
et  d'adaptation  réservés  pour  tous  pays. 
Copyright  par  Librairie  Hichcttc  1511 . 


LIVRE  PREMIER 

L'ÉTABLISSEMENT    DU  RÉGIME 
PARLEMENTAIRE  (1814-1816') 

CHAPITRE   PREMIER 
LA    PREMIERE  RESTAURATION 


I.  LE  GOUVERNEMENT  PROVISOIRE  (31  MARS-14  AVRIL  1814).  —  II.  LE 
GOUVERNEMENT  DU  COMTE  D'ARTOIS  (14  A.VRIL-2  MAI).  —  III.  LA  CHARTE  ET  LA  PAIX 
(2  MAI-4  JUIN).  —  IV.  L'OPINION  DE  LA  FRANCE  SUR  LES  ÉVÉNEMENTS.  —  V.  LES  ACTES 
DU    GOUVERNEMENT   (JUIN    I814-MARS    1815). 

/.   -    LE    GOUVERNEMENT  PROVISOIRE   (3 1    MARS- 
14   A  VRIL    1  8  14) 


L 


E  30  mars  1814,  dans  la  soirée,  pendant  que  les  aides  de  camp  la  proclamation 

à  DE    SCHWAl 

des    chefs  d'armées,  Orloiï  et   Parr,  au   nom  du    tsar  et   de  '    berg. 


Schwartzenberg,  Fabvier  et  Denys,au  nom  de  Marmont,  discutaient 
les  conditions  d'un  armistice,  une  proclamation,  rédigée  par  Pozzo 

1.  On  lira,  dans  les  notes  placées  au  commencement  des  chapitres  et  des  sections  de 
chapitres,  les  titres  des  principaux  ouvrages  et  documents  particuliers  dont  il  a  été  fait 
u-a^e  pour  les  écrire.  Nous  ne  voulons  donner  ici  que  l'indication  des  documents  et  tra- 
vaux généraux,  qui  embrassent,  par  leurs  dates  ou  par  leur  portée,  l'ensemble  ou  une 
.grande  partie  de  la  période  de  isi4  à  l83o.  Il  sera,  ainsi,  inutile  de  les  citer  de  nouveau  à 
propos  de  chaque  chapitre,  mais  il  demeure  entendu  qu'ils  ont  été  constamment  utilisés. 

La  bibliographie  critique  de  la  Restauration  n'a  pas  été  faite;  mais  il  existe  des  listes 
auxquelles  on  peut  se  reporter  facilement.  La  plus  longue  est  dans  le  Catalogue  de  l'Histoire 
île  France  de  la  Bibliothèque  Nationale;  il  donne,  avec  son  supplément,  tous  les  titres)  les 
livres,  brochures  et  pièces  possédées  par  la  Bibliothèque  à  la  date  de  1*78.  Le  Catalogue 
Lorenz  {Catalogue  général  de  la  librairie  française  depuis  1840,  par  Otto  Lorenz.  continué  par 
Jordell,  26  vol.,  1892-1917)  donne  les  ouvrages  parus  depuis  sa  fondation  eu  1840;  les 
tables  méthodiques  en  rendent  l'usage  commode.  Lue  Bibliographie  des  trarau.r  publiés  sur 
l'iiisloire  de  France  de  1866  à  1897,  par  Pierre  Caron,  en  cours  de  publication  depuis  1907,  a 
é!é  achevée  en  1912;  les  travaux  parus  depuis  1896  sont  inventoriés  dans  le  Répertoire 
méthodique  de  l  histoire  moderne  et  contemporaine  de  la  France  rédigé  sous  [£j  direction  de 
G  Brière  et  de  P.  Caron;  six  volumes  ont  paru  pour  les  années  i8g8-igo3;  les  années  sui- 
vantes jusqu'à  l'jio  -<>ni  eu  préparation;  à  partir  de  1910,  la  Hevue  d'histoire  moderne  el 
contemporaine  a  donné  eu  supplément  jusqu'en  1  •  j  1  ',  les  listes  d'ouvrages  parus  pour  1910-111 
1911-12,  1912-1914. 

Documents.  —  Les  doc ents  officiels  publiés  sont  nombreux   Lee  actes  des  pouvoirs 

publies  sont  au  llullelin  des  Lois    niais  il  est  plus  pratique  de  les  chercher  dans  la  Collection 


!,av:*se.  —  H.  Coiitemp  ,  IV. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

di  Borgo,  signée  par  Schwartzenberg,  fut  affichée  à  Paris.  Les  sou- 
verains alliés  y  disaient  leur  désir  de  trouver  en  France  une  autorité 

des  lois  de  Duvergier),  crans  le  Moniteur,  dans  les  Circulaires,  instructions  et  autres  actes 
émanés  du  ministère  de  l'Intérieur  ou  relatifs  à  ce  département  de  1797  à  1830,  Paris,  1821-1800, 
6  vol.  (Ce  recueil  intéresse  la  Restauration  à  partir  du  tome  II).  Le  texte  de  la  Charte  et 
des  lois  importantes  est  dans  Faustin-Adoiphe  Hélie,  Les  constitutions  de  la  France,  1S80, 
avec  un  commentaire  d'intérêt  médiocre.  Le*  délibérations  des  Chambres  sont  publiées 
dans  les  Archives  parlementaires,  2e  série,  du  tome  XII  au  tome  LXI 

Parmi  les  documents  officiels  d'origine  étrangère,  il  en  est  d'utiles  pour  l'histoire  du 
gouvernement  français.  Tels  sont  :  Correspondence,  despatches  and  otlier  papers  of  Viscount 
Castlereaqh,  3"  série,  Londres,  i853;  —  le  recueil  publié  sous  le  titre  de  Mémoires,  documents 
et  écrits  divers  laissés  par  le  prince  de  Mellernich.  publiés  par  son  fils,  8  volumes,  dont  le  4e 
(Paris,  1881),  intéresse  particulièrement  la  Restauration  ,  —  la  publication  de  la  Société  russe 
d'histoire  :  Correspondance  diplomatique  des  ambassadeurs  et  ministres  de  Russie  en  France 
et  de  France  en  Russie  avec  leurs  gouvernements  de  1814  à  1830,  3  vol.  parus,  Saint-Pétersbourg, 
1901-1907,  publiés  par  Polovtsoff,  qui  l'ait  parfois  double  emploi  avec  la  Correspondance 
diplomatique  du  comte  Pozzo  di  Borgo,  ambassadeur  de  Russie  en  France,  et  du  comte  de 
Nesselrode,  depuis  la  Restauration  des  Bourbons  jusqu'au  congrès  d'Aix-la-Chapelle  (18)4-1818), 
publié  par  le  comte  Charles  Pozzo  di  Borgo,  t.  I,  Paris,  1890,  t.  II,  1897.  (Voir  aussi  les 
Lettres  et  papiers  du  comte  de  Nesselrode,  11  vol.,  Paris,  1904-1912;  les  tomes  V  à  XI  sont 
consacrés  aux  années  iSi3  et  suivantes.)  —  On  a  également  fait  état  des  documents  officiels 
inédits  (rapports  de  préfets  et  de  procureurs  généraux)  surtout  empruntés  aux  Archives 
nationales,  pour  l'étude  des  faits  relatifs  à  l'état  de  l'esprit  public,  à  cause  de  l'insuffisance 
des  documents  publiés.  Ils  seront  signalés  chemin  faisant. 

Les  documents  privés  sont  d'une  extrême  abondance.  Je  ne  signale  que  ceux  qui  offrent 
quelque  intérêt  en  apportant  quelques  faits  nouveaux  :  d'Argoùt,  Souvenirs,  publiés  par 
G.  Monod  (Revue  de  Paris);  —  de  Barante,  Souvenirs,  publiés  par  son  petit-fils  Claude  de 
Barante,  5  vol.,  Paris,  1890  (les  tomes  II  et  III  intéressent  la  Restauration  et  donnent  de 
nombreuses  lettres  de  Guizot,  de  Mme  de  Broslie,  de  Rémusat,  etc.);  —  de  Barante,  La 
vie  politique  de  Itoyer-Collard,  ses  discours  et  écrits,  2  vol.,  3e  éd.,  1878  ;  —  Beugnot,  Mémoires, 
1183-1815,  2  vol.,  Paris,  186O;  —  duc  de  Broglie,  Souvenirs,  de  1815  à  1870,  4  vol.,  1886;  —  de 
Carné,  Souvenirs  de  ma  jeunesse  au  temps  de  la  Restauration,  Paris,  1872;  —  de  Castellane, 
Journal,  4  vol.,  1895-96;  —  Chatermbriand.  Mémoires  d'outre-lombe  (éd.  Biré),  1898-1900,  6  vol.; 

—  comte  Ferrand,  ministre  d'Etat  sous  Louis  XVIII,  Mémoires,  publiés  par  le  vicomte  de 
Broc,  Paris,  1897;  —  Mme  de  la  Ferronnaye,  Mémoires.  Paris,  1900;  —  duchesse  de  Gontaut- 
Biron,  Mémoires,  1778-1836,  Paris,  1892;  —  Guizot,  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  mon 
temps  (1807-1848),  Paris,  8  vol.,  1858-1867.  Guizot,  Histoire  parlementaire  de  France.  Collection 
des  discours  de  M.  (iuizoi  de  1819  à  1848  (Complément  des  Mémoires),  Paris,  5  vol.,  i863;  — 
Guizot,  Trois  générations.  Introduction  ù  l'histoire  parlementaire  de  France,  1780,  1814,  IS43, 
Paris,  1861;  —  d'Haussez,  Mémoires,  2  vol  Paris,  1896-97;  —  général  d'Hautpoul,  Souvenirs, 
Paris,  1902;  —  Hyde  de  Neuville,  Mémoires  et  souvenirs,  3  vol.,  Paris,  18S8-1892  :  le  2e  et  le 
3e  volume  intéressent  la  Restauration;  —  comte  de  Montalivet,  Fragments  et  souvenirs, 
tome  I,  1810-1832.  Paris,  1899;  —  Montgaillard  (agent  de  la  diplomatie  secrète  pendant 
la  Révolution,  l'Empire  et  la  Restauration),  Souvenirs,  publiés  par  Clément  de  Lacroix, 
Paris,  i8g5;  —  Pasquier,  Mémoires,  publiés  par  le  duc  d'Audiffret-Pasquier,  G  vol.,  Paris, 
1893-1894;  —  de  Reiset,  Souvenirs  de  1814  à  1836,  3  vol.,  1900-1902;  —  Macdonald,  Souvenirs, 
publiés  par  C.  Rousset,  Paris,  1892;  —  comte  de  Salaberry,  Souvenirs  politiques  sur  la 
Restauration,  18-21-1830,  Paris,  2  vol.,  1900;  —  Sers,  Souvenirs  d'un  préfet  de  la  monarchie, 
Mémoires  du  baron  Sers,  1786-1862,  publiés  par  le  baron  Henri  Sers  et  R.  Guyot,  Paris,  1906; 

—  Talleyrand,  Mémoires,  publiés  par  G.  de  Broglie,  Paris,  5  vol.,  1891-1892;  —  Vitrolles, 
Mémoires  et  relations  politiques,  publiés  par  Eugène  Forgues,  3  vol.,  Paris,  i883; .—  Villèle, 
Mémoires  et  correspondance,  1788-1832,  Paris,  5  vol.  ;  —  Villèle,  Maximes  et  pensées  jiolitiques, 
Paris,  1826  (extraits  de  ses  discours  et  brochures,  publiés  par  un  adversaire  pour  le  mettre 
en  contradiction  avec  lui-même),  —  Cuvillier-Fleury,  Journal  et  correspondance  intimes, 
2  vol.,  igo3;  —  A.  Cournot,  Souvenirs  (1760-1860),  publiés  par  Bottinelli,  Paris,  1913. 

Les  journaux  les  plus  importants  sont  fréquemment  cités  dans  le  texte.  La  liste  des 
journaux  de  Paris  est  donnée  dans  Matin,  Bibliographie  historique  et  critique  de  la  presse 
en  France,  Paris,  1866. 

L  histoire  de  ces  journaux  est  faite  dans  le  tome  VIII  de  Ilatin,  Histoire  politique  et 
littéraire  de  la  presse  en  France,  8  vol.,  1859-1861. 

b)  Travaux.  —  i°  Histoire  générale  :  L'Annuaire  historique  et  universel  par  Ch.  Lesur, 
1  volume  par  an  de  1818  à  i832,  donne  un  bon  résumé  des  faits  politiques. 
Les  «  histoires  de  la   Restauration  »  sont  très  nombreuses.  Aucune  n'est  rédigée  avec 


chapitbs  pbemier  La  première  Restauration. 

salutaire,  qui  pût  cimenter  son  union  avec  toutes  les  nations  et  tous 
les  gouvernements;  il  appartenait  à  la  Ville  de  Paris,  «  dans  les  cir- 

une  méthode  scientifique.  Celles  qui  sont  l'œuvre  d'auteurs  contemporains  ou  très  voisins 
des  événements  ne  sont  pas  à  négliger  malgré  leur  insuffisance  critique.  Elles  donnent 
l'enchaînement  des  faits  :  il  faut  en  user  comme  des  Mémoires.  Ce  sont  des  témoignages, 
parfois  importants,  mais  qui  doivent  être  contrôlés.  Elles  permettent  aussi  de  se 
rendre  compte  de  l'état  d'esprit  moyen  d'un  parti  politique.  Telles  sont  ['Histoire  des  deux 
Restaurations  de  Vaulabelle,  8  vol.,  Paris,  3e  éd.,  1807,  qui  est  «  libérale  »,  et  l'Histoire  de 
la  Restauration  de  Nettement,  Paris,  1860,  qui  est  «  royaliste  »  ;  l'Histoire  de  la  Restauration 
de  Lubis,  2e  éd.,  1848,  6  vol.,  qui  est  catholique;  {'Histoire  de  la  Restauration  et  des  causes 
qui  ont  amené  la  chute  de  la  branche  ainée  des  Bourbons  de  Capefigue,  10  vol.,  Paris,  i83i- 
i833  (royaliste);  —  Dulaure  et  Augis,  Histoire  de  la  Révolution.,  depuis  1814  jusqu'à  1830, 
8  vol.,  Paris,  i834-i838. 

11  faut  mettre  à  part  Viel-Castel  et  Duvergier  de  Hauranne  L'Histoire  du  Gouvernement 
parlementaire  en  France  de  1789  à  1848  (qui  s'arrête  à  i83o),  10  vol.,  Paris,  1857-1872,  par 
Prosper  Duvergier  de  Hauranne,  utilise  non  seulement  le  Moniteur  et  les  journaux, 
comme  ses  prédécesseurs,  mais  aussi  les  brochures  de  circonstance  et  des  papiers  privés, 
alors  pour  la  plupart  inédits.  Son  livre  est  malheureusement  dépourvu  d'un  appareil  cri- 
tique suffisant.  Ses  opinions  sont  celles  des  libéraux  de  la  génération  nouvelle  qui  se 
groupa  en  1825  autour  du  journal  le  Globe.  —  L'Histoire  de  la  Restauration,  20  vol.,  1860- 1878, 
de  Louis  de  Viel-Castel  est  surtout  précieuse  par  le  développement  qu'elle  donne  et  les 
documents  qu'elle  apporte  à  l'étude  des  affaires  extérieures,  l'auteur  était  diplomate.  — 

Les  chapitres  consacrés  à  la  France  dans  VHistoire  du  xix°  siècle  depuis  les  traités  de 
Vienne  de  Gervinus,  trad  Minssen.  Paris,  1804-1869,  20  vol.,  sont  utilisables,  Gervinus  a  vu 
un  grand  nombre  de  documents  Ad.  Stern.  Geschichte  Europas  seit  den  Vertrâgen  von 
1815  bis  zum  Frankfurter  Frieden  von  1871,  bon  ouvrage  d'ensemble.  La  1"  partie  (3  vol., 
1894-19°!'  'e*  tomes  I  et  II  ont  paru  en  deuxième  édition  corrigée  et  accrue  en  îgiti), 
s'arrête  à  18'io.  la  2"  (3  vol.  1900-1911,  s'arrête  à  1848. 

Quelques  histoires  sont  plus  récentes  :  la  plupart  ne  font  que  résumer  celles  qui  les  ont 
précédées.  (C  est  le  cas  de  Hamel,  Histoire  de  la  Restauration,  2  vol.,  Paris,  1887-88.)  D'autres 
y  ajoutent  le  résultat  de  quelques  recherches  personnelles  :  E.  Pierre,  Histoire  des 
assemblées  politiques  de  France,  Paris,  1877,  *  v0'  paru;  —  Dareste  de  la  Chavanne,  Ilis- 
toire  de  la  Restauration,  1  vol.,  Paris,  1879,  —  Ernest  Daudet,  Histoire  de  la  Restauration, 
Paris,  1882;  —  consulter  Armand  Dayot,  La  Restauration,  Louis  XVIII,  Charles  X,  d'après 
l'image  du  temps,  1902. 

L'introduction  de  Louis  Blanc  à  son  Histoire  de  dix  ans  [1830-1840),  5  vol.,  2e  éd.,  1842,  est 
à  consulter  :  les  vues  originales  y  abondent  à  travers  le  fatras  oratoire. 

20  Histoires  spéciales  :  L'histoire  diplomatique  est  racontée  au  tome  II  du  Manuel  histo- 
rique de  politique  étrangère,  3e  éd.,  1905,  d'E  Bourgeois,  et  dans  Debidour,  Histoire  diploma- 
tique de  l'Europe,  2  vol.,  1891. 

L'histoire  militaire  est  traitée  dans  des  ouvrages  de  détail,  qui  sont  cités  à  leur  place 
dans  le  récit. 

L'histoire  financière  a  été  bien  étudiée  par  Calmon,  Histoire  des  finances  sous  la  Res- 
tauration, 2  vol.,  Paris,  1868-1870,  —  le  Système  financier  de  la  France  par  d'Audifl'rei, 
6  vol.,  1863-1870,  est  un  utile  recueil  de  documents  Voir  aussi  Stourm,  Le  budget,  son  his- 
toire et  son  mécanisme,  3e  éd.,  Paris,  1896. 

Sur  les  institutions  d'instruction  publique,  voir  de  Riancey,  Histoire  critique  et  législative 
de  l'instruction  publique  et  de  la  liberté  d'enseignement  en  France,  2  vol.,  1844  ;  —  Cournot,  Des 
institutions  d'instruction  publique  en  France,  Paris,  i864;  —  Liard,  L'enseignement  supérieur 
en  France,  2  vol.,  1888-1894. 

Histoire  religieuse  :  Debidour,  Histoire  des  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Étal  en  France  de 
(780  à  1870,  Paris,  1898;  —  Etienne  Lamy,  Les  luttes  entre  l'Église  et  l'État  au  xix'  siècle.  La 
Restauration  (Revue  des  Deux  .Mondes,  1898),  —  Baunard,  Un  siècle  de  l'Église  de  Frime. 
f  800-1 900,  Paris,  1901  ;  —  Bourgain,  1/ Eglise  de  France  et  l'Étal  au  xix"  siècle,  l'a  ri  s.  >  vol..  1901. 

Sur  la  vie  politique,  on  consultera  utilement  la  statistique  de  Braun,  Nouvelle  biographie 
des  députés,  ou  statistique  de  la  Chambre  de  1814  à  1819,  Paris,  i*3o;  —  de  Carné,  Etudes  sur 
l'histoire  du  gouvernement  représentatif  en  France  de  1789  à  1848,  Paris,  i*.>r,  :  (i.  Denis 
Weill,  Les  élections  législatives  depuis  I7S9,  Paris,  iK.jô;  —  Thureau-Dangln,  Royaliste»  et 
républicains,  Paris,  1*574.  et  Le  parti  libéral  sous  la  Restauration,  1888;  —  Lanzac  de  Laborie, 
Les  passions  politique»  sous  la  Restauration  (Correspondant,  1Q00);  —  A.  Rousseau,  / 
décentralisatrice  cl  les  parti» politique»  sous  lu  Restauration  (Revue  de  Bretagne,  uk>3);  — 
Michon,  Le  gouvernement  parlementaire  sous  la  Restauration,  Paris,  1905;  —  G.  Weill, 
Histoire  du  parti  républicain  en  France  de   1814  à  1870,  Paris.  1900;  —  G.  Weill,  La  France 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  liyke  premier 

constances  actuelles,  d'accélérer  la  paix  du  monde....  Qu'elle  se  pro- 
nonce, et,  dès  ce  moment,  l'armée  qui  est  devant  les  murs  devient 
le  soutien  de  sa  décision.  »  Ainsi,  à  entendre  les  vainqueurs  de 
Napoléon,  les  Parisiens  avaient  le  devoir  et  la  faculté  de  choisir  un 
gouvernement  à  la  France.  Mais  une  solution  était  discrètement 
recommandée  à  leur  bon  vouloir  :  «  Parisiens,  vous  connaissez  la 
situation  de  votre  patrie,  la  conduite  de  Bordeaux,  l'occupation  de 
Lyon,  les  maux  attirés  sur  la  France  et  les  dispositions  véritables 
de  vos  concitoyens.  Vous  trouverez  dans  ces  exemples  le  terme  de 
la  guerre  étrangère  et  celui  de  la  discorde  civile;  vous  ne  sauriez  le 
chercher  ailleurs.  »  Bordeaux  avait,  le  12  mars,  accueilli  en  triomphe 
le  duc  d'Angoulême,  et  son  maire,  bonapartiste  ardent  en  1813,  avait, 
dans  une  proclamation,  remercié  «  les  Anglais,  les  Espagnols  et  les 
Portugais  de  s'être  réunis  dans  le  midi  de  la  France,  comme  d'autres 
dans  le  nord,  pour  remplacer  le  fléau  des  nations  par  un  monarque 
frère  du  peuple  »  ;  les  souverains  semblaient  donc,  en  rappelant  la 
conduite  de  Bordeaux,  adhérer  à  une  restauration  monarchique  et  la 
proposer  aux  Parisiens.  Mais  ils  ne  voulurent  pas  le  dire  clairement; 
Pozzo  avait  d'abord  écrit  :  «  Cherchez  dans  l'autorité  légitime  le 
terme  de  la  guerre  »,  et  Alexandre  avait  rectifié  :  «  Vous  trouverez 
dans  ces  exemples  »...  Les  alliés  hésitaient  visiblement  à  se  prononcer 
les  premiers  * 

sous  la  monarchie  constitutionnelle,  1814-1848,  Paris,  1912;  —  l'ouvrage  de  Boufenko,  Le  parti 
libéral  sous  la  Restauration,  I,  1814-1820,  St-Pétersbourg,  1913,  est  écrit  en  russe:  mais  les 
citations  de  textes  français  faites  en  note  sont  en  français  ;  —  une  intéressante  monographie 
de  l'abbé  Moulard,  Le  comte  Camille  de  Tournon,  préfet  de  la  Gironde,  I8i6-I822,  Paris.  1914. 

Sur  l'histoire  des  mœurs  :  Bardoux,  le  2e  vol.  de  La  bounjeoisie  française,  1789-1848.  Paris, 
18S6:  —  Th.  Muret,  L'histoire  par  le  théâtre,  1739-1851,  3  vol.,  Paris,  i864-65;  —  Guex.  Le 
théâtre  et  la  société  française  de  1815  à  1818,  Vevey,  1900;  —  Kozmian,  Le  carnet  d'un  mondain 
sous  la  Restauration  (Revue  de  Paris,  1900)  ;  —  Des  Granges,  La  comédie  et  les  mœurs  sous 
la  Restauration  et  la  monarchie  de  juillet,  Paris,  1906;  —  Joseph  Turquan,  La  dernière 
Dauphine,  Madame,  Duchesse  d'Angoulême  (1778-1851),  Paris,  1909- 

La  seule  monographie  sur  l'histoire  littéraire  est  l'Histoire  de  la  littérature  française  sous 
la  Restauration,  de  Nettement.  2  vol  ,  Paris,  i852. 

1.  Consulter,  en  sus  des  ouvrages  énumérés  dans  la  note  ci-dessus,  pour  l'histoire  générale 
de  1814  '■  le  dernier  volume  de  l'Histoire  du  Consulat  et  de  l'Empire  de  Thiers;  le  tome  VIII 
d'Albert  Sorel, L'Europe  et  la  Révolution  française;  et  surtout  Henry  Houssaye,  1814, 1  vol.,  1898. 

La  Charte  est  étudiée  avec  détails  dans  la  plupart  des  histoires  générales,  surtout  dans 
Thiers  et  Duvergier  de  Hauranne.  On  peut  les  compléter  au  moyen  du  travail  récent  de 
Pierre  Simon,  L'établissement  de  la  Charte,  1907.  La  polémique  relative  à  la  Charte  est 
surtout  dans  les  brochures  (que  Duvergier  de  Hauranne  a  en  grande  partie  utilisées)  dont 
l'énumération  est  au  Catalogue  de  rhisloire  de  France  de  la  Bibliothèque  nationale,  Lb  45 
et  suiv.  Parmi  les  plus  significatives,  voir  les  Observations  sur  le  projet  de  constitution,  par 
de  Villèle,  Toulouse,  s.  d.  (1814);  — Considérations  sur  l'origine,  la  rédaction,  la  promulgation 
et  l'exécution  de  la  Charte,  Paris,  i5  juin  i83o,  par  Clauzei  de  Coussergues  ;  —  une  brochure 
anonyme  :  Constitution  du  temps  (i8i4).  Les  discussions  relatives  à  la  Charte  et  aux  pro- 
blèmes de  droit  politique  que  son  application  souleva  durèrent  d'ailleurs  pendant  toute  la 
Restauration.  Il  est  impossible  de  mentionner  même  les  plus  importantes  des  brochures 
parues  de  1814  à  i83o  concernant  les  droits  de  la  Chambre,  la  prérogative  du  roi,  la  res- 
ponsabilité des  ministres,  le  renouvellement  intégral,  la  presse,  le  «  gouvernement  repré- 
sentatif »  en  général,  etc.  Quant  à  l'importance  politique  de  la  Charte,  elle  est  appréciée 
par  tous  les  historiens  de  la  Restauration;  mais  les  réflexions  les  plus  suggestives  sont 


chapitre  premier  La  première  Restauration. 

Les  alliés    avaient   leurs   raisons.    Déjà,   un    agent    royaliste,  indécision 


Vilrolles,  avait  été  envoyé  au  congrès  de  Châtillon  parTalleyrandet 
Dalberg,  pour  leur  demander  la  reconnaissance  explicite  de 
Louis  XVIII,  la  remise  des  provinces  occupées  à  son  frère  le  comte 
d'Artois,  et  rétablissement  de  trois  quartiers  généraux,  Lunéville, 
Bordeaux  et  Lyon,  où  se  grouperaient  les  partisans  de  la  monarchie; 
mais  il  n'avait  rencontré  qu'indifférence  où  hostilité  à  l'égard  des 
Bourbons  Castlereagh  jugeait  «  leur  cause  tout  à  fait  impopulaire 
en  Angleterre;  on  trouverait  difficilement,  disait-il.  un  journal  qui 
osât  se  prononcer  en  leur  faveur  ».  Alexandre,  qui  avait  été  surpris 
de  découvrir  une  France  «  hérissée  de  soldats  et  d'inimitiés  »  au  lieu 
du  <(  concours  d'opinions  »  qu'il  y  cherchait,  redoutait  pour  les 
Bourbons  l'hostilité  «  de  l'armée  »,  des  «  générations  nouvelles  »,  de 
«  l'esprit  du  temps  ».  «  Si  vous  les  connaissiez,  disait-il  à  Vitrolles, 
vous  seriez  persuadé  que  le  fardeau  d'une  telle  couronne  n'est  pas 
pour  eux.  »  Il  citait  d'autres  noms  :  Bernadotte,  Eugène  Beauhar- 
nais,  la  République  même  était  peut-être  une  solution.  Metternich, 

dans  Louis  Blanc.  Histoire  de  dix  ans,  déjà  citée,  Introduction  du  t  Ier,  qui  a  certaine- 
ment inspiré  L   Stein,  Geschichle  der  socialen  Bewegung  in  Frankreich.  3  vol.,  Leipzig,  i849-5i 

Sur  1  état  de  l'opinion  et  de  la  Société,  voir  la  Correspondance  de  M.  de  Remusal  pendant 
tes  premières  années  de  la  Restauration,  publiée  par  son  fils  Paul  de  Rémusat,  6  vol., 
Paris,  i883-i886,  —  les  Souvenirs  (I760-IS60)  d'A.  Cournot,  déjà  cités,  qui  donnent  d'utiles 
renseignements  sur  l'esprit  public  en  3 8i4 ;  —  les  Mémoires  de  Metternich  (déjà  cités);  — 
la  Correspondance  diplomatique  de  Pozzo  di  Borgo  (déjà  citée);  —  le  tome  112  des  Documents 
publiés  par  la  Société  russe  d'histoire,  Pétersbourg,  1901;  —  G.  Pariset,  Témoignages  anglo- 
français  sur  1814  et  1815  (.Journal  des  Savants,  novembre  1906)  donne  une  bibliographie  des 
récils  anglais  contemporains;  quelques-uns  ont  été  utilisés  par  Pierre  Mille,  La  France  en 
1814  daprès  le  récit  de  quelques  voyageurs  anglais  (Revue  bleue,  1895).  Voir  aussi  les  articles 
de  Stenger  :  La  société  française  en  1814  (Grande  Revue,  1906I  ;  Le  règne  des  émigrés  en  1814 
(Nouvelle  Revue,  1906  et  1907),  —  J.  Poirier,  L'opinion  publique  et  l'Université  pendant  la 
première  Restauration  (Révol.  Fr.,  1909)  —  A.  Aulard  a  publié  des  documents  (Révol.  l'r., 
1890)  sous  ce  titre  ■  Les  adhésions  aux  Bourbons  en  1814.  Il  existe  un  assez  grand  nombre 
d'études  locales  :  GaiTarel,  Dijon  en  1814  et  1815,  Dijon,  1897;  —  Doublet,  L'Ariège  en  1814 
et  ISI5,  Foix,  s.  d. ;  —  Pierre  Vidal,  Documents  relatifs  au  déparlement  des  Pyrénées-Orien- 
tales (i8i4).  (Société  des  Pyrénées-Orientales,  îyoi  et  1902);  —  Emile  de  Perceval,  Un 
épisode  de  la  vie  des  frères  Faucher,  la  province  en  1814  (Revue  des  études  historiques,  1902). 
—  Le  Correspondant  (août  igi3)  a  publié  le  Journal  de  la  duchesse  d'Angoulème,  relatif 
aux  événements  de  Bordeaux  en  1814  et  i8i5. 

L'influence  de  la  brochure  célèbre  de  Chateaubriand,  De  Buonaparle  et  des  Bourbons  et  de 
la  nécessité  de  se  rallier  à  nos  princes  légitimes  pour  le  bonheur  de  la  France  et  de  l'Europe, 
a  été  appréciée  à  sa  juste  valeur  par  L.  Pingaud.  Chateaubriand,  Napoléon  et  les  Bourbons, 
(Revue  de  Paris,  1er  août  1909).  Mise  sous  la  date  du  3o  niais,  elle  ne  parut  en  réalité  que 
le  5  avril,  après  la  déchéance. 

Pour  les  actes  du  gouvernement,  voir,  outre  les  histoires  générales,  la  Correspondance 
inédite  du  prince-  de  Talleyrand  et  du  roi  Louis  XVIII  pendant  le  congrès  de  Vienne,  publiée 
par  G.  Pallain,  1  vol  ,  et  la  Correspondance  du  comte  de  Jaurourl,  ministre  intérimaire  des 
Affaires  étrangères,  avec  le  prince  de  Talleyrand,  pendant  le  Congrès  de  Vienne,  publiée  par 
son  petit-fils,  1  vol.,  Paris,  igo5. 

Ces  recueils  sont  très  importants  pour  la  politique  extérieure,  qui  est  étudiée  d'en-einMe 
par  Albert  Sorel,  L  Europe  et  la  Révolution  française,  t  VIII,  La  coalition  et  les  traités  de  1815, 
Pingaud,  Bernadotte,  Napoléon  el  les  Bourbons,  Paris,  1901;  —  Albert 
Pingaud,  Le  Congrès  de  Vienne  et  la  politique  de  Talleyrand  (Rev.  historique,  1899). 

La  liquidation  financière  de  1R14,  exposée  dans  Calmon,  Histoire  parlementaire  des  finances 
de  la  Beslauralion  (déjà  citée),  est  résumée  dans  le  Bulletin  de  statistique  du  ministère  des 
Finances.  18771  IL 


DES  ALLIES. 


L'établissement  du   Régime  parlementaire  livre  premier 

mieux  disposé  pour  les  Bourbons,  s'étonnait  pourtant  de  n'avoir  pas 
encore,  depuis  deux  mois,  rencontré  un  royaliste  en  France  «  Nous 
la  traversons,  cette  France,  nous  habitons  au  milieu  d'elle  depuis 
plus  de  deux  mois...  nous  ne  trouvons  dans  cette  population...  rien 
de  ce  que  vous  annoncez...  pas  même  une  expression  générale  de 
mécontentement  contre  l'Empereur.  Nous  avons  bien  vu  quelques 
émigrés  venir  à  nous  et  nous  demander  bien  bas  à  l'oreille  si  nous 
avions  l'intention  de  ramener  le  Roi.  Mais  ils  se  sont  éloignés  sans 
mot  dire  lorsque  nous  leur  avons  déclaré  que  nous  n'avions  point 
embrassé  de  semblables  pensées.  »  Le  vague  des  formules  de  la  pro- 
clamation où  Schwartzenberg  faisait  appel  à  l'opinion  de  Paris,  tra- 
duisait donc  exactement  la  réserve  intentionnelle  des  alliés. 
le  préfet  de  Les   fonctionnaires   impériaux  de   Paris,    Pasquier,  préfet   de 

pouce  et  le        police,    Chabrol,    préfet    du    département,  accompagnés    de   huit 

PREFET  DE  LA 

seine  av  maires   et   conseillers   municipaux,   se  rendirent,  dans  la  nuit  du 

quartier  gêné-    gQ  au  -^  mars,  au  quartier  général  des  alliés,  à  Bondy.  Mais  ils  n'osé- 
UAL   des    allies*  m  _ ,  .  . 

rent  pas  se  considérer  comme  qualifiés  pour  exprimer  le  sentiment 

de  Paris.  Alexandre  leur  ayant  affirmé  qu'il  prenait  «  la  ville  entière 
sous  sa  protection  »,  qu'il  «  espérait  n'y  avoir  pas  d'ennemis  »,  qu'il 
n'en  avait  en  France  qu'un  seul,  Napoléon,  ils  se  bornèrent  à  parler 
des  conditions  de  l'occupation,  et,  quand  ils  eurent  obtenu  que  la 
garde  nationale  partagerait  le  service  de  garde  avec  les  troupes 
étrangères,  ils  se  retirèrent.  Personne,  à  vrai  dire,  ne  pouvait  pré- 
tendre à  exprimer  la  pensée  d'une  population  qui  n'avait  pas  de 
représentants  élus.  Il  ne  restait  donc,  à  défaut  d'un  procédé  régulier 
et  clair  de  consultation,  qu'à  attendre  une  manifestation  confuse 
dans  la  rue. 
entrée  des  Quelques  royalistes    probablement  conseillés  par    Talleyrand 

l'organisèrent.  Le  31  mars,  au  matin,  ils  distribuèrent  des  cocardes 
blanches  et  des  écharpes  blanches  aux  passants.  A  midi,  quand 
Alexandre,  Schwartzenberg,  le  roi  de  Prusse,  prenant  possession 
de  leur  conquête,  suivis  de  50  000  hommes,  défilèrent  dans  les  rues 
de  Paris,  de  petits  groupes  de  royalistes  se  portèrent  sur  le  parcours 
et,  de  distance  en  distance,  surtout  dans  les  quartiers  riches  de 
l'ouest,  crièrent  :  «  Vive  Alexandre!  Vivent  les  Bourbons!  »  La 
foule,  déjà  disposée  à  croire  que  les  alliés  venaient  rétablir  la  royauté, 
et  surtout  résignée  après  tant  de  malheurs  à  subir  leur  volonté,  se 
tut.  Alexandre  ne  se  méprit  peut-être  pas  sur  la  valeur  des  accla- 
mations royalistes;  mais  il  fut  tout  heureux  de  son  succès  per- 
sonnel; c'était  aussi,  depuis  son  arrivée  en  France,  la  première 
manifestation  hostile  à  Napoléon  dont  il  était  le  témoin.  Il  en  fut 
frappé,  et  ses  dispositions  se  modifièrent. 


ALLIES  A  PARIS. 


CHAl'ITKIi    PREMIIill 


La  première  Restauration. 


Le  soir,  il  s'installa  dans  l'hôtel  de  Talleyrand,  rue  Saint- 
Florentin  :  il  y  réunit,  pour  délibérer  en  commun,  le  roi  de 
Prusse,  Schwartzenberg  et  Lichtenstein,  chefs  de  l'armée  autri- 
chienne, Nesselrode  et  Pozzo,  Dalberg  et  Talleyrand.  On  décida 
une  fois  de  plus  et  sans  débat  qu'on  ne  traiterait  pas  avec  Napo- 
léon; mais  il  fallait  donner  à  la  France  un  gouvernement  qui  pût 
signer  la  paix.  Dalberg  proposa  le  roi  de  Rome  sous  la  régence  de 
sa  mère.  Alexandre  n'aimait  pas  Louis  XVIII,  l'ayant  connu  à 
Mitau,  où  le  prétendant  avait  affecté  vis-à-vis  de  son  hôte  une 
supériorité  arrogante;  il  craignait  aussi  que  le  retour  des  Bour- 
bons ne  fût  le  signal  d'une  réaction  politique  contre  laquelle  les 
Français  s'insurgeraient  et  qui  soulèverait  l'armée  ;  il  parla  de 
Bernadotte.  Ce  Béarnais  subtil  intriguait  auprès  des  alliés,  mais  les 
Anglais  et  Metternich  lui  étaient  hostiles,  irréductiblement  :  ils  ne 
voulaient  pas  mettre  sur  le  trône  de  France  une  créature  du  tsar. 
Alexandre  n'insista  pas;  il  tenait  surtout  à  écarter  le  roi  de  Rome 
et  demeurait  préoccupé  de  connaître  le  vœu  des  Français.  Talley- 
rand demanda  à  la  Conférence  d'entendre  M.  de  Pradt  et  l'abbé 
Louis.  Le  premier  était  un  ambassadeur  disgracié,  le  second,  un 
fonctionnaire  des  finances  qui  passait  pour  habile  et  bien  informé. 
Tous  deux,  confidents  des  intentions  de  Talleyrand,  affirmèrent  que 
la  France  était  tout  entière  royaliste.  Talleyrand  conclut  :  les  Bour- 
bons sont  la  meilleure  garantie  de  la  paix  générale,  et  la  France 
les  désire;  «  la  régence,  Bernadotte,  la  république  ne  sont  que  des 
intrigues;  la  Restauration  seule  est  un  principe,  c'est  le  triomphe 
de  la  légitimité  ».  Alexandre  cessa  de  combattre  la  candidature  des 
Bourbons,  mais  il  refusa  de  se  prononcer  immédiatement  pour  eux, 
et  l'on  se  sépara  sans  rien  décider  encore  que  de  publier  une  nou- 
velle proclamation. 

Talleyrand  la  tenait  prête  depuis  le  matin.  Il  y  était  dit  que  les 
alliés  ne  traiteraient  plus  avec  Bonaparte  ni  avec  aucun  membre  de 
sa  famille;  qu'ils  conserveraient  l'intégrité  de  l'ancienne  France  et 
«  pourraient  même  faire  plus  »,  qu'ils  reconnaîtraient  et  garanti- 
raient la  constitution  que  la  nation  française  se  donnerait;  en 
conséquence,  «  ils  invitaient  le  Sénat  à  désigner  un  gouvernement 
provisoire  qui  pût  pourvoir  aux  besoins  de  l'administration  et  pré- 
parer la  constitution  qui  conviendra  au  peuple  français  ».  Il  était 
donc  bien  clair  que  les  alliés  ne  voulaient  pas  prendre  l'initiative 
d'une  restauration  :  comme,  la  veille,  à  l'opinion  des  Parisiens,  ils 
faisaient  maintenant  appel  à  l'opinion  des  Français;  ils  affirmaient 
le  principe  de  la  souveraineté  nationale,  Talleyrand,  qui  s'élait  l'ail 
fort,    auprès   d  Alexandre,    d'obtenir    l'assentiment  du   Sénat,    se 


DÉUBÈBATinx 

CHEZ 

TALLEYRAND. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


LE  SENAT    NOMME 

MJVERNE- 
KENT  PROVISOIRE. 


'ESTATION 

ROYALISTE 
DU  CONSEIL 
MUNICIPAL. 


LE  SENAT  ET  LE 

CORPS  LEGISLATIF 

VOTENT 

LA  DÉCHÉANCE 

DE  NAPOLÉON. 


ménageait    les    moyens    de    continuer    à   jouer  le  premier   rôle. 

Mais  les  alliés,  cette  fois  encore,  ne  trouvèrent  devant  eux  que 
des  fonctionnaires  impériaux;  Talleyrand  rassembla  64  sénateurs 
sur  140,  qui  nommèrent  un  Gouvernement  provisoire  de  5  membres, 
Dalberg,  Jaucourt,  le  général  Beurnonville,  l'abbé  de  Montesquiou 
et  Talleyrand.  Sauf  Montesquiou,  connu  pour  être  un  agent  de 
Louis  XVIII,  les  autres  avaient  servi  la  République  et  l'Empire. 
Puis,  le  Sénat  se  mit  immédiatement  à  l'œuvre  de  la  constitution; 
aucune  parole  ne  fut  dite  en  faveur  des  Bourbons. 

C'est  de  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris  que  partit  la  première  mani- 
festation officielle  de  royalisme.  Un  avocat  conseiller  municipal, 
nommé  Bellart,  avait  proposé  dès  le  30  mars  à  quelques-uns  de  ses 
collègues  de  proclamer  la  déchéance  de  Napoléon  et  l'avènement  de 
Louis  XVIII.  Le  préfet  Chabrol  s'y  était  opposé,  jugeant  l'heure  peu 
favorable  —  Alexandre  n'avait  pas  encore  déclaré  qu'il  prenait  Paris 
sous  sa  protection,  et  qu'il  ne  traiterait  plus  avec  Napoléon;  — mais 
le  1er  avril  au  matin,  rassurés  par  la  parole  du  tsar  et  la  présence  de 
cent  mille  soldats  étrangers,  treize  conseillers  sur  vingt-quatre  se 
réunirent  et  votèrent  une  violente  proclamation  :  le  Conseil  y  décla- 
rait «  abjurer  toute  obéissance  envers  l'usurpateur  pour  retourner 
à  ses  maîtres  légitimes  » ,  il  exprimait  «  le  vœu  le  plus  ardent  pour 
que  le  gouvernement  monarchique  fût  rétabli  dans  la  personne  de 
Louis  XVIII  et  de  ses  successeurs  légitimes  ».  Cette  proclamation  fut 
imprimée  immédiatement,  distribuée  dans  les  rues,  affichée  sur  les 
murs,  commentée  dans  d'innombrables  placards  injurieux  pour 
l'Empereur  et  sa  famille,  expédiée  à  tous  les  Conseils  généraux  des 
départements.  Zèle  un  peu  prématuré,  qui  gêna  Talleyrand  :  n'im- 
portait-il pas  de  paraître  laisser  au  Sénat  toute  initiative? 

Le  Sénat  n'avait  pas  encore  formellement  condamné  l'Empire. 
Sa  longue  servilité  l'avait,  à  coup  sûr,  privé  de  l'autorité  morale  qui 
lui  eût  été  nécessaire  pour  juger  Napoléon.  Mais  obtenir  un  verdict 
de  culpabilité  de  ceux-là  même,  qui,  choisis  par  l'Empereur  pour 
sanctionner  ses  actes  de  despotisme  et  empressés  à  obéir  au 
moindre  de  ses  ordres,  lui  devaient  tout,  leurs  dignités  et  leurs  for- 
tunes, n'était-ce  pas  porter  au  régime  un  coup  décisif  et  anéantir  les 
espérances  de  ses  partisans?  Talleyrand,  qui  ne  visait  qu'à  faire 
proclamer  la  déchéance,  voulait  qu'elle  fût  solennelle;  le  Sénat 
répondit  à  son  appel  :  le  chef  fut  désavoué  par  ses  complices,  le 
maître  par  ses  serviteurs. 

Le  2  avril,  sur  la  proposition  d'un  républicain,  Lambrechts,  le 
Sénat  déclara  «  Napoléon  Bonaparte  et  sa  famille  déchus  du  trône, 
le  peuple  français  et  l'armée  déliés  du  serment  de  fidélité  ».  Puis  les 


S 


chapitre  premier  La  première  Restauration. 

sénateurs  allèrent  en  corps  porter  leur  décision  à  Alexandre  qui 
Unir  dit  :  «  Je  suis  l'ami  du  peuple  français....  Il  est  juste,  il  est  sage 
de  donner  à  la  France  des  institutions  fortes,  libérales,  et  qui  soient 
en  rapport  avec  les  lumières  nouvelles.  »  Le  3  avril,  les  sénateurs 
rédigèrent  un  décret  de  déchéance,  longuement  motivé  :  Napoléon 
y  était  accusé  d'avoir  levé  illégalement  des  impôts,  des  soldats, 
d'avoir  supprimé  la  liberté  de  la  presse,  attenté  aux  droits  du  peuple 
et  à  l'indépendance  des  juges.  Ils  le  votèrent  à  l'unanimité. 

Le  même  jour,  pour  achever  de  donner  un  air  de  légalité  au 
coup  d'État,  le  Gouvernement  provisoire  convoqua  le  Corps  légis- 
latif. Cette  assemblée  avait,  en  décembre  1813.  manifesté  quelque 
indépendance.  On  se  souvenait,  en  France,  d'un  rapport  rédigé  par 
Laîné,  voté  à  la  presque  unanimité,  qui  condamnait  la  politique 
belliqueuse  de  l'Empereur,  qui  réclamait  de  lui  l'observation  des  lois 
en  termes  si  énergiques  que  Napoléon  en  avait  interdit  l'impression, 
et  avait  dissous  l'assemblée.  Ce  courage  avait  valu  au  Corps  légis- 
latif l'estime  de  la  bourgeoisie  libérale  de  Paris.  Soixante-dix-sept 
députés  se  réunirent  et  adhérèrent,  presque  sans  débat,  à  l'acte 
sénatorial.  «  Considérant  que  Napoléon  Bonaparte  a  violé  le  pacte 
constitutionnel,  le  Corps  législatif  reconnaît  et  déclare  la  déchéance 
de  Napoléon  Bonaparte  et  des  membres  de  sa  famille.  »  Puis  députés 
et  sénateurs  se  rendirent  auprès  des  souverains  alliés.  D'autre 
part,  les  grands  corps  constitués  de  Paris,  tous  les  tribunaux.  !a 
Cour  des  Comptes,  le  Conseil  d'État,  demandèrent  dans  des  adresses 
au  gouvernement  le  rétablissement  des  Bourbons.  Cependant  les 
royalistes  multipliaient  les  manifestations  extérieures;  quelques-uns 
essayèrent  de  renverser  la  statue  de  Napoléon.  Le  soir  du  2  avril,  à 
l'Opéra,  le  tsar  et  le  roi  de  Prusse  assistèrent  à  une  représentation 
de  gala.  Ils  y  furent  acclamés  par  l'élite  royaliste,  hommes  et  femmes, 
en  grande  toilette.  Le  ténor  chanta,  sur  l'air  de  Vive  Henri  IV,  des 
vers  improvisés  : 

Vive  Alexandre, 
Vive  ce  roi  des  rois! 


Vivent  Guillaume 

et  ses  guerriers  vaillants! 

De  ce  royaume 

il  sauve  les  enfants.... 


Le  Gouvernement  provisoire,  installé  <lnns  la  rhambre  à  coucher  procl  iuation  dl 

■  17.7;  \ 
PROVISOIRE. 


de  Talleyrand,  ne  délibéra  pas  régulièrement;  il  enregistra,  dans 


une  conversation  confuse  à  laquelle  se  mêlaient  les  amis  et  les  visi- 
teurs de   Talleyrand,  les  mouvements  de   L'opinion  royaliste,  qui 

<  9  » 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

semblait  être  l'opinion  générale  parce  qu'elle  était  seule  active.  Le 
3  avril,  il  lança  deux  proclamations,  Tune  aux  Français,  l'autre  à 
l'armée  ;  c'étaient  des  commentaires  de  l'acte  de  déchéance  :  la 
proclamation  à  l'armée,  rédigée  par  Fontanes,  invita  les  soldats  à 
refuser  l'obéissance  à  «  un  homme  qui  n'est  pas  même  français  ».  Au 
Sénat,  une  commission,  composée  de  Lebrun,  Barbé-Marbois.  de 
Tracy,  Émery  et  Lambrechts,  rédigea,  d'accord  avec  le  gouvernement, 
la  constitution  la  constitution  demandée.  Ce  travail  fut  expédié  en  deux  jours  (4  et 
*?arGlb  sénat  3  avril).  Un  commissaire,  Lebrun,  déclara  même  inutile  de  rédiger 
une  constitution  nouvelle,  puisque  la  France  en  possédait  une,  et  il 
sortit  de  sa  poche  le  texte  de  la  Constitution  de  1791.  Un  des  gou- 
vernants provisoires,  Montesquiou,  soutint  lui  aussi  qu'il  fallait 
s'abstenir,  mais  pour  la  raison  que  le  pouvoir  constituant  n'apparte- 
nait qu'au  Roi.  «  Qui  êtes-vous?  disait-il  à  Lambrechts,  qui  sommes- 
nous?  qui  vous  a  donné  le  droit  de  parler  au  nom  du  Roi?  où  sont 
vos  pouvoirs?  où  sont  les  miens?  une  constitution  sans  la  nation  et 
sans  le  Roi,  voilà,  je  crois,  la  chose  la  plus  étrange  qui  se  soit  jamais 
faite!  »  La  majorité  se  montra  favorable  au  régime  royaliste  consti- 
tutionnel. On  convint  de  proclamer  quelques-uns  des  principes 
révolutionnaires,  la  souveraineté  du  peuple,  l'égalité  civile,  le  jury, 
la  liberté  des  cultes  et  de  la  presse,  et  de  garder  les  institutions 
impériales,  le  Code  civil,  le  Sénat  et  le  Corps  législatif  avec  leur 
mode  de  recrutement;  on  eut  soin  de  garantir  aux  sénateurs  et 
aux  législateurs  leurs  fonctions  et  leurs  avantages  matériels  et 
de  maintenir  la  noblesse  impériale  : 

«  II»'  a  150  sénateurs  au  moins,  et  200  au  plus.  Leur  dignité  est  inamovible 
et  héréditaire  de  mâle  en  mâle  par  primogéniture.  Ils  pont  nommés  par  le  roi. 
Les  sénateurs  actuels,  à  l'exception  de  ceux  qui  renonceraient  à  la  qualité  de 
citoyens  français,  sont  maintenus  et  font  partie  de  ce  nombre.  La  dotation 
actuelle  du  Sénat  et  des  sénatoreries  leur  appartient;  les  revenus  en  sont  par- 
tagés entre  eux  et  passent  à  leurs  successeurs....  Les  sénateurs  qui  seront 
nommés  à  l'avenir  ne  peuvent  avoir  part  à  cette  dotation.  » 

La  constitution  serait  soumise  à  la  sanction  populaire,  et  c'est 
seulement  après  lui  avoir  prêté  serment  de  fidélité  que  le  roi  pren- 
drait possession  du  trône.  Ce  projet  fut  voté,  presque  sans  modifi- 
cations, le  6  avril,  par  le  Sénat  (Bfi  sénateurs  étant  présents)  et.  le  7, 
par  le  Corps  législatif  (99  députés  étant  présents).  Le  Gouvernement 
provisoire  promulgua  la  constitution.  L'article  Ier  portait  :  «  Le 
gouvernement  français  est  monarchique  et  héréditaire  de  mâle  en 
mâle  par  ordre  de  primogéniture  »;  l'article  II  :  «  Le  peuple  français 
appelle  librement  au  trône  de  France  Louis-Stanislas-Xavier  de 
France,  frère  du  dernier  roi  ». 


CHAPITRE    PIlK.Mir.K 


La  première  Restauration. 


La  Restauration  était  faite. 

Elle  était  l'œuvre,  non  des  alliés,  mais  de  Talleyrand  et  de 
quelques  fonctionnaires  impériaux  : 

«  J'ai  pu  mieux  qu'un  autre  connaître  les  dispositions  des  Cours,  écrit  un 
témoin  bien  informé,  Beugnot,  et  je  reste  persuadé  (pie,  si  le  Sénat  eût  appelé 
au  trône  une  famille  autre  que  celle  des  Bourbons,  elle  eût  été  acceptée  de 
l'Europe,  je  ne  dirai  pas  sans  difficulté,  mais  avec  une  sorte  de  complaisance, 
tant  était  répandu  autour  des  souverains  le  préjugé,  ou  plutôt  cette  prédiction 
de  l'empereur  Alexandre,  que  les  princes  de  la  maison  de  Bourbon  trouve- 
raient de  grandes  difficultés  à  s'établir  en  France.  » 

Napoléon,  réfugié  à  Fontainebleau,  tout  en  hâtant  la  concen- 
tration de  son  armée,  ne  désespérait  pas  d'obtenir  la  paix.  Il  envoya 
Caulaincourt  au  tsar  Alexandre.  Caulaincourt  n'arriva  que  pour 
apprendre  les  résolutions  prises  par  les  alliés  chez  Talleyrand.  Pour- 
tant, le  tsar,  en  le  congédiant,  lui  avait  laissé  entendre  que,  si  Napo- 
léon abdiquait,  il  ne  serait  peut-être  pas  hostile  à  une  régence  exercée 
au  nom  du  roi  de  Rome.  Napoléon  décida  aussitôt  de  reprendre 
l'offensive,  de  marcher  sur  la  capitale  et  de  livrer  bataille  (2  avril). 

Le  lendemain,  dans  la  cour  du  Cheval-blanc,  il  passa  longue- 
ment en  revue  deux  divisions  de  sa  garde,  interrogeant  les  soldats, 
distribuant  des  croix,  puis  il  les  harangua  :  «  Officiers,  sous-officiers 
et  soldats  de  ma  vieille  garde  !  l'ennemi  nous  a  dérobé  trois  marches. 
Il  est  entré  dans  Paris.  J'ai  fait  offrir  à  l'empereur  Alexandre  une 
paix  achetée  par  de  grands  sacrifices...  non  seulement  il  a  refusé,  il 
a  fait  plus  encore  :  par  les  suggestions  perfides  de  ces  émigrés 
auxquels  j'ai  accordé  la  vie  et  que  j'ai  comblés  de  mes  bienfaits,  il  les 
autorise  à  porter  la  cocarde  blanche,  et  bientôt  il  voudra  la  substi- 
tuer à  la  cocarde  nationale.  Dans  peu  de  jours,  j'irai  l'attaquer  à 
Paris.  Je  compte  sur  vous.  »  Comme  les  soldats  restaient  silencieux 
(ils  croyaient,  a  dit  l'un  d'eux,  inutile  de  répondre)  l'Empereur 
reprit  :  «  Ai-je  raison?  »  Une  «  immense  clameur  »  s'éleva  :  «  Vive 
l'Empereur!  A  Paris!  A  Paris!  »  Et  les  troupes  défilèrent  au  son  du 
Chant  du  Départ  et  de  la  Marseillaise. 

Mais  les  maréchaux  étaient  las  de  la  guerre,  et  ne  voulaient  pas 
rourir  une  dernière  aventure.  Ney,  à  Fontainebleau,  parlait  tout 
haut  d'abdication.  Lefebvre,  Moncey,  Oudinot,  Macdonald,  moins 
hardis,  mais  soutenus  par  Caulaincourt  qui  représentait  l'abdication 
comme  le  seul  moyen  de  sauver  la  dynastie,  déclaraient  :  «  Il  ne  faut 
pas  exposer  Paris  au  sort  de  Moscou  ».  A  bout  d'énergie,  désespé- 
rant d'obtenir  d'un  seul  de  ses  compagnons  d'armes  une  parole  «le 
soldat.  Napoléon  signa  une  formule  d'abdication  conditionnelle,  sous 
réserve  des  droits  de  son  fils  et  de  la  régente  (4  avril),  et  l'envoya 


LES  rwcFinnys 
RESTAURAS. 


L'AIWICATIOX 
DE  SAPOLEuS. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

porter  à  Paris  par  Caulaincourt,  Ney  et  Macdonald.  Ils  devaient 
prendre  en  route  Marmont,  qui  commandait  le  6e  corps  à  Essonnes, 
ou.  tout  au  moins,  l'informer  de  la  décision  prise.  Napoléon  avait 
pour  Marmont,  son  ancien  camarade  du  siège  de  Toulon,  son  aide 
de  camp  d'Egypte,  une  affection  particulière  :  il  désirait  l'associer  à 
une  démarche  qui  devait,  dans  sa  pensée,  prouver  au  tsar  Alexandre 
la  fidélité  de  l'armée  à  son  Empereur. 

Marmont  avait  reçu  le  2  avril  la  proclamation  de  Schwartzen- 
berg,  et  le  lendemain  une  lettre  où  Schwartzenberg  l'invitait  «  à  se 
ranger  à  la  bonne  cause  française  ».  L'émissaire,  qui  s'était  chargé 
d'apporter  lettre  et  proclamation,  était  un  royaliste  ardent,  qui 
sut  représenter  à  Marmont  la  gloire  réservée  au  Monk  français  qui 
attacherait  son  nom  à  la  restauration  de  la  dynastie. 

Marmont,  à  qui  la  bataille  et  la  capitulation  de  Paris  avaient 
déjà  valu  l'admiration  des  milieux  royalistes  et  bourgeois  de  la  capi- 
tale, et  qui  en  avait  recueilli  les  témoignages  enthousiastes, 
répondit  aussitôt  à  Schwartzenberg  qu'il  était  «  prêt  à  quitter  avec 
ses  troupes  l'armée  de  Napoléon  ».  C'était  ouvrir  aux  alliés  la  route 
de  Fontainebleau,  rendre  à  peu  près  impossible  tout  retour  offensif 
de  l'Empereur.  Marmont  y  mit  pour  conditions  que  son  corps  d'armée 
se  retirerait  librement  avec  armes  et  bagages  en  Normandie,  et  — 
peut-être  pour  parer  sa  bassesse  morale  d'une  apparence  de  gran- 
deur d'âme  —  que  Napoléon  recevrait  quelque  part  un  petit  domaine 
en  toute  souveraineté  Schwartzenberg  accepta  (4  avril).  Le  mouve- 
ment de  trahison  fut  décidé  pour  le  soir  du  même  jour  à  cinq  heures. 
Mais  à  quatre  heures  arrivèrent  les  plénipotentiaires  de  Napoléon. 

Ils  apprirent  à  Marmont  l'abdication  conditionnelle,  et  Marmont 
en  fut  troublé.  L'abdication,  si  Alexandre  acceptait  la  régence  de 
Marie-Louise,  rendait  sa  trahison  inutile.  Il  se  décida  à  avouer  aux 
maréchaux  ses  négociations  avec  Schwartzenberg,  mais  qu'il  n'était 
pas  engagé;  et,  pour  prouver  sa  sincérité,  il  consentit  à  accompagner 
les  plénipotentiaires  à  Paris.  Le  départ  de  ses  troupes  fut  ajourné  sur 
son  ordre,  mais,  sur  son  ordre  également,  on  annonça  aux  soldats 
l'abdication,  bien  qu'il  fût  assez  clair  qu'étant  conditionnelle  elle 
devait  rester  secrète;  mais  il  importait  d'énerver  leur  courage  et 
d'ébranler  leur  fidélité. 

Ney,  Macdonald  et  Caulaincourt  furent  reçus  par  le  tsar  le 
o  avril  vers  une  heure  du  matin,  Marmont  n'assistait  pas  à  l'entrevue. 
Ils  plaidèrent,  avec  chaleur,  la  cause  de  Napoléon,  insistant  sur- 
tout sur  les  sentiments  de  l'armée.  Quelques  heures  après  les  avoir 
congédiés,  le  tsar  apprit  que  le  corps  tout  entier  de  Marmont 
passait  dans  les  lignes  autrichiennes.  Souham  qui  le  commandait 


chapitre  PBEMitB  La  première  Restauration. 

în-ait  évidemment  outrepassé  les  inslructions  de  son  chef;  mais, 
ayant  reçu  un  ordre  de  Berthier  qui  convoquait  à  Fontainebleau  les 
commandants  de  corps,  Souham  craignait  que  la  colère  de  Napoléon 
ne  s'abattît  sur  lui,  tandis  que  l'auteur  responsable  de  la  défection 
du  6e  corps  s'était  mis  en  sûreté  à  Paris.  Les  troupes  furent  mises  en 
mouvement  ;  on  fit  croire  aux  soldats  qu'ils  allaient  s'unir  aux 
Autrichiens  pour  rétablir  l'Empereur.  Cependant  Caulaincourt,  Ney 
et  Macdonald  ne  pouvaient  plus  plaider,  au  nom  de  l'armée  fidèle, 
la  cause  d'un  Napoléon  désarmé  et  trahi  par  ses  soldats.  Quand  ils 
retournèrent  chez  Alexandre ,  le  roi  de  Prusse  était  présent,  et  les 
deux  souverains  déclarèrent  qu'ils  exigeaient  l'abdication  pure  et 
simple.  Marmont  triompha  publiquement.  Il  reçut  les  félicitations 
du  Gouvernement  provisoire,  et  fit  insérer  au  Moniteur  du  7  avril 
une  proclamation  à  ses  troupes  :  «  C'est  l'opinion  publique  que  vous 
devez  suivre,  et  c'est  elle  qui  m'a  ordonné  de  vous  arracher  à  des 
dangers  désormais  inutiles  ».  La  responsabilité  de  la  défection,  qu'il 
revendiquait  alors  avec  allégresse,  il  en  porta  le  poids  pendant  les 
quarante-deux  ans  qu'il  lui  restait  à  vivre.  Le  duc  de  Raguse  ne  put 
ignorer  le  sens  qu'amis  et  ennemis  donnèrent,  les  uns  avec  mépris, 
les  autres  avec  horreur,  au  mot  de  ragusade,  ni  que  la  compagnie 
des  gardes  du  corps  que  lui  donna  la  reconnaissance  du  Roi  s'appela 
pour  tout  le  monde  la  compagnie  de  Judas 

La  trahison  de  Marmont  enlevait  11000  hommes  à  Napoléon 
et  découvrait  le  reste  de  son  armée.  Il  donna  des  instructions  pour 
préparer  une  retraite  derrière  la  Loire.  Mais  quand  les  trois  maré- 
chaux revinrent  de  Paris,  Napoléon  ne  put  les  décider  à  continuer 
la  guerre.  C'était  l'avis  de  presque  tous  les  généraux.  Napoléon 

'  signa  l'abdication  sans  conditions  (6  avril)  ;  les  mêmes  plénipoten- 
tiaires en  rapportèrent  à  Paris  la  formule  :  «  Les  puissances  alliées 
ayant  proclamé  que  l'empereur  Napoléon  était  le  seul  obstacle  au 
rétablissement  de  la  paix  en  Europe,  l'empereur  Napoléon,  fidèle  à 
ses  serments,  déclare  qu'il  renonce  pour  lui  et  ses  héritiers  aux 
trônes  de  France  et  d'Italie,  parce  qu'il  n'est  aucun  sacrifice  per- 
sonnel, môme  celui  de  la  vie,  qu'il  ne  soit  prêt  à  faire  à  l'intérêt  de 
la  France  ». 

La  convention  qui  réglait  le  sort  de  Napoléon  et  de  sa  famille 
fut  signée  par  les  plénipotentiaires  le  11  avril.  Elle  assuraità  Napoléon 

I  la  possession  de  l'île  d'Elbe,  avec  le  titre  d'Empereur  et  deux  millions 
<le  rentes  réversibles  pour  moitié  à  l'impératrice;  celle-ci  recevait 
les  duchés  de  Plaisance,  Parme  et  Guastalla;  son  fils,  le  roi  de 
Rome,  devenait  prince  de  Parme.  Les  frères  et  sœurs  de  Napoléon 
gardaient  leurs  biens  et  recevaient  en  outre  deux  millions  et  demi 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

de  rente.  On  promettait  au  prince  Eugène  une  dotation  hors  de 
France  (son  beau-père  le  roi  de  Bavière  lui  donna  le  duché  de 
Leuchtenberg).  Ce  traité,  garanti  par  une  déclaration  du  Gouverne- 
ment provisoire  (11  avril),  fut  ratifié  le  13  par  Napoléon. 

Il  quitta  Fontainebleau  le  20  avrih  La  garde  y  était  campée. 
Napoléon  la  réunit  dans  la  cour  du  château  et  lui  adressa  ses  adieux  : 

«  Généraux,  officiers,  sous-officiers  et  soldats  de  ma  vieille  garde,  je  vous 
fais  mes  adieux  :  depuis  vingt  ans,  je  suis  content  de  vous;  je  vous  ai  toujours 
trouvés  sur  le  chemin  de  la  gloire...  avec  vous  et  les  braves  qui  me  sont  restés 
fidèles,  j'aurais  pu  entretenir  la  guerre  civile  pendant  trois  ans;  mais  la  France 
eût  été  malheureuse....  Il  me  reste  une  mission,  c'est  pour  la  remplir  que  je 
consens  à  vivre,  c'est  de  raconter  à  la  postérité  les  grandes  choses  que  nous 
avons  faites  ensemble....  » 

Puis,  ayant  serré  dans  ses  bras  le  général  Petit  qui  portait  le 
drapeau  de  la  vieille  garde,  il  baisa  l'aigle  :  «  Chère  aigle!  que  ces 
baisers  retentissent  dans  le  cœur  de  tous  les  braves!  Adieu,  mes 
enfants!...  Conservez  mon  souvenir!  »  Les  soldats  pleuraient.  Il 
monta  en  voiture,  ou,  pour  parler  comme  Chateaubriand,  «  il  leva  sa 
tente  qui  couvrait  le  monde  ». 

L'impératrice  qui  était  à  Blois  refusa  de  se  transporter  au 
delà  de  la  Loire,  comme  l'y  invitaient  Jérôme  et  Joseph,  sans 
doute  avec  l'intention  de  résister  au  Gouvernement  provisoire.  Un 
commissaire  russe  vint  la  chercher  et  la  conduire  à  Rambouillet 
chez  l'empereur  d'Autriche  (16  avril). 
fin  de  laguerhe.  Les    débris    de   l'armée    impériale   livrèrent    encore    quelques 

combats  :  Soult  arrêta  à  Toulouse  la  marche  de  Wellington 
(10  avril)  et  se  retira  dans  le  Bas-Languedoc;  Carnot  résista  à 
Anvers  jusqu'au  18  avril;  le  prince  Eugène  signa  le  16  avril  la  con- 
vention de  Mantoue,  qui  permit  à  30  000  hommes  de  rentrer  en 
France;  Davout  n'évacua  Hambourg  que  le  31  mai. 


//.    —    LE     GOUVERNEMENT    DU    COMTE    D'ARTOIS 
14    AVRIL- 2    MAI) 

les  boubbons  OUIS-STANISLAS-XAVIER,  le  prétendant,  était  en  Angleterre, 

en  france.  J_j  ^  Hartwell,  retenu  par  un  accès  de  goutte,  mais  son  frère, 

«  Monsieur  »,  comte  d'Artois,  et  les  deux  fils  de  celui-ci,  les  ducs 
d'Angoulême  et  de  Berry,  avaient,  en  janvier,  obtenu  du  gouver- 
nement anglais  l'autorisation  de  se  rendre  sur  bâtiments  anglais,  le 
premier  en  Hollande,  le  second  à  Saint-Jean-de-Luz  occupé  par 
Wellington,  le  troisième  à  Jersey.  La  présence  du  duc  de  Berry  à 

<   i/t  > 


chapitre  premier  La  première   Restauration. 

Jersey  n'émut  pas  les  Bretons.  Le  duc  d'Angoulême  annonça  sim- 
plement qu'il  était  là  :  «  J'arrive!  Je  suis  en  France!  »  (2  lévrier).  Le  le  comte  vartois 
comte  d'Artois  se  rendit  de  Hollande  en  Suisse,  puis  à  Pontarliir  UBUZE^,An\', 

(19  février),  à  Vesoul  et  à  Nancy;  mais,  effrayé  par  l'état  d'esprit  du  royaume. 
des  paysans  lorrains  qui  s'organisaient  en  corps  francs,  il  pensait 
repasser  la  frontière  ou  rejoindre  à  Langres  le  camp  autrichien, 
quand  Vitrolles  arriva  à  point  pour  le  retenir;  il  lui  offrit,  de  la 
part  de  Talleyrand,  avec  le  titre  de  lieutenant  général  du  royaume, 
le  gouvernement  de  la  France  jusqu'à  l'arrivée  du  Roi. Monsieur 
partit  aussitôt  pour  Paris,  répétant  à  chaque  étape  :  «  Plus  de 
conscription!  Plus  de  droits  réunis!  »  Les  foules  applaudissaient. 
A  Vitry-le-François,  il  trouva  une  lettre  du  Gouvernement  provi- 
soire qui  lui  communiquait  la  constitution  votée  par  le  Sénat  et 
l'invitait  à  y  adhérer  au  nom  du  Roi.  Il  y  aurait  eu  sûrement  impru- 
dence de  sa  part  à  adhérer  à  un  acte  officiel  qui  faisait  dériver  d'un 
vote  du  Sénat  les  droits  que  son  frère  croyait  tenir  de  sa  naissance; 
mais  il  était  probablement  inopportun  de  le  repousser.  L'avisé 
Vitrolles  répondit  au  nom  du  comte  d'Artois  que  «  les  principes  » 
de  l'acte  sénatorial  étaient  «  pour  la  plupart  dans  sa  pensée  et  dans 
son  cœur  »,  mais  que  le  concours  du  Roi  serait  utile  pour  l'amé- 
liorer. Le  Gouvernement  n'insista  pas,  mais,  comme  Monsieur  con- 
tinuait sa  route  sur  Paris,  le  tsar  Alexandre  lui  fit  savoir  que,  dans 
un  conflit  entre  le  Sénat  et  lui,  il  soutiendrait  le  Sénat.  Il  n'y  eut 
pas  conflit  :  le  Gouvernement  provisoire  reçut  le  comte  d'Artois  à 
son  entrée  dans  Paris,  et  ne  dit  rien  de  la  constitution.  Le  Moniteur 
fît  prononcer  au  prince,  qui  l'approuva,  une  phrase  rédigée  par 
Beugnot,  ministre  de  l'Intérieur  :  «  Je  revois  la  France,  rien  n'y  est 
changé,  si  ce  n'est  qu'il  s'y  trouve  un  Français  de  plus  »  (12  avril). 
Deux  jours  après,  le  Sénat  conféra  au  comte  d'Artois  le  gouverne- 
ment provisoire  de  la  France  avec  le  titre  de  lieutenant  général  du 
royaume,  «  en  attendant  que  Louis-Stanislas-Xavier  de  France, 
appelé  au  trône  des  Français,  ait  accepté  la  charte  constitutionnelle  ». 

Le  comte  d'Artois  gouverna  une  quinzaine  de  jours.  II  imposa  le  conseil  d  état 
la  cocarde  blanche  à  l'armée;  il  organisa  un  Conseil  d'État  composé  COinE  vartois 
des  membres  de  l'ancien  Gouvernement  provisoire  et  de  trois  géné- 
raux de  l'Empire;  il  conserva  à  la  tête  des  services  publics  les 
hommes  qu'y  avait  placés  Talleyrand  :  les  chefs  militaires,  les 
préfets  (sauf  cinq)  restèrent  à  leurs  postes;  des  bonapartistes 
notoires  furent  l'objet  de  faveurs;  le  duc  de  Valmy  eut  le  gouver- 
nement de  Metz,  et  un  comte  de  Sainte- Aulaire,  chambellan  de 
L'impératrice,  reprit  sa  préfecture  qu'il  avait  quittée  pour  accom- 
pagner Marie-Louise.  Mais  le  pouvoir  réel  n'appartint  pas  au  gou- 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PUEMIEH 


LA  PROPAGANDE 
RUYAL1STE. 


vernement  officiel;  les  amis  personnels  du  prince  le  prirent  et 
l'exercèrent  :  dans  chaque  division  militaire,  à  côté  des  anciens 
fonctionnaires,  on  plaça  (22  avril)  un  commissaire  extraordinaire, 
muni  de  pleins  pouvoirs,  et  la  plupart  de  ces  commissaires  furent 
choisis  parmi  les  émigrés.  Ce  fut  un  étonnement  de  voir  sur  ces 
listes  les  noms  disparus  et  redoutés  des  Doudeauville,  des  Juigné, 
des  Boisgelin,  des  Polignac. 

Le  gouvernement  officiel  expédia  les  affaires,  continua  la 
perception  des  impôts,  conclut  avec  les  alliés  un  armistice  (23  avril); 
le  gouvernement  occulte  organisa  à  Paris  et  dans  les  départements 
le  parti  royaliste;  il  travailla  à  faire  croire  qu'au  lieu  d'être  le  fruit 
d'une  intrigue  nouée  par  quelques  fonctionnaires  impériaux  avec 
les  alliés,  la  Restauration  était  l'œuvre  d'un  mouvement  national 
d'amour  pour  le  Roi  et  de  réprobation  contre  l'Empire  et  la  Révolu- 
tion. Les  journaux  louèrent  les  hommes  qui  n'avaient  accepté 
aucune  fonction  depuis  la  chute  de  l'ancien  régime;  des  harangues 
exaltèrent  la  «  race  de  saint  Louis  »  et  le  «  fils  d'Henri  IV  »,  récla- 
mèrent l'obéissance  qui  leur  était  due.  Inquiets,  ceux  qui  désiraient 
concilier  la  société  moderne  et  le  gouvernement  représentatif  avec  la 
monarchie  restaurée,  les  anciens  révolutionnaires,  les  anciens  impé- 
rialistes, mirent  leur  confiance  dans  le  tsar  Alexandre,  célébrèrent 
sa  grandeur  d'âme  et  son  amour  de  la  liberté.  Il  fut  le  «  héros- 
citoyen  »,  un  nouveau  Trajan,  un  Antonin.  L'Institut  le  remercia 
d'avoir  rendu  avec  usure  à  la  France  les  lumières  que  Pierre  le 
Grand  y  était  venu  chercher.  Telle  fut  la  conséquence  de  l'attitude 
adoptée  par  le  comte  d'Artois  que,  à  peine  faite,  la  Restauration 
prenait  déjà  un  air  de  réaction  et  de  châtiment. 


louis  xvm 

EX  FRANCE. 


III.   —    LA    CHARTE   ET  LA    PAIX  (2    1MAI-4    JUIN) 

LOUIS  XVIII  quitta  Hartwell  le  20  avril.  Il  y  vivait  depuis  1807 
aux  frais  de  l'Angleterre  qui  le  pensionnait,  désœuvré,  avec 
son  neveu  le  duc  d'Angoulême,  mari  de  la  fdle  de  Louis  XVI,  et  un 
petit  nombre  de  fidèles.  Il  avait,  en  1814,  cinquante-neuf  ans;  il  était 
très  gros,  presque  impotent.  Ceux  qui  le  connaissaient  s'accordaient  à 
dire  que  c'était  un  égoïste  aimable,  qu'il  avait  de  l'esprit,  peu  d'idées, 
point   de  passion  et  un  grand  souci  de  sa  dignité  K  Cette  dignité 


l.  Il  était  inflexible  sur  tout  ce  qui  touchait  à  l'étiquette.  «  Un  jour,  raconte  Cuvil- 
lier-Fleui  y,  il  tomba  rudement  par  terre.  M.  de  Nogent,  officier  des  gardes,  s'étant  empressé 
auprès  de  lui,  le  monarque  offensé  le  repoussa  en  lui  disant  d'un  ton  fâché  :  Monsieur  de 
Nogent!  Ce  n'était  pas  à  lui,  en  effet,  de  relever  le  Roi,  qui  resta  le  derrière  par  terre  sui- 
te plancher  jusqu'à  l'arrivée  du  capitaine  des  gardes  de  service.  » 

<    16  > 


LA    PREMIERE    RESTAURATION 


>MWKl 


«     LE    DESESPOIR     1)1     TUURXEUK    EX    JAMBES    f)E    BOIS     » 

Caricature  anonyme,  en  couleurs.  Le  tourneur,  établi  «  rue  des  Martyrs  »,  se  désespère  à  l'annonce 

de  l'abolition  de  lu  conscription  :  au-dessus  de  la  porte  on  lit  l'inscription  :  «  Encore  une  campagne, 

et  ma   fortune  était   faite.    »  — ■  Bibl.   Nat.   Est.   Qb  139. 


I.Ks    AltlKI  \ 


Peinture  d'Horace  Vernet,  i.xii.">.  L'Empereur  fait  ses  adieux  à  lu  vieille  garde,  dans  la  cour  du 
Cheval-Blanc,  au  palais  de  Fontainebleau,  le  2t\  avril  1814.  —  Musée  de  Versailles, 


II.  C.  IV.        PL.  2.  Pagi    16. 


chapitre  pbemier  La  première  Restauration. 

sauvegardée,  il  était  homme  à  faire  toutes  les  concessions  propres 
à  lui  épargner  les  soucis  et  à  lui  éviter  les  luttes  que  redoutait  sa 
paresse  naturelle,  qui  était  grande.  Ses  premières  paroles  officielles 
donnèrent  à  penser  qu'il  ignorait  ou  qu'il  voulait  ignorer  les  véritables 
auteurs  de  la  Restauration  :  «  C'est  aux  conseils  de  Votre  Altesse 
Royale,  dit-il  au  Prince  Régent  d'Angleterre  qui  le  complimentait,  à 
ce  glorieux  pays  et  à  la  confiance  de  ses  habitants  que  j'attribuerai 
toujours,  après  la  divine  Providence,  le  rétablissement  de  notre 
maison  sur  le  trône  de  France.  »  Il  signifiait  ainsi  au  Sénat  de  l'Em- 
pire et  à  l'empereur  Alexandre  qu'il  ne  leur  devait  rien.  On  fut 
longtemps  à  attendre  qu'il  révélât  ses  intentions  politiques.  Arrivé  à 
Calais  le  24  avril,  avec  sa  nièce,  «  Madame  »,  duchesse  d'Angoulème, 
le  prince  de  Condé  et  le  duc  de  Rourbon,  il  voyageait  à  petites 
journées  et  ne  prononçait  que  des  phrases  banales.  A  Gompiègne, 
le  29  avril,  une  députation  du  Corps  législatif  lui  parla  de  «  gouver- 
nement sage  et  prudemment  tempéré  »  :  elle  ne  tira  de  lui  qu'une 
réponse  insignifiante.  A  Talleyrand.  sur  qui  le  Gouvernement  pro- 
visoire comptait  pour  sauver  la  constitution,  Louis  XVIII  montra 
finement  la  satisfaction  qu'il  éprouvait  d'être  le  maître  de  la  situa- 
tion :  «  Il  s'est  passé  bien  des  choses  depuis  que  nous  nous  sommes 
quittés,  lui  dit-il;  vous  le  voyez,  nous  avons  été  les  plus  habiles;  si 
c'eût  été  vous,  vous  me  diriez  :  Asseyons-nous  et  causons,  et  moi 
je  vous  dis  :  Asseyez-vous  et  causons.  »  Dans  sa  rencontre  avec 
Alexandre  il  prit  une  fière  attitude.  Le  tsar  avait  le  sentiment  net 
d'avoir  fait  aux  Rourbons  le  cadeau  du  trône  de  France;  Louis  XVIII 
lui  montra  qu'un  Rourbon,  un  descendant  de  Louis  XIV,  même 
après  vingt-deux  ans  d'exil,  avait  conservé  sa  majesté  intacte.  Il 
reçut  le  prince  moscovite  avec  une  dignité  que  le  tsar  jugea  «  tout  à 
fait  déplacée».  L'accueil  de  Madame,  personne  hautaine  et  d'aspect 
revêche,  ne  rendit  pas  l'entretien  plus  agréable.  Déjà  l'ancienne 
cour  se  reconstituait  :  Chateaubriand  vit  des  nobles  qui,  avant  que 
le  roi  eût  repris  possession  de  son  palais,  avaient,  eux,  repris  «  der- 
rière le  fauteuil  de  Louis  XVIII  leurs  fonctions  et  le  service  de 
grands  domestiques  ». 

Cependant,  il  était  important  qu'avant  d'entrer  à  Paris,  le  roi 
fîl  connaître  son  sentiment  sur  la  constitution  sénatoriale  qui  était 
proposée  à  son  acceptation. 

Louis  XVIII  était  si  convaincu  du  caractère  surnaturel,  divin,    la  déclakatiox 
de  son  droit,  qu'aucun  acte  ne  lui  paraissait  pouvoir  le  compro- 
mettre. Il  eût  donc  volontiers,  pour  ne  mécontenter  personne,  signé 
et  juré  la  constitution.  Mais  son  entourage  s'inquiéta  de  son  impru- 
dence. Il  conseilla  un  subterfuge  analogue  à  celui  dont  le  comte 


Lavisse.  —  H.  Contomp.,  IV 


DE  SA1NT-OILX. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

d'Artois  avait  usé  à  Vitry  :  le  Roi  achèverait  de  plein  gré  ce  que  le 
Sénat  prétendait  lui  imposer  comme  une  condition  de  son  avène- 
ment. Ce  l'ut  le  sens  de  la  déclaration  de  Saint-Ouen  (2  mai)  que 
rédigèrent  MM.  de  Blacas,  de  Vitrolles  et  de  la  Maisonfort.  Le  roi 
s'y  intitula  «  Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  de  France  et  de 
Navarre  »,  et  déclara  : 

«  Après  avoir  lu  attentivement  le  plan  de  constitution  projeté  parle  Sénat... 
nous  avons  reconnu  que  les  bases  en  étaient  bonnes,  mais  qu'un  grand  nombre 
d'articles  portant  l'empreinte  de  la  précipitation  avec  laquelle  ils  ont  été 
rédigés,  ils  ne  peuvent,  dans  leur  forme  actuelle,  devenir  lois  fondamentales 
de  l'État.  » 

Ainsi  le  texte  sénatorial,  condition  imposée  à  l'avènement  d'un 
«  roi  des  Français  »,  ne  fut  plus  qu'un  «  projet  »  capable  de  fournir 
d'utiles  indications  au  «  roi  de  France  ».  Personne  ne  s'en  émut.  A 
peine  publiée  au  Moniteur,  la  constitution  sénatoriale  s'était  trouvée 
discréditée.  Des  hommes  qui  avaient  été  les  complices  servîtes  de 
Bonaparte,  dont  le  souci  principal  dans  l'infortune  publique  était  de 
s'attribuer  la  propriété  héréditaire  de  biens  que  leur  maître  leur 
avait  donnés  en  viager,  n'étaient  pas  qualifiés  pour  doter  la  France 
d'une  constitution  politique.  On  le  leur  avait  dit  et  répété  dans  les 
journaux  et  dans  tant  de  brochures,  que  le  Gouvernement  provi- 
soire avait  renoncé  à  publier  au  Moniteur  les  adhésions  à  la  consti- 
tution; en  même  temps,  pour  mettre  un  terme  à  la  déconsidération 
qu'il  redoutait  pour  lui-même,  il  rétablissait  la  censure.  Il  suffisait 
donc,  pour  calmer  les  regrets  des  partisans  du  Sénat,  s'il  en  restait, 
que  Louis  XVIII  se  montrât  animé  de  bonnes  intentions.  La  décla- 
ration promit  de  n'inquiéter  personne  pour  ses  opinions  et  pour  ses 
votes,  d'établir  une  «  constitution  libérale  ».  de  maintenir  le  gou- 
vernement représentatif«  tel  qu'il  existe  aujourd'hui,  divisé  en  deux 
corps,  le  Sénat  et  la  Chambre  des  députés  des  départements  »;  elle 
garantit  la  dette  publique,  l'impôt  librement  consenti,  la  liberté 
«  publique  et  individuelle  »,  la  liberté  de  la  presse  et  des  cultes; 
elle  affirma  que  la  vente  des  biens  nationaux  était  irrévocable,  que 
les  ministres  resteraient  responsables  et  les  juges  inamovibles:  fin- 
ies pensions,  grades,  honneurs  militaires  seraient  maintenus  ainsi 
que  les  titres  de  noblesse  et  la  Légion  d'honneur. 
louis xvii.  Le  Sénat,  que  Tallevrand  avait  amené  à  Saint-Ouen,  prit  acte 

des  promesses  du  roi  et  se  déclara  satisfait.  Le  lendemain  (3  maj), 
Louis  XVIII  entra  à  Paris,  dans  une  calèche  attelée  de  huit  chevaux 
blancs,  coiffé  d'un  chapeau  à  plumes  blanches,  en  habit  bleu  à 
épaulettes  d'or;  à  sa  gauche  la  duchesse  d'Angoulême.  dont  la  robe 
était  lamée  d'argent,  parure  de  deuil  —  il  convenait  que  la  fille  de 

<  18  > 


A  PARIS. 


CH.VI'ITUi:    PIIK.MIKR 


La  première  Restauration. 


Louis  XVI  portât  un  deuil  éternel  —  était  assise,  immobile,  maus- 
sade et  dure  comme  une  vengeance.  Le  roi,  de  temps  en  temps,  la 
désignai!  à  la  foule.  On  s'arrêta  à  Notre-Dame,  où  un  Te  Deum  fut 
chanté  ;  on  salua  sur  le  Pont-Neuf  un  Henri  IV  de  plâtre  hissé  de 
la  veille,  et  on  alla  s'installer  aux  Tuileries. 

«  Un  régiment  de  la  vieille  garde,  raconte  Chateaubriand,  formait  la  haie 
depuis  le  Pont-Neuf  jusqu'à  Noire-Dame,  le  long  du  quai  des  Orfèvres.  Je  ne 
crois  pas  que  figures  humaines  aient  jamais  exprimé  quelque  chose  d'aussi 
menaçant  et  d'aussi  terrible.  Ces  grenadiers  couverts  de  blessures,  vainqueurs 
de  l'Europe,  qui  avaient  vu  tant  de  milliers  de  boulets  passer  sur  leurs  tètes, 
qui  sentaient  le  feu  et  la  poudre;  ces  mêmes  hommes,  privés  de  leurs  capi- 
taines, étaient  forcés  de  saluer  un  vieux  roi,  invalide  du  temps,  non  de  la 
guerre....  Les  uns,  agitant  la  peau  de  leur  front,  faisaient  descendre  leur  large 
bonnet  à  poil  sur  leurs  yeux,  comme  pour  ne  pas  voir;  les  autres  abaissaient 
les  deux  coins  de  leur  bouche  dans  le  mépris  delà  rage;  les  autres,  à  travers 
leurs  moustaches,  laissaient  voir  leurs  dents  comme  des  tigres.  Quand  ils  pré- 
sentaient les  aimes,  c'était  avec  un  mouvement  de  fureur,  et  le  bruit  de  ces 
armes  faisait  U'embler..  .  Si,  dans  ce  moment,  ils  eussent  été  appelés  à  la  ven- 
geance, il  aurait  fallu  les  exterminer  jusqu'au  dernier,  ou  ils  auraient  mangé 
la  terre.  » 

Puis  le  roi  constitua  son  cabinet  (13  mai).  Trois  ministres  de 
l'ancien  Gouvernement  provisoire,  Dupont,  l'homme  de  la  capitula- 
tion de  Baylen  (Guerre),  Malouet,  jadis  Constituant,  alors  conseiller 
d'État  disgracié  depuis  deux  ans  (Marine),  Louis  (Finances),  conser- 
vèrent leurs  portefeuilles;  Talleyrand  eut,  comme  il  était  naturel, 
les  Affaires  étrangères;  Beugnot,  ancien  administrateur  du  grand- 
duché  de  Berg,  préfet  du  Nord,  comte  de  l'Empire,  fut  nommé  à  la 
direction  de  la  police,  le  ministère  de  la  police  ayant  été  supprimé  : 
tous  avaient  été  fonctionnaires  de  Napoléon.  Les  royalistes  eurent 
l'Intérieur,  qui  fut  confié  à  l'abbé  de  Montesquiou,  et  la  direction 
des  postes,  qui  fut  donnée  à  un  émigré,  Ferrand;  la  dignité  de  chan- 
celier et  le  ministère  de  la  Maison  du  roi  furent  rétablis,  la  pre- 
mière pour  un  ancien  avocat  général  au  Parlement  de  Paris,  Dam- 
bray,  et  le  second  pour  le  favori  du  roi,  M.  de  Blacas. 

La  Cour  fut  organisée  sur  le  modèle  de  l'ancienne,  avec  l'éti- 
quette. Il  y  eut  six  «  services  »  :  le  grand  aumônier  de  France  avec 
ses  premiers  aumôniers,  ses  aumôniers  par  quartier,  ses  chapelains 
par  quartier,  ses  clercs  de  chapelle,  ses  sacristains;  le  grand  maître 
de  France  avec  son  premier  maître  de  l'Hôtel,  ses  chambellans  de 
l'Hôtel,  ses  maîtres  de  l'Hôtel,  son  secrétaire  des  commandements, 
ses  quartiers-maîtres,  et  les  gouverneurs  des  maisons  royales;  le 
grand  chambellan,  avec  les  premiers  gentilshommes  de  la  chambre, 
les  premiers  chambellans  maîtres  de  la  garde-robe,  les  gentil- 
hommes  de  la  chambre,  le  directeur  des  fêles  et  spectacles,  les  pre- 


LE  PREMIER 
MINISTERE. 


LA  COUR. 


"J 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

miers  valets  de  chambre,  les  valets  de  chambre  par  semestre,  les 
huissiers  de  la  chambre,  les  peintres,  les  sculpteurs,  les  graveurs  du 
roi,  la  musique  de  la  chapelle,  la  musique  de  la  chambre  et  tout  le 
service  de  la  médecine;  le  grand  écuyer  de  France  et,  sous  ses 
ordres,  les  écuyers  cavalcadours  servant  par  quartiers,  les  écuyers 
ordinaires,  les  pages  du  roi  et  leur  école;  le  grand  veneur  qui  dirige 
les  chasses  à  courre  et  les  chasses  à  tir;  le  grand  maître  des  céré- 
monies et  ses  aides,  le  roi  d'armes  de  France  et  les  héraults  d'armes. 
Les  titulaires  encore  vivants  des  anciennes  charges  y  furent  réin- 
tégrés ,  le  prince  de  Condé  redevint  grand  maître  de  la  Maison  du 
roi;  M.  de  Talleyrand-Périgord,  grand  aumônier;  MM.  d'Havre,  de 
Grammont,  de  Luxembourg,  capitaines  des  gardes  du  corps, 
MM.  de  Duras,  de  Villequier  et  de  Richelieu,  premiers  gentils- 
hommes de  la  Chambre;  le  duc  de  la  Rochefoucauld-Liancourt  ne 
fut  pas  invité  à  reprendre  ses  fonctions  de  grand  maître  de  la 
garde-robe  (Talleyrand  l'avait  compromis  en  l'envoyant  à  Hartwell 
en  avril  pour  y  plaider  la  cause  de  la  constitution  sénatoriale).  Les 
fils  des  titulaires  qui  étaient  morts  héritèrent  des  charges  de  leurs 
pères.  Il  y  eut  la  «  maison  militaire  »  avec  ses  anciens  corps,  même 
les  compagnies  rouges  (mousquetaires,  chevau-légers  et  gen- 
darmes), jadis  supprimées  par  Saint-Germain.  Il  y  eut  en  outre  la 
«  maison  »  de  Monsieur,  celles  du  duc  et  de  la  duchesse  d'Angou- 
lême,  du  duc  de  Berry,  du  duc  de  Bourbon.  Si  l'exercice  du  pou- 
voir royal  intéressait  peu  Louis  XVIII,  il  tenait  à  sa  pompe  et  à  sa 
majesté. 
préparation  La  convocation  des  Chambres,  fixée  au  10  juin,  fut  avancée  au 

31  mai  sur  la  demande  d'Alexandre.  Il  avait  hâte  de  regagner  ses 
Etats,  et  ne  voulait  pourtant  pas  s'éloigner  sans  être  assuré  que  le 
roi  tiendrait  ses  engagements  politiques.  Peuples  et  souverains  se 
montraient  tous  préoccupés  de  la  future  constitution  française;  les 
souverains  —  sauf  l'empereur  d'Autriche  qui  n'avait  pas  caché  au 
Sénat  ses  préférences  pour  un  gouvernement  «  paternel  »,  c'est-à  dire 
sans  constitution,  —  y  voyaient  une  garantie  de  durée  pour  le 
régime,  donc  pour  la  paix;  les  peuples  y  voyaient  l'espoir  que  les 
promesses  faites  par  les  souverains  depuis  les  proclamations  de 
Kalisch  seraient  respectées.  L'armée  prussienne  en  particulier  mani- 
festait son  inquiétude  en  présence  du  déchaînement  des  passions 
réactionnaires  des  royalistes.  Les  Anglais  se  partageaient  :  les 
tories,  alors  au  pouvoir,  et  leur  chef  Castlereagh  affectaient  de 
dédaigner  la  «  métaphysique  politique  »  de  la  Charte,  et  s'étonnaient 
d'une  constitution  qui  consacrait  l'égalité  des  cultes  au  regard 
du  budget;  c'était  l'effet  de  leur  haine  persistante  contre  la  Révolu- 


es LA  CHARTE 


CHAPITRE    PREMIER 


La  première  Restauration. 


lion  française;  mais  la  plupart  dos  whigs  et  les  radicaux  protestaient 
contre  l'attitude  de  leur  gouvernement.  Gobbett,  écrivain  radical, 
écrivit  à  Louis  XVIII  : 

«  Le  peuple  français  actuel  n'est  pas  celui  de  l'ancien  régime;  il  a  goùlé  de 
la  liberté;  il  a  contrarié  l'habitude  de  la  discussion;  il  s'est  pénétré  de  mépris 
pour  les  institutions  aristocratiques.  Vouloir  le  ramener  en  arrière,  c'est  pré- 
parer une  nouvelle  révolution....  Les  indignes  Anglais  qui  vous  poussent  à 
rendre  les  Français  esclaves  auront  la  douleur  de  les  voir  devenir  un  peuple 
heureux  et  libre.  » 

Louis  XVIII  nomma  le  18  mai,  pour  rédiger  la  constitution,  une 
commission  de  9  sénateurs,  de  9  députés  et  de  4  ministres,  Dam- 
bray,  Montesquiou,  Ferrand  et  Beugnot.  Un  seul  des  membres  du 
Gouvernement  provisoire  y  figurait.  Montesquiou,  adversaire  notoire 
de  la  constitution  sénatoriale.  L'exclusion  de  Talleyrand  indiquait 
sans  doute  l'antipathie  personnelle  que  le  roi  éprouvait  pour  le  per- 
sonnage; mais  elle  marquait  aussi  sa  défiance  envers  les  auteurs 
de  l'acte  sénatorial.  D'autre  part,  en  n'appelant  à  la  commission  ni 
Vitrolles,  ni  aucun  des  amis  du  comte  d'Artois,  le  roi  écartait  égale- 
ment les  adversaires  déclarés  de  toute  concession  libérale. 

La  commission  travailla  six  jours  (22-27  mai).  Elle  mit  en  ordre 
et  traduisit  en  formules  précises  les  promesses  de  Saint-Ouen. 
Comme  les  Français  se  sentaient  menacés  autant  d'une  réaction 
religieuse  et  sociale  que  d'une  réaction  politique,  la  constitution 
contint,  en  même  temps  que  les  éléments  d'une  organisation  poli- 
tique, une  énumération  de  principes  et  une  liste  de  promesses 
destinées  à  les  rassurer.  Elle  fut  une  loi  organique  de  la  monarchie, 
et  aussi  un  programme,  une  annonce  des  lois  que  la  monarchie 
aurait  à  faire. 

C'est  pourquoi  l'on  y  proclama  pêle-mêle  l'égalité  civile  de 
tous  les  Français,  c'est-à-dire  l'égalité  devant  la  loi,  devant  la 
justice,  devant  l'impôt,  devant  les  emplois  publics;  la  liberté  indi- 
viduelle, la  liberté  de  pétition,  la  liberté  de  la  presse.  La  liberté  des 
cultes  fut  affirmée  par  l'article  5.  Elle  ne  sembla  pas  compromise 
par  l'article  6,  qui  appelait  la  religion  catholique  la  religion  de  l'Etat. 
Cette  formule  signifiait  sans  doute  que  l'intention  du  roi  était  de 
donner  à  la  religion  de  la  majorité  un  privilège  honorifique,  un 
droit  de  préséance;  qu'elle  aurait  plus  de  titres  à  réclamer  la  pro- 
tection et  les  faveurs  des  pouvoirs  publics;  mais  qu'on  ne  lui  réser- 
vait pas  le  privilège  d'une  liberté  plus  grande  que  celle  dont  joui- 
raient les  autres  cultes.  La  confiscation  fut  déclarée  abolie,  le  jury 
fut  conservé,  ainsi  que  l'inamovibilité  des  juges,  et  le  code  civil; 
les  grades  et  les  pensions   militaires,   la   Légion   d'honneur  et  la 


LES  PRINCIPES 

FORMULÉS 

DANS  LA  CHARTE. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


LA  FORME  DU 
GOUVERNEMENT. 


PROMULGATION 
DE  LA   CHARTE. 


noblesse  d'empire  furent  maintenus,  la  dette  publique  fut  garantie, 
toutes  les  propriétés  furent  déclarées  inviolables,  «  sans  aucune 
exception  de  celles  qu'on  appelle  nationales  »  ;  enfin,  «  toutes 
recherches  des  opinions  et  votes  émis  jusqu'à  la  restauration  » 
furent  interdites. 

Pour  régler  la  forme  du  gouvernement,  les  commissaires  avaient 
un  texte  récent,  l'acte  du  Sénat,  et  un  exemple  fameux,  la  constitu- 
tion anglaise.  Cette  constitution  était  très  populaire  :  «  Personne 
n'en  concevait  une  autre,  écrit  Vitrolles,  depuis  l'empereur  de  Russie 
qui  m'en  entretenait,  jusqu'aux  derniers  employés  de  mes  bureaux». 
Les  commissaires  l'imitèrent  très  exactement.  Le  roi  gouverne  avec 
des  ministres  responsables.  Il  fait  les  règlements  et  ordonnances 
pour  l'exécution  des  lois  et  la  sûreté  de  l'État.  Il  sanctionne  et 
promulgue  les  lois;  il  propose  seul  la  loi  à  l'une  ou  l'autre  des 
deux  Chambres,  celle  des  pairs  et  celle  des  députés,  «  excepté  la 
loi  de  l'impôt  qui  doit  être  adressée  d'abord  à  la  Chambre  des 
députés  ».  L'impôt  n'est  voté  que  pour  un  an.  Les  Chambres  ne 
peuvent  proposer  une  loi,  ni  l'amender;  mais  seulement  «  supplier  le 
roi  de  proposer  une  loi  sur  quelque  objet  que  ce  soit  et  indiquer  ce 
qu'il  leur  paraît  convenable  que  la  loi  contienne  ».  Le  roi  nomme 
les  membres  de  la  Chambre  des  pairs,  à  titre  viager  ou  héréditaire, 
selon  sa  volonté.  Les  députés  doivent  avoir  quarante  ans  et  payer  une 
contribution  directe  de  1000  francs;  les  électeurs  qui  les  nomment 
doivent  avoir  trente  ans  et  payer  une  contribution  directe  de 
300  francs.  La  Chambre  des  députés  est  élue  pour  cinq  ans  et  renou- 
velée chaque  année  par  cinquième.  Le  roi  convoque  chaque  année 
les  deux  Chambres  et  peut  dissoudre  celle  des  députés;  mais,  dans 
ce  cas,  il  doit  en  convoquer  une  autre  dans  le  délai  de  trois  mois. 

Sur  la  plupart  des  questions,  les  commissaires  s'étaient  mis 
d'accord  sans  grands  débats.  Tout  au  plus  avait-on  discuté  un  peu 
vivement  les  articles  sur  la  religion  de  l'État,  sur  l'initiative  des 
lois,  sur  le  cens  électoral,  sur  l'âge  d'éligibilité  (on  le  retarda  jusqu'à 
quarante  ans  à  la  demande  de  Ferrand  n'eût-ce  pas  été  une  grave 
imprudence  de  confier  un  rôle  politique  à  des  hommes  qui  n'auraient 
connu  que  la  Révolution  et  l'Empire?).  Le  Conseil  privé  (c'est-à- 
dire  une  réunion  de  Conseillers  d'État  groupés  sous  une  appellation 
de  l'ancien  régime)  approuva  le  projet.  Il  n'y  eut  plus  qu'à  régler  la 
forme  de  la  promulgation.  Le  gouvernement  seul  en  délibéra. 

Dambray,  parlementaire  de  l'ancien  régime,  proposa  d'appeler 
la  constitution  «  ordonnance  de  réformation  ».  et  de  la  faire  enre- 
gistrer par  les  cours  de  justice;  mais  on  se  décida  pour  le  nom  de 
Charte,  auquel  le  «  malheur  des  temps  »,  écrit  Vitrolles,  fit  ajouter 


CUAPITRK    PREMIER 


La  première  Restauration 


LE  PREAMBCLE 

ru:  pigé 
PAR  BEUGSUT. 


l'épilhète  de  «  constitutionnelle  » ,  et  pour  la  présentation  au 
Sénat  et  au  Corps  législatif.  La  date  à  donner  au  document  eut, 
comme  son  nom,  une  valeur  de  symbole.  Déjà,  à  Saint-Ouen,  on 
avait  voulu  dater  la  déclaration  royale  de  la  19e  année  du  règne, 
pour  bien  établir  que  Louis  XV1I1  était  roi  depuis  la  mort  de 
Louis  XVIL  et  non  depuis  la  chute  de  Napoléon;  Talleyrand, 
dit-on,  s'y  était  opposé.  On  inséra  dans  la  Charte  la  formule  :  «  et  de 
notre  règne  le  19e  ».  Enfin,  on  s'avisa  qu'un  préambule  serait  utile 
pour  préciser  le  sens  et  la  portée  du  document.  Il  s'agissait  de  cou- 
vrir la  retraite  de  l'ancien  régime,  de  montrer  qu'en  donnant  une 
charte,  le  roi  ne  rompait  pas  avec  la  tradition  royale.  Beugnot,  qui 
passait  pour  savoir  l'histoire  de  France,  rédigea  ce  préambule  : 

"  Nous  avons  considéré  que,  bien  que  l'autorité  tout  entière  résidât  en 
France  dans  la  personne  du  roi,  nos  prédécesseurs  n'avaient  point  hésité  à  en 
modifier  l'exercice  suivant  la  différence  des  temps;  que  c'est  ainsi  que  les 
communes  ont  dû  leur  affranchissement  a  Louis  le  Gros,  la  confirmation  et 
l'extension  de  leurs  droits  à  saint  Louis  et  à  Philippe  le  Bel;  que  l'ordre  judi- 
ciaire a  été  établi  et  développé  par  les  lois  de  Louis  XI,  de  Henri  II,  de 
Charles  IX;  enfin  que  Louis  XIV  a  réglé  presque  toutes  les  parties  de  l'admi- 
nistration publique  par  différentes  ordonnances  dont  rien  encore  n'avait  sur- 
passé la  sagesse.  » 

Puis,  le  préambule  expliquait  comment  les  institutions  nou- 
velles n'étaient  en  réalité  qu'une  restauration  du  passé  : 

••  Nous  avons  vu  dans  le  renouvellement  de  la  pairie  une  institution  vrai- 
ment nationale,  et  qui  doit  lier  tous  les  souvenirs  à  toutes  les  espérances,  en 
réunissant  les  temps  anciens  et  les  temps  modernes.  Nous  avons  remplacé 
par  la  Chambre  des  députés  ces  anciennes  assemblées  des  Champs  de  Mars 
et  de  Mai  et  ces  chambres  du  Tiers  État  qui  ont  si  souvent  donné  tout  à  la 
fois  des  preuves  de  zèla  pour  les  intérêts  du  peuple,  de  fidélité  et  de  respect 
pour  l'autorité  des  rois.  » 

Ainsi  était  «  renouée  la  chaîne  des  temps  que  de  funestes  écarts 
avaient  interrompue  ».  En  conséquence,  le  Roi,  «  volontairement  et 
par  le  libre  exercice  de  son  autorité  royale  »,  faisait  «  concession 
et  octroi  »  de  la  Charte  constitutionnelle. 

Toutes  ces  précautions  prises,  le  Roi  réunit,  le  A  juin,  au  Palais-  la  charte  lue 
Bourbon,  le  Corps  législatif  devenu,  sans  modification  de  personnes,  ^t'l^'uei'ct!^ 
la  Chambre  des  députés,  et  la  nouvelle  Chambre  des  pairs,  com- 

o  de  84  anciens  sénateurs  (53  avaient  été  éliminés)  et  de 
TU  membres  nouveaux  pris  dans  l'ancienne  noblesse  et  parmi  les 
maréchaux  d'empire.  Il  prononça  un  discours  conciliant;  puis  le 
chancelier  Dambray  insista  sur  le  caractère  de  la  Charte  et,  fidèle  à 
son  idée,  l'appela  dans  son  discours  «  ordonnance  de  réformation  ». 
Ferrand  en  lut  le  texte,  suivi  de  quatre  ordonnances  qui  réglaient 

<   a  5  > 


L 'établissement  du  Régime  parlementaire . 


LIVRE    PREMIER 


des  détails  d'organisation  :  le  traitement  des  anciens  sénateurs 
était  maintenu  aux  pairs  :  celui  des  anciens  législateurs,  maintenu 
aux  députés,  dont  les  fonctions  redeviendraient  gratuites  après  les 
élections;  la  Chambre  des  pairs  siégerait  au  Luxembourg;  celle  des 
députés  au  Palais-Bourbon,  provisoirement,  jusqu'à  l'arrangement 
nécessaire  avec  le  prince  de  Gondé,  qui  était  propriétaire  du  dit 
palais. 


L'OPPOSITION 
A  LA  CHARTE, 


En  avril,  au  moment  où  l'on  ignorait  encore  si  Louis  XVIII 
accepterait  la  constitution  du  Sénat  ou  s'il  en  ferait  une  autre,  un 
prédicateur  parisien,  l'abbé  de  Rauzan,  déclara  en  chaire  :  «  Toute 
constitution  est  un  régicide  ».  C'était  l'opinion  d'un  grand  nombre 
de  royalistes.  Quelques-uns  pensaient  même  que  le  Roi  ne  pouvait 
en  faire  une  sans  perdre  son  droit  à  la  couronne.  Ils  auraient  pour- 
tant accepté  qu'on  fît  revivre  des  institutions  anciennes  ;  Vitrolles 
pensait  à  des  États  généraux  divisés  en  deux  chambres,  «  qui  se 
réuniraient  de  droit  tous  les  sept  ans  ».  Un  «  ancien  doyen  de  l'ordre 
des  avocats  »,  Montigny,  proposait  le  rétablissement  des  parlements, 
mais  de  parlements  épurés  où  l'on  aurait  «  supprimé  l'effervescence 
des  jeunes  conseillers  aux  enquêtes  ».  Un  royaliste  du  Midi,  encore 
peu  connu,  Villèle,  écrivait  :  «  N'ont-ils  pas  fait  assez  d'essais  sur 
nous,  ces  hommes  à  expériences  constitutionnelles  ?  Revenons  à  la 
constitution  de  nos  pères,  à  celle  qui  est  conforme  à  notre  caractère 
national  »,  à  celle  qui  rendit  la  France  heureuse  et  florissante  si  long- 
temps. Une  brochure  anonyme,  Constitution  du  temps,  suppliait 
Louis  XVIII  de  «  rejeter  toutes  les  combinaisons  pédantesques  qui 
veulent  tracer  leurs  lignes  géométriques  entre  la  soumission  des 
enfants  et  l'autorité  paternelle  ». 

En  faisant  une  charte,  même  octroyée,  Louis  XVIII  accordait 
révolutionnaire  évidemment  quelque  chose  à  la  Révolution.  A  vrai  dire,  ne  triom- 
phait-elle  pas,  cette  Révolution,  par  cela  même  qu  il  y  avait  une 
Charte,  et  parce  qu'en  rentrant  en  France,  l'ancienne  dynastie  n'osait 
pas  s'y  présenter  sans  une  Charte?  Mais  il  était  encore  impossible 
"de  savoir  si  la  pratique  ferait  sortir  du  texte  de  la  Charte  une 
monarchie  parlementaire  ou  un  absolutisme  tempéré.  Les  ministres 
dépendraient-ils  du  Roi  et  non  de  la  Chambre  élue?  Dans  ce  cas,  des 
Chambres  purement  consultatives  n'exerceraient  pas  un  contrôle 
plus  efficace  que  les  anciens  parlements  avec  leur  droit  de  remon- 
trance; mais  si,  pour  gouverner,  le  ministère  était  dans  l'obligation 
de  s'accorder  avec  elles,  c'est  en  elles  que  résiderait  la  souveraineté. 
Or,  la  Charte  ne  tranchait  pas  cette  question  fondamentale.  Elle 
posait  encore  d'autres  problèmes,  sans  les  résoudre;  la  liberté  de 


CARACTERE 


QV  ESTIONS 
NON  RÉSOLUES. 


(    %l\    > 


cii.vi'iTRK  premier  La  première  Restauration. 

la  presse,  la  l'orme  du  suffrage  restaient  à  organiser.  Enfin,  aucun 
article  ne  prévoyait  la  revision  de  la  Charte.  Le  Roi  qui  l'avait  faite 
et  qui  l'avait  jurée,  gardait-il  pour  lui  seul  le  droit  de  la  modifier, 
ou  au  contraire  en  admettrait-il  le  partage  avec  les  chambres?  Le 
pouvoir  mal  défini  de  faire  des  ordonnances  «  pour  la  sûreté  de 
l'État  »,  qui  était  réservé  au  Roi  en  termes  peu  clairs,  à  la  fin  de 
l'article  14,  n'annulait-il  pas  enfin  toutes  les  concessions  faites  à  la 
nation,  toute  la  part  qu'on  lui  offrait  dans  le  gouvernement?  Les 
contradictions  et  les  obscurités  du  texte  sont  dus  sans  doute  à  la 
hâte  qu'on  mit  à  le  rédiger;  mais  l'inexpérience  politique  de  ses 
rédacteurs  est  manifeste.  «  Ce  ne  fut,  a  dit  Barante,  que  peu  à  peu,  ' 
à  force  d'en  parler  ou  d'y  réfléchir  plus  à  loisir,  qu'on  lui  assigna 
un  esprit  fondamental....  Mais  au  premier  moment,  on  ne  savait  pas 
bien  ce  qu'on  faisait  en  publiant  la  Charte.  »  On  ignorait  alors 
généralement  en  France  les  conditions  du  gouvernement  parlemen- 
taire ;  les  rares  spécialistes  qui  auraient  pu  les  enseigner  aux  autres, 
comme  Benjamin  Constant,  ne  furent  pas  consultés.  On  n'eut  pas 
non  plus  le  désir  de  préciser  des  droits  sur  lesquels  on  n'était  pas 
d'accord.  Les  plus  influents  des  commissaires,  Dambray,  Ferrand, 
Montesquiou,  n'avouaient-ils  pas  sans  détour  qu'il  avait  bien  fallu 
tenir  la  parole  royale  de  Saint-Ouen,  mais  qu'une  Charte  ne  conve- 
nait, pas  à  la  France?  Chacun  put  donc,  selon  son  goût,  trouver  dans 
la  Charte  matière  à  se  réjouir  ou  à  s'indigner.  La  Chambre  des  députés, 
dans  son  adresse,  affecta  d'y  voir  un  pacte  entre  le  roi  et  la  nation  : 
«  C'est  en  accueillant  les  principales  dispositions  présentées  par  les 
différents  corps  de  l'Etat,  c'est  en  écoutant  tous  les  vœux,  que  Votre 
Majesté  a  formé  cette  Charte  ».  Il  n'était  pas  impossible  de  discerner 
une  protestation  discrète  contre  «  l'octroi  »  de  Y  «  ordonnance  de 
réformation  »  dans  la  phrase  qui  terminait  l'adresse  et  qui  exprimait 
«  l'intime  confiance  que  l'assentiment  des  Français  donnerait  à  cette 
Charte  tutélaire  un  caractère  tout  à  fait  national  ».  Le  Roi,  aux  yeux 
de  qui  elle  était  un  traité  de  paix,  un  gage  de  tranquillité,  ne  cacha 
pas  son  ferme  propos  de  s'y  tenir.  Mais  son  frère,  le  comte  d'Artois, 
déclara  à  ses  amis  :  «  On  l'a  voulu,  il  faut  bien  en  essayer;  mais 
l'expérience  sera  bientôt  faite,  et  si,  au  bout  d'une  année  ou  deux, 
on  voit  que  cela  ne  marche  pas  rondement,  on  reviendra  à  l'ordre 
naturel  des  choses  ». 

Les  alliés  avaient  quitté  Paris  la  veille  de  la  promulgation,  et  la  paix. 

la  paix  était  signée.  Malgré  la  déclaration  du  1er  décembre  1813.  où 
les  alliés  avaient  promis  «  une  étendue  de  territoire  que  n'avait 
jamais  connue  la  France  sous  ses  rois  »,  malgré  le  manifeste  du 


IS  établissement  du  Régime  parlementaire.  livrb  premier 

25  mars  1814,  où  il  était  question  «  des  objets  qui  dépasseraient  les 
limites  de  la  France  avant  la  Révolution  »,  malgré  la  proclamation 
du  31  mars,  L'armistice  du  23  avril  (signé  par  le  comte  d'Artois)  fit 
des  limites  antérieures  au  1er  janvier  1792  la  base  de  la  paix  future. 
Sans  discussion,  54  places,  10  000  pièces  de  canon,  toutes  les  con- 
quêtes de  la  République  et  de  l'Empire  furent  abandonnées.  Quand 
Talleyrand  demanda  l'exécution  des  promesses  antérieures,  on  lui 
offrit  en  plus  un  demi-million  de  sujets;  mais  Avignon  et  le  Comtat, 
Montbéliard  et  Mulhouse,  annexés  avant  1792,  entrèrent  dans  le 
compte;  on  y  ajouta  une  partie  de  la  Savoie  avec  Chambéry  et 
Annecy,  Philippeville,  Marienbourg,  Sarrelouis  et  Landau.  Le 
domaine  colonial  ne  fut  pas  considéré  comme  partie  intégrante  de 
l'ancienne  France;  en  conséquence,  l'Angleterre  garda  Malte,  l'Ile 
de  France,  Tabago,  Sainte-Lucie,  Rodrigue,  les  Seychelles;  l'Es- 
pagne reprit  la  partie  de  Saint-Domingue  qu'elle  avait  cédée  en  1795. 
Mais  la  Suède  rendit  la  Guadeloupe,  et  le  Portugal,  la  Guyane.  Les 
objets  d'art  conquis  depuis  1795  furent  laissés  à  la  France.  Les  alliés 
n'exigèrent  aucune  indemnité  de  guerre»;  ils  renoncèrent  au  paie- 
ment des  fournitures  de  guerre  faites  à  Napoléon  (la  Prusse  récla- 
mait de  ce  chef  169  millions),  «  à  la  condition  expresse  que  la  France 
renonce  de  son  côté  à  toutes  les  réclamations  qui  pourraient  être 
formées  à  titre  de  dotations,  de  donations,  de  revenus  à  la  Légion 
d'honneur,  de  sénatoreries,  de  pensions  et  autres  charges  de  cette 
nature  ». 

La  paix  fut  signée  le  30  mai  avec  l'Autriche,  la  Russie,  la 
Grande-Bretagne,  la  Prusse,  la  Suisse  et  le  Portugal.  L'Espagne  y 
adhéra  le  20  juillet. 


IV.    —    L'OPINION    DE    LA    FRANCE    SUR    LES    EVE- 
NEMENTS 

silence  ES  événements  d'avril  et  de  mai  furent  le  résultat  de  combi- 

de  la  NATioh.  j^j  naisons  ei  d'intrigues  nouées  entre  des  fonctionnaires  impé- 
riaux, des  agents  royalistes  et  le  tsar  Alexandre.  La  nation  ne  fut 
pas  consultée  et  n'eut  pas  le  moyen  de  faire  connaître  son  senti- 
ment. Elle  n'approuva  ni  ne  désapprouva  la  restauration  de  la 
monarchie;  elle  se  tut.  Le  gouvernement  interpréta  ce  silence  comme 
un  acquiescement  unanime,  bien  qu'il  révélât  surtout  une  atonie 
complète  de  l'opinion.  L'embarras  d'Alexandre,  quand  il  voulut,  de 
bonne  foi,  connaître  la  pensée  et  les  désirs  des  Français,  fut  tel  qu'il 
en  arriva  à  considérer  le  Sénat  comme  le  représentant  naturel  et 

<  26  » 


CHAPITHK  PftBMIER 


La  première  Restauration. 


autorisé  de  la  nation.  L'habitude  prise  depuis  quinze  ans  par  la 
nation  de  se  laisser  conduire,  la  rapidité  et  la  puissance  irrésistible 
des  événements  avaient  sans  doute  aboli  momentanément  eu  elle  la 
l'acuité  de  penser  et  de  vouloir.  Mais  ces  Français  frappés  de  stu- 
peur, résignés,  lassés,  affamés  de  repos,  chez  qui  Ton  semblait  ne 
plus  pouvoir  rencontrer  une  haine  ou  un  enthousiasme,  avaient  une 
opinion  commune  :  ils  acceptaient  le  Roi,  mais  ils  n'étaient  plus^ 
royalistes. 

L'oubli  où  étaient  tombés  les  Bourbons  dans  la  masse  de  la 
nation  frappa  tout  le  monde. 

«  A  l'exception  peut-être  de  quelques  membres  des  anciennes  familles, 
personne  ne  savait  au  juste,  ou  ne  cherchait  même  à  savoir  ce  qu'étaient  devenus 
les  frères  et  les  neveux  de  Louis  XIV.  La  sévérité  de  la  police  [sous  l'Empire] 
et  le  silence  prescrit  aux  journaux  ne  suffiraient  pas  pour  expliquer  un  fait 
aussi  singulier....  On  aurait  su  ce  que  faisaient  les  princes  s'il  y  avait  eu  vrai- 
ment un  parti  royaliste....  Aux  yeux  des  masses  populaires,  la  terrible  et  sau- 
vage immolation  de  toute  une  famille  royale  et  la  dispersion  des  ossements  de 
ses  ancêtres  avaient  clos  les  destinées  de  la  vieille  dynastie;  ce  qui  pouvait 
rester  quelque  part  de  collatéraux  ne  comptait  plus.  » 

Ces  constatations  qu'un  pénétrant,  sincère  et  froid  observa- 
teur, Cournot,  a  notées  dans  ses  Souvenirs,  tous  les  témoignages 
français  et  étrangers  en  confirment  l'exactitude  :  c'est  la  surprise 
qu'éprouvent  les  alliés  en  mars  1814  à  constater  que  personne,  ni 
dans  les  villes,  ni  dans  les  campagnes  qu'ils  traversent,  ne  songe  à 
l'ancienne  dynastie;  ce  sont  les  aveux  de  Vitrolles.  qui  ne  recueille 
sur  son  passage  que  «  silence,  étonnement  »,  et  «  stupéfaction  », 
quand  aux  cris  de  :  «  La  paix!  la  paix!  »  qu'il  entend,  il  ajoute  : 
«  Oui,  la  paix  et  les  Bourbons!  »  ;  c'est  la  note  qu'écrit  alors  dans  son 
journal  un  officier,  Castellane  :  «  Nous  ne  savions  des  Bourbons 
autre  chose  sinon  que,  sous  l'ancien  régime,  les  souverains  de 
France  portaient  ce  nom  ».  «  La  restauration  des  Bourbons  n'a  été 
ni  provoquée  ni  désirée  avant  l'événement  »,  constate  encore  Pozzo 
di  Borgo,  le  26  septembre  1814.  Les  faits  confirment  les  impres- 
sions des  témoins.  Sauf  à  Bordeaux,  où  un  mouvement  royaliste 
se  produisit  avant  le  30  mars,  les  royalistes  de  province  n'osèrent 
manifester  leurs  sentiments  qu'après  avoir  reçu  des  nouvelles  de 
Paris  et  acquis  la  certitude  qu'ils  seraient  soutenus  par  les  alliés. 
Al. u s  seulement  des  agents  royalistes  partirent  des  centres  urbains 
importants,  provoquèrent  les  adhésions  des  corps  constitués,  sur- 
tout des  conseils  municipaux  des  villes,  et  des  individus  inlluents. 
Le  Moniteur  enregistra  ces  adhésions,  généralement  rédigées  en 
termes  chaleureux.  Mais  le  fait  de  la  restauration  était  déjà  accompli. 
Accepté   ou    imposé   par    L'Europe   (on   croyait  partout   qu'il  (Hait 


LES  FRANÇAIS 

ONT  OUBLIÉ 

LES  BOURBONS. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


L'OPINION 
POPULAIRE. 


L'OPINION 
DU  CLERGÉ. 


imposé),  le  rétablissement  des  Bourbons  semblait  être  la  condition 
de  la  paix.  Ils  furent  un  article  du  traité,  qu'il  fallait  subir  avec  les 
autres.  La  nation  ne  prépara  rien,  ne  donna  de  consentement  expli- 
cite à  quoi  que  ce  fût.  Elle  assista  à  l'intrigue,  sans  s'y  opposer, 
parce  qu'elle  n'en  avait  pas  le  pouvoir,  sans  la  favoriser,  parce 
qu'elle  n'en  avait  pas  le  désir,  mais  souhaitant,  espérant  que  sa  rési- 
gnation rendrait  moins  dures  les  conséquences  de  sa  défaite. 

Le  Roi  rétabli,  la  Charte  promulguée  et  la  paix  faite,  on  eut  le 
loisir  d'apprécier  les  événements. 

Dans  la  masse  populaire,  la  révolution  politique  fut  accueillie 
sans  passion  :  on  ne  voit  pas  que,  sauf  à  Lyon  où  Napoléon,  se 
rendant  à  l'île  d'Elbe,  fut  timidement  salué,  et  dans  le  Comtat  où 
il  fut  insulté,  il  y  ait  eu  des  bonapartistes  publiquement  attristés 
ou  des  royalistes  ouvertement  enthousiastes.  Car,  si  l'on  a  ramené 
les  Bourbons,  on  n'a  pas  opéré  la  contre-révolution  ;  la  dynastie  est 
restaurée,  mais  non  pas  l'ancien  régime.  C'est  le  fait  capital  qui 
touche  les  Français.  Que  la  Charte  choque  par  ses  formules  ou  satis- 
fasse par  ses  concessions  ceux  qu'elle  appelle  à  la  vie  politique, 
elle  ne  peut  rien  changer  à  l'indifférence  ou  à  la  résignation  du 
soldat,  du  paysan,  de  l'ouvrier.  Elle  n'est  pas  davantage,  il  est  vrai, 
une  garantie  contre  le  réveil  possible  de  leurs  sentiments  profonds  : 
la  haine  des  privilèges,  de  la  «  féodalité  »,  des  dîmes  est  intacte, 
et  il  faut  ne  pas  perdre  de  vue  que  le  souvenir  des  victoires  rem- 
portées sur  ce  passé  malfaisant  se  confond  avec  la  lutte  menée  jadis 
contre  le  roi  et  avec  la  victoire  où  il  succomba  Quant  à  la  paix  tant 
désirée,  elle  ne  procure  pas  à  la  nation  la  joie  attendue,  escomptée; 
on  n'est  pas  reconnaissant  à  ceux  qui  l'ont  faite  ;  on  l'aime  moins 
depuis  qu'on  l'a.  Elle  a  déçu,  étant  plus  coûteuse,  plus  humiliante 
surtout  qu'on  n'avait  pensé.  On  ne  la  juge  pas  durable.  Déjà  l'amour 
de  la  gloire  se  retrouve  vivant,  lui  aussi,  chez  ceux  qu'on  en  a  crus 
rassasiés. 

Les  prêtres,  les  nobles,  les  bourgeois  riches  pensent  et  sentent 
d'autre  manière.  La  Restauration  est  pour  eux  le  début  d'une 
revanche  à  prendre  des  vieilles  humiliations  et  des  longues 
défaites.    """" • 

Malgré  le  Concordat,  le  clergé  est  resté  sous  l'Empire  le  seul 
foyer  vivant  d'opposition  ;  il  ne  s'est  jamais  franchement  rallié  au 
régime  nouveau.  Or,  pour  lui,  le  retour  du  Roi  est  le  prélude  du 
rétablissement  de  l'ancien  régime,  où  les  prêtres  savent  la  place  qu'ils 
ont  occupée  sur  le  sol  et  tenue  dans  l'État.  Aussi  font-ils  au  «  fils  de 
saint  Louis  »  un  accueil  enthousiaste;  laborieusement,  ils  enseignent 
aux  Français  son  histoire  et  ses  vertus.  Les  causes  du  trône  et  de 


28 


CHAPITRE   PREMIER 


La  première  Restauration. 


l'autel  sont  confondues;  la  défaite  du  Roi  fut  celle  de  l'Église;  sa 
victoire,  un  miracle,  sera  la  victoire  de  l'Eglise. 

Les  nobles  ont  des  espérances  analogues.  Émigrés  revenus 
d'hier  seulement  ou  il  y  a  quinze  ans,  à  l'appel  du  Premier  Consul, 
ceux  de  la  «  ligne  droite  »  et  ceux  des  transactions  profitables,  tous 
sont,  au  lendemain  de  1814,  très  purs  royalistes  et  très  sûrs.  Le 
sacrifice  des  uns,  qui  conservèrent  au  Roi  des  amis  jusque  dans  le 
palais  de  l'usurpateur,  vaut  la  fidélité  «  quand  même  »  des  autres  : 
n'avait-il  pas  fallu  montrer  à  la  France  qu'elle  n'était  pas  aban- 
donnée? Car  la  France,  terrorisée  par  une  poignée  de  bandits,  n'a 
jamais  cessé  d'aimer  son  roi;  il  est  temps  de  le  dire.  Chateaubriand 
le  démontre  avec  une  éloquence  qu'on  admire,  dans  son  pamphlet 
De  Buonaparte  et  des  Bourbons,  et  son  audace  enhardit  les  nobles 
à  répéter,  non  seulement  que  les  Bourbons  sont  nécessaires  au 
bonheur  de  la  Fiance,  ce  qui  va  de  soi,  mais  qu'ils  sont  appelés 
par  le  vœu  national  :  «  L'horreur  de  l'usurpateur  était  dans  tous 
les  cœurs  » ,  depuis  six  mois  on  entend  dire  par  les  Français  :  «  Les 
Bourbons  y  sont-ils?  où  sont  les  princes?  viennent-ils?  Ah!  si  l'on 
voyait  un  drapeau  blanc  !  »  A  lire  et  à  dire  ces  faussetés  les  nobles  ^ 
finissent  par  les  croire;  s'ils  y  perdent  le  sentiment  de  la  réalité  et  se 
préparent  des  déceptions,  qu'importe!  Ils  donnent  à  leurs  rancunes 
un  fondement  historique  et  providentiel. 

C'est  pour  d'autres  raisons  que  les  bourgeois  riches  saluent 
avec  confiance  la  Restauration;  ils  n'ont  jamais  regretté  l'ancien 
régime,  mais  la  chute  de  l'empire  et  l'avènement  de  Louis  XVIII 
servent  leurs  intérêts  politiques,  et  ils  le  savent.  A  côté  de  l'ordre  * 
social  juridique  qui  est  égalitaire,  la  Révolution  a  fondé  sur  les 
relations  économiques  des  individus  un  ordre  social  réel  qui  est 
inégalitaire  :  l'un  et  l'autre,  le  fait  et  le  droit,  sont  à  l'avantage  de 
la  bourgeoisie.  Car  elle  ne  peut  conserver  le  bénéfice  de  l'inéga- 
lité de  fait  qu'à  la  condition  de  maintenir  l'égalité  de  droit,  qui 
empêchera  une  aristocratie  de  naissance  de  se  reformer.  Durant 
l'Empire,  la  société  bourgeoise  a  grandi  ;  les  tentatives  de  Napoléon 
pour  créer  une  noblesse  nouvelle  ne  l'ont  pas  ébranlée.  Le  blocus 
continental,  en  constituant  à  son  profit  un  quasi-monopole  indus- 
triel, le  rétablissement  de  l'ordre,  les  grands  travaux  publics,  les 
énormes  dépenses  du  gouvernement  pour  ses  armées  ont  développé 
sa  richesse,  et  par  là  son  influence  sociale.  Pourtant,  cette  classe, 
qui  est  la  première  de  l'État,  n'a  pas  exercé,  dans  l'État  impérial,  le 
pouvoir  politique.  La  domination  de  Napoléon,  qui  reposait  sur 
l'armée,  l'a  écartée  du  Gouvernement.  Elle  en  a  souffert  comme 
d'une  injustice.  La    bourgeoisie  politique,   née  de   la    Révolution, 


L'OPINION 
DE  LA  NUULESSE. 


L'OPINION 
DE  LA  HAUTS 

BOURGEOISIE. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire .  livre  premier 

fortifiée  par  le  régime  napoléonien,  ne  peut  que  désirer  la  chute 
d'un  système  à  qui  elle  doit  presque  tout,  parce  que  ce  système  est 
un  obstacle  invincible  à  son  avènement  au  pouvoir.  Aussi  a-t-elle 
assisté  à  la  chute  de  Napoléon  sans  essayer  de  le  sauver  '  ;  c'est 
après  une  entrevue  avec  le  banquier  Laffitte  que  Marmont  a  signé 
la  capitulation  de  Paris.  Le  bourgeois  a  le  sentiment  net  et  l'instinct 
sûr  qu'il  héritera  du  soldat. 
la  charte  fonde  Et  de  fait,  quand  s'est  posé,  au  lendemain  du  30  mars,  le 
^.P°?Z?IR™  r .    problème  de  l'organisation  du  nouveau  gouvernement,  tous  ceux 

PO  LU  IQ  UE  Dh  LA 

bourgeoisie.  qui  désirent  que  ce  gouvernement  vive  reconnaissent,  bon  gré  mal 
gré,  qu'il  doit  faire  une  place  à  la  bourgeoisie  industrielle  et  com- 
merçante. C'est  pour  cette  raison  que  Louis  XVIII  n'osa  pas  entrer 
à  Paris  sans  publier  la  déclaration  de  Saint-Ouen,  ni  régner  sans 
promulguer  la  Charte-  Peu  importait  qu'elle  fût  octroyée  ou  non; 
l'essentiel,  c'était  que  les  Bourbons  n'avaient  pas  pu  reprendre 
possession  du  trône  sans  reconnaître  la  société  civile  issue  de  la 
Déclaration  des  droits,  et  sans  appeler  au  partage  du  pouvoir  les 
représentants  de  la  classe  capitaliste  dont  la  Révolution  et  l'Empire 
avaient  fait  la  première  classe  de  la  société.  Les  circonstances  de 
l'acte  de  1814  lui  donnaient  même  une  portée  qui  dépassait  les  fron- 
tières de  la  royauté  française.  En  imposant  aux  Bourbons  les  vues  du 
Sénat  et  du  Gouvernement  provisoire,  les  alliés  tenaient  à  Paris  les 
promesses  faites  à  Kalisch  en  1813  à  d'autres  peuples.  L'avènement 
politique  de  la  bourgeoisie  française  était  un  fait  européen. 

Sans  doute  on  ne  savait  pas  encore  au  4  juin  comment  s'opére- 
rait le  partage  de  l'autorité  entre  les  représentants  de  la  bourgeoisie 
et  ceux  à  qui  le  retour  des  Bourbons  faisait  espérer  un  retour  à 
l'ancien  régime.  Mais  la  Charte  était  le  premier  acte  important  de 
la  dynastie  restaurée;  on  pouvait  faire  confiance  à  cette  Charte 
d'autant  que  la  royauté  n'avait  rien  à  ses  débuts  que  de  rassurant 
pour  la  bourgeoisie.  Cette  royauté  garantissait  la  paix  que  seule 
elle  avait  paru  capable  de  conclure  ;  elle  était  aussi  une  sauvegarde 
^contre  un  retour  offensif  de  la  république  démocratique.  Entre  ces 
deux  barrières,  la  Charte  qui  la  protégeait  à  droite  et  le  Roi  qui  la 
protégeait  à  gauche,  la  bourgeoisie  pouvait  jouer  son  rôle,  qui  était 
de  prendre  l'exercice  du  pouvoir,  c'est-à-dire,  selon  l'expression  de 
Louis  Blanc,  d'  «  asservir  la  royauté  sans  la  détruire  ». 

Elle  pouvait,  à  ce  prix,  elle  désirait,  elle  comptait  devenir 
royaliste. 

i.  Mme  de  Rémusat  écrit  à  son  fils  en  mai  i8k',  :  «  Depuis  trois  mois,  nous  appelons, 
votre  père  et^moi,  de  tous  nos  vœux,  la  réaction  qui  vient  d'avoir  lieu,  et  nous  sommes 
•teu-s  deux  d'honnêtes  gens  ». 

<   3o  > 


chapitre  premier  La  première  Restauration. 

Au  fond,  l'illusion  des  bourgeois  ressemblait  à  l'illusion  des  l'acquiescement 
nobles  et  des  prêtres.  Les  nobles  pensaient  reprendre  la  vie  qu'ils  SEUBLE  unanime. 
avaient  menée  vingt-cinq  ans  auparavant;  les  prêtres,  retrouvant 
avec  la  dynastie  leur  patrie  morale,  pensaient  reconquérir  leur 
place  de  l'ancien  régime;  les  bourgeois  imaginaient  qu'ils  pourraient 
reprendre  le  travail  pacifiquement  commencé, au  xvme  siècle,  c'est- 
à-dire  constituer  à  la  faveur  de  l'égalité  civile  et  sociale  un  ordre 
politique  rationnel,  sans  briser  la  tradition  de  l'ancienne  France 
représentée  par  l'antique  dynastie.  Les  uns  et  les  autres  se  trom- 
paient, sans  doute,  mais,  comme  ils  représentaient  à  eux  seuls  la 
nation  visible,  leur  erreur  ne  fut  corrigée  par  personne. 

C'est  pourquoi,  l'armée  étant  vaincue,  les  masses  populaires 
impuissantes  et  lasses,  la  sympathie  intéressée  de  la  bourgeoisie,  la 
satisfaction  enthousiaste  des  anciens  nobles  et  du  clergé  firent 
croire  que  la  monarchie  restaurée  recevait  l'approbation  unanime; 
la  vérité,  c'est  qu'il  n'y  avait  contre  elle,  à  cette  date,  aucune  oppo- 
sition organisée. 

Les  actes  du  gouvernement  blessèrent  assez  de  sentiments  et 
inquiétèrent  assez  d'intérêts  pour  en  créer  une. 


V.   —   LES   ACTES   DU   GOU  VERSEMENT 

LES  ministres  choisis  par  Louis  XVIII  ne  formaient  pas  un  corps  le  nouveau 

politique  pourvu  d'une  initiative  collective.  Ils  n'avaient  pas  gouvernement. 
de  programme  commun.  Ils  n'avaient  pas  de  chef;  chacun  agissait  à 
sa  guise,  au  gré  de  ses  opinions  et  de  sa  fantaisie.  Talleyrand.  qui 
aurait  peut-être  exercé  une  action  dirigeante,  partit  pour  repré- 
senter la  France  à  Vienne,  le  11  septembre.  Ni  son  suppléant, 
Jaucourt,  ni  aucun  de  ses  collègues  ne  s'empara  de  la  conduite  des 
affaires.  Quelques-uns,  comme  Jaucourt,  Beugnot,  tentèrent  de 
donner  au  ministère  l'unité  de  vues  qui  eût  été  nécessaire  pour 
éviter  les  hésitations  continuelles  et  les  contradictions  fréquentes, 
ils  rédigèrent  des  avis,  lurent  des  mémoires  pleins  de  sagesse  poli- 
tique :  le  résultat  fut  nul.  Le  Conseil  des  ministres  n'exista  pas  plus 
dans  la  réalité  que  dans  le  texte  de  la  Charte.  Louis  XVIII,  comme 
Louis  XIV,  a  son  Conseil;  «  pour  Tordre  du  service  »,  il  l'a  divisé  en 
deux  sections  par  l'ordonnance  du  2€  juin  1814  :  le  Conseil  d'en 
haut,  où  siègent  les  princes  du  sang,  le  chancelier,  et  ceux  des 
ministres-secrétaires  d'État  ayant  département,  ministres  d'État 
eoi.'seillers  de  la  couronne  sans  portefeuille,  et  conseillers  d'Elat 
qu'il  plaît  au  Roi  d'y  appeler;  et  le  Conseil  privé  ou  des  parties,  où 

c    ii    > 


ROYALE. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire .  livre  premier 

siègent  les  conseillers  d'État  et  les  maîtres  des  requêtes  chargés, 
comme  sous  l'ancien  régime,  de  statuer  sur  les  difficultés  d'appli- 
cation des  lois  et  sur  l'application  des  ordonnances.  Louis  XVIII  a, 
sans  aucun  doute,  tenu  à  donner  à  son  gouvernement  comme  à  sa 
Cour  —  ne  fût-ce  que  par  l'archaïsme  des  appellations  —  une  cou- 
leur marquée  d'ancien  régime.  Les  ministres-secrétaires  d'État 
ayant  département  sont  des  chefs  de  service,  c'est-à-dire  des  servi- 
teurs du  Roi  et  non  des  hommes  politiques.  Chacun  d'eux  voit  sépa- 
rément le  Roi.  «  Le  travail  particulier,  écrit  Pozzo  di  Borgo  à  Nes- 
selrode,  que  le  Roi  fait  avec  un  ministre  sur  les  affaires  intérieures, 
s'il  ne  rencontre  pas  l'approbation  du  public,  est  immédiatement 
désavoué  par  les  autres;  ainsi  le  gouvernement  se  dégage  lui-même, 
et  expose  sa  propre  considération.  »  Le  système  ne  pourrait  fonc- 
tionner que  si  le  Roi  gouvernait,  et,  de  fait,  le  Roi  est  convaincu 
«  que  le  système  marche  par  sa  tête,  par  sa  pensée,  que  son  auto- 
rité, comme  sa  sagesse,  remettent  l'unité  où  il  y  aurait  diversité  de 
vues  et  d'opinions  ».  Mais  cette  unité  reste  idéale  :  Louis  XVIII 
n'aime  pas  gouverner;  il  s'y  ennuie  et  s'y  fatigue. 
la  famille  Son  frère,  Monsieur,  s'en  chargerait  volontiers.  Héritier  pré- 

somptif de  la  couronne,  très  alerte  malgré  ses  cinquante-sept  ans, 
d'une  dévotion  récente,  mais  étroite,  sa  haine  pour  toutes  les 
libertés  n'est  tempérée  que  par  le  charme  de  sa  personne  et  la  grâce 
de  son  accueil.  Il  a  gardé  de  son  passage  au  pouvoir  comme  lieute- 
nant général  une  sorte  de  gouvernement,  le  «ministère  de  l'entresol  ». 
Louis  XVIII  l'ayant  contraint  d'y  renoncer,  il  conserve  une  police 
occulte,  une  correspondance  active  avec  ses  agents  de  province, 
les  commandants  des  gardes  nationales  choisis  par  lui  dans  le 
royalisme  le  plus  pur.  Le  Pavillon  de  Marsan  où  demeure  Monsieur 
est  l'asile  et  la  forteresse  du  parti  de  l'ancien  régime.  On  n'y  pro- 
nonce jamais  le  mot  «  Charte  »,  et,  dans  l'état-major  «  immaculé  » 
du  prince,  pas  un  officier  n'a  servi  la  Révolution  ou  l'Empire.  Des 
deux  fils  de  Monsieur,  l'aîné,  le  duc  d'Angoulême,  laid,  gauche, 
timide,  inintelligent,  se  tiendrait  volontiers  à  l'écart,  si  on  ne  le 
faisait,  pour  le  bien  de  la  propagande  royaliste,  voyager  dans  les 
départements;  la  duchesse,  sa  femme,  fille  de  Louis  XVI,  Madame, 
qui  l'accompagne,  a,  pour  tout  ce  qui  rappelle  la  Révolution,  une 
haine  que  hérissent  encore  son  air  dur,  son  ton  cassant,  sa  hauteur 
sans  grâce.  Le  second  fils  de  Monsieur,  le  duc  de  Berry,  exprime  à 
tout  propos  le  même  sentiment  avec  la  violence  naturelle  à  son 
caractère  et  dans  un  langage  grossier.  Si  bien  que  la  seule  volonté 
claire  qui  se  manifeste  est  hostile  à  la  Charte.  Et,  cette  volonté 
étant  celle  du  gouvernement  de  demain,  puisque  Monsieur  est  héri- 

«    32    > 


CHAPITRE    PREMIER 


La  première  Restauration. 


tier  du  trône,  les  ministres  sont  portés  à  en  ionir  compte.  A  une 
Réputation  de  royalistes  du  Midi,  le  comte  d'Artois  disait  :  «  Jouissons 
du  présentée  vous  réponds  de  l'avenir  ». 

Faible  et  confus,  le  gouvernement  n'est  pas  libre;  les  étran- 
gers, auxquels  il  doit  d'exister,  le  surveillent  et  le  conseillent:  deux 
surtout,  l'ambassadeur  d'Angleterre,  Wellington,  et  celui  du  tsar, 
Pozzo  di  Borgo.  Wellington  est  un  ami  de  la  première  heure;  il  a 
permis  au  duc  d'Angoulôme  d'entrer  à  Bordeaux  ;  c'est  au  roi  d'An- 
gleterre —  après  Dieu  —  que  Louis  XVIII  doit  sa  couronne.  Sa 
mission  est  de  tout  voir,  choses  et  gens,  et  de  tout  savoir.  Pozzo, 
que  sa  haine  de  Corse  pour  Napoléon  désigne  à  la  sympathie  des 
alliés  et  des  royalistes,  est  le  confident  naturel  des  ministres  et  des 
courtisans.  Ce  guerrier  et  ce  diplomate  leur  enseignent  le  gouver- 
nement; ils  ont  leurs  hommes  et  leurs  vues,  ils  sont  puissants  et 
exigeants;  on  n'ose  rien  leur  cacher,  et  on  ne  peut  pas  leur  désobéir. 
Wellington  se  fait  le  syndic  de  tous  les  créanciers  de  la  France, 
apporte  leurs  notes  au  ministrre  des  Finances,  Louis,  qui  discute 
et  obtient  des  rabais,  péniblement;  il  appuie  Montesquiou.  toujours 
en  lutte  d'influence  avec  Blacas.  Ces  étrangers  ont  sur  toutes  choses 
une  opinion  et  un  conseil  à  donner,  depuis  ce  qui  touche  aux  prin- 
cipes du  gouvernement  restauré  jusqu'à  la  nomination  d'un  fonc- 
tionnaire. 

Et  pourtant,  le  régime  se  soutient,  parce  qu'il  n'y  a  pas  devant'' 
lui  de  partis  politiques  organisés.  La  Chambre  des  députés,  ancien 
Corps  législatif  de  l'Empire,  est  isolée  du  gouvernement.  Aucun 
ministre  n'en  fait  partie.  Sauf  Montesquiou,  ministre  de  l'Intérieur, 
ils  y  paraissent  rarement.  Timides,  sans  expérience  de  l'opposition, 
les  députés  sentent  qu'une  distance  considérable  les  sépare  des 
ministres  du  roi.  A  mesure  que  la  matière  soumise  à  leurs  déli- 
bérations s'accroît  et  leur  révèle  l'étendue  de  leurs  attributions,  ils 
manifestent  une  soumission  plus  grande.  Ils  ne  savent  pas,  ils 
n'osent  pas  contrôler,  surveiller.  Aussi  arrive-t-il  que  les  ministres 
ne  craignent  pas  de  laisser  à  la  Chambre  des  droits  qu'ils  pourraient 
lui  contester. 

Les  finances  étaient  la  grande  affaire.  Il  fallait  établir  un 
budget  régulier  et  liquider  le  passif  laissé  par  Napoléon.  Le  Corps 
législatif  de  l'Empire  ne  votait  que  le  budget  des  recettes.  Lorsque 
le  ministre  des  Finances,  Louis,  apporta  son  premier  budget  à  la 
Chambre,  la  question  se  posa  de  savoir  si  elle  avait  uniquement  le 
droit'  de  voter  l'impôt  et  non  celui  de  régler  les  dépenses.  Louis 
trancha  Lui-même  la  question  dans  le  sens  le  plus  libéral  sans 
attendre  que  la  Chambre  l'eût  demandé;  il  proposa  les  deux  budgels 


L'INTERVENTION 
DES  ÉTRANCERS 

UA.\  »   /  /. 
GOUVERNEMENT. 


LE  POLE 
DE  LA  CHAMBRE. 


POUVOIRS 

DE  LA  CHA  \IBRE 

EN  MATIÈRE 

FINANCIÈRE. 


33 


Lavisse   —  H.  Contemp.,  IV. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


LK  BUDGET 
VE  1814. 


or  POSITION 
ROYALISTE. 


à  la  fois,  divisés  par  ministères;  il  s'engagea  même  à  soumettre  à 
la  Chambre  des  comptes  de  gestion.  Ainsi,  dès  le  premier  jour,  la 
Chambre  acquit  sans  l'avoir  désiré  l'essentiel  de  ses  attributions 
politiques. 

La  situation  financière,  qui  passait  pour  grave  en  un  temps 
où  l'État  n'osait  pas  faire  appel  au  crédit,  était  en  réalité  bien  peu 
inquiétante.  L'Empire  laissait  un  passif  très  léger  :  63  millions  en 
rentes  de  dette  inscrite,  auxquels  il  fallait  ajouter  130  millions 
d'engagements  du  trésor,  soit  pour  la  rente  à  servir  aux  com- 
munes en  compensation  de  leurs  biens  fonciers  que  le  gouver- 
nement avait  fait  vendre  en  1813,  soit  pour  la  liquidation  d'un 
arriéré  impayé  que  Louis  évaluait  à  759  millions  l.  Ainsi  le  budget, 
après  tant  d'années  de  guerre  et  après  l'invasion,  n'était  grevé 
que  d'une  charge  annuelle  de  193  millions,  représentant,  en 
capital,  une  dette  de  4  milliards.  Louis  voulut,  dans  son  budget, 
assurer  le  paiement  de  l'arriéré,  le  service  de  la  dette  inscrite  et 
celui  des  dépenses  ordinaires,  sans  avoir  recours  à  l'emprunt;  il 
suffisait  de  maintenir  toutes  les  taxes,  de  les  faire  payer,  au  besoin 
d'en  créer  d'autres,  enfin  et  surtout  de  faire  des  économies.  Ces 
principes  furent  vivement  attaqués  par  les  royalistes.  Ils  avaient, 
un  peu  partout,  en  mars  et  en  avril,  pour  provoquer  l'enthousiasme 
des  populations,  annoncé  la  suppression  des  contributions  indi- 
rectes (droits  réunis),  et  le  comte  d'Artois  l'avait  promise.  S'il  était 
impossible  de  rayer  cette  recette,  qui  était  de  cent  millions,  sans 
détruire  l'équilibre  budgétaire,  pourquoi  ne  pas  réduire  les  dépenses 
en  répudiant  les  dettes  contractées  par  les  gouvernements  illégi- 
times? Louis  repoussa  aussi  nettement  le  dégrèvement  que  la 
faillite  ;  il  n'accorda  au  comte  d'Artois  que  la  réduction  du  second 
décime  de  guerre  sur  les  droits  réunis  et  du  quatrième  décime 
sur  le  sel.  Le  paiement  de  l'arriéré  fut  assuré  au  fur  et  à  mesure 
des  liquidations  au  moyen  d'obligations  à  ordre  du  Trésor  rem- 
boursables en  trois  ans  émises  à  75  francs  et  rapportant  5  francs, 
c'est-à-dire  près  de  7  p.  100.  Il  fut  fait  état  pour  le  paiement  et 
l'amortissement  de  ces  obligations  du  produit  de  la  vente  de 
300000  hectares  de  bois  nationaux.  Enfin,  les  dépenses  de  la  guerre 
et  de  la  marine  furent  réduites  de  moitié  (251  millions  au  lieu 
de  500). 

Le  budget  de  Louis  fut  voté  à  la  Chambre  sans  modification 
(23  septembre  1814).  Mais  il  fut  l'occasion  d'ardentes  discussions 


i.  Le  chiffre  était  exagéré.  Le  successeur  de  Louis,  Corvetto,  l'évalua  à  5g3  millions  en 
décembre  1814. 


34 


chapitre  premier  La  première  Restauration. 

politiques.  La  disposition  relative  à  la  vente  des  bois  nationaux 
provoqua  une  colère  violente  dans  le  parti  royaliste,  parce  que  ces 
bois  venaient  en  partie  des  anciennes  propriétés  du  clergé.  Le 
préfet  de  la  Nièvre,  Fiévée,  écrivit  au  ministre  «  qu'il  ne  donnerait 
sa  signature  à  aucun  procès-verbal  d'adjudication  des  bois  d'Église 
avant  que  le  ministre  lui  eût  fait  connaître  que  la  volonté  expresse 
du  Roi  était  que  ces  biens  fussent  vendus  ».  Fiévée  ne  fut  pas  révoqué, 
étant  des  amis  du  comte  d'Artois,  mais  la  Cbambre  vota  le  projet  de 
Louis,  qui  permettait  l'amortissement  de  la  dette  et  qui  rassurait 
les  anciens  acquéreurs  des  biens  du  clergé.  Le  gouvernement  de  la 
Restauration  affirmait  ainsi,  sans  le  vouloir  ni  le  désirer,  sa  solida- 
rité avec  les  gouvernements  déchus,  même  avec  ceux  de  la  Révolu- 
tion puisqu'il  achevait  de  vendre  des  propriétés  d'Église. 

La  réduction  du  budget  de  la  guerre  eut  des  conséquences  tout  mécontentement 
opposées.  Elle  contraignit  le  gouvernement  à  diminuer  le  contin-  DE  L'ARMEE- 

gent,  et  par  conséquent  le  corps  d'officiers;  dix  mille  d'entre  eux 
furent  renvoyés  et  mis  en  demi-solde.  Désœuvrés  et  pauvres  (un 
capitaine  en  demi-solde  touchait  73  francs  par  mois,  un  sous-lieu- 
tenant 41),  les  demi-soldiers  portèrent  dans  leurs  provinces  toute  la 
haine  qui  les  anima  dès  lors  contre  un  gouvernement  qu'ils  n'avaient 
aucune  raison  d'aimer.  On  les  privait  de  leur  commandement  au 
moment  où,  dans  la  Maison  du  roi  reconstituée,  on  appelait  les 
Suisses,  où  l'on  faisait  place  dans  l'armée  à  4000  Vendéens,  où  des 
officiers  de  Louis  XVI  étaient  réintégrés  avec  le  grade  qu'ils 
auraient  eu  s'ils  avaient  servi  la  France  au  lieu  de  lui  faire  la  guerre. 
On  pouvait  rencontrer  dans  l'armée  nouvelle  beaucoup  d'officiers 
comme  ce  comte  de  la  Roche-Aymon  qui,  lieutenant  de  cavalerie 
des  gardes  du  corps  du  roi,  licencié  en  1792,  était  entré  au  service 
de  la  Prusse  en  1794,  y  avait  franchi  tous  les  grades  jusqu'à  celui 
du  général  major,  obtenu  en  1811;  rentré  en  1814,  il  fut  nommé 
maréchal  de  camp  pour  prendre  rang  du  5  avril  1811,  puis  lieute- 
nant général,  puis  inspecteur  général  de  la  cavalerie;  carrière  bril- 
lante que  justifiaient  des  actions  d'éclat  :  «  a  sauvé,  dit  une  note  de 
son  dossier,  par  son  intrépidité  et  ses  bonnes  dispositions,  à  Malawa, 
le  26  décembre  1806,  un  corps  prussien  de  800  hommes  qui  étaient 
sur  le  point  de  tomber  entre  les  mains  des  Français;  ...  s'est  parti- 
culièrement distingué  dans  plusieurs  combats;  ...  à  Rraunsberg,  a 
repris,  à  la  tête  de  son  escadron,  un  drapeau  que  le  régiment  russe 
de  Kalouga  avait  perdu  contre  le  24e  de  ligne  français  ». 

Le  gouvernement  proposa  aux  Chambres  une  loi  sur  la  presse.  presss 

Elle  ne  laissait  la  liberté  qu'aux  écrits  d'au  moins  20  feuilles,  et 
soumettait  les  autres  à  la  censure.  Ce  fut  le  sujet  de  longs  débats 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE   PREMILR 


ATT1TVDE 
PROVOCANTE 
DES  ROYALISTES. 


COMMENCEMENT 
DE  LA  GUERRE 
A  L'UNIVERSITÉ. 


et  de  pamphlets  où  Ton  accusa  le  gouvernement  «  de  ramener  les 
temps  d'ignorance  et  de  ténèbres  ».  L'agitation  fut  plus  vive  encore 
lorsque  la  proposition  de  rendre  à  leurs  anciens  maîtres  les  biens 
d'émigrés  non  vendus  sembla  menacer  la  sécurité  des  acquéreurs 
de  biens  nationaux.  Le  projet  fut  voté  :  la  Chambre  était  docile. 
Les  vraies  luttes  politiques,  âpres,  violentes,  eurent  pour  théâtre  le 
pays. 

Les  royalistes  montrèrent  une  audace  de  plus  en  plus  pas- 
sionnée. On  décida  d'élever  un  monument  aux  «  victimes  de  Qui- 
beron  ».  La  famille  de  Cadoudal  fut  anoblie.  Les  princes  en  voyage 
(octobre  et  novembre  181-4)  montrèrent  pour  la  Révolution  une  haine 
d'émigrés,  refusant  même  de  recevoir  les  évêques  coupables  d'avoir 
jadis  prêté  le  serment  constitutionnel.  A  Besançon,  l'évêque  Lecoz, 
ancien  membre  de  l'Assemblée  législative,  fut,  pendant  le  séjour  du 
comte  d'Artois,  consigné  dans  son  palais,  et  empêché  d'en  sortir  par 
deux  sentinelles.  On  répandit  dans  les  campagnes  des  brochures 
demandant  la  restitution  des  biens  nationaux;  leurs  acquéreurs 
furent  pourchassés  en  Vendée;  des  députations  en  costumes  de 
chouans,  en  uniformes  de  soldats  de  Condé,  vinrent  demander  au 
comte  d'Artois,  à  la  duchesse  d'Angoulême,  l'annulation  des  ventes. 
Partout  le  clergé  appuya  ces  revendications.  On  citait  des  prêtres 
qui  refusaient  les  sacrements  aux  acquéreurs;  un  catéchisme 
imprimé  en  Auvergne  parla  du  devoir  de  payer  la  dîme.  L'obligatoire 
observation  des  dimanches  et  des  fêtes,  la  procession  officielle  de 
la  Fête-Dieu  (rétablies  par  les  ordonnances  des  7  et  10  juin  1814) 
prirent  un  caractère  de  vexation,  les  commerçants  étant  tenus  de 
fermer  leurs  boutiques  pendant  les  offices  et  de  tapisser  leurs 
maisons  sur  le  passage  de  la  procession.  On  nota  que  la  première 
ordonnance  s'appuyait  sur  un  règlement  de  1782,  la  seconde  sur 
des  ordonnances  de  1702  et  1720.  A  l'occasion  du  transfert  à  Saint- 
Denis  des  cendres  de  Marie-Antoinette  et  de  Louis  XVI  (jan- 
vier 1815),  l'évêque  de  Troyes  fit  un  sermon  si  plein  d'anathèmes 
que  le  Moniteur  ne  l'inséra  pas  en  entier.  Chaque  jour  révélait  un 
nouvel  empiétement  du  clergé.  Il  prétendit  bientôt  mettre  la  main 
sur  l'éducation  de  la  bourgeoisie. 

Conquête  assez  facile,  puisque  l'éducation  appartenait  à  une 
corporation  d'État,  l'Université  de  France,  que  l'État  pouvait  trans- 
former à  sa  guise.  L'Université,  d'ailleurs,  n'avait  pas,  comme 
d'autres  institutions  de  Napoléon,  été  visitée  par  l'esprit  révolution- 
naire. Sous  le  nom  de  lycées,  c'étaient  les  anciens  collèges  qu'on 
avait  reconstitués,  avec  leurs  programmes  et  leur  discipline;  aucune 
part  n'y  était  faite  aux  idées  et  aux  besoins  de  la  société  nouvelle. 


i  36  > 


chapitre  premier  La  première  Restauration. 

Mais  l'Université  en  tant,  que  corporation  laïque  était  suspecte;  elle 
pouvait,  à  la  longue,  s'infecter  de  l'esprit  moderne.  Le  clergé  voyait 
bien  ce  danger.  Pour  y  parer,  deux  procédés  s'offraient  à  son  choix  : 
détruire  l'Université,  ou  s'en  emparer.  L'un  et  l'autre  furent  pro- 
posés. Chateaubriand,  dans  sa  brochure  de  mars  1814,  De  Buona- 
parte  et  des  Bourbons,  ouvrit  le  feu  contre  «  les  écoles  où,  rassemblés 
au  son  du  tambour,  les  enfants  deviennent  irréligieux,  débauchés, 
contempteurs  des  vertus  domestiques  ».  L'Université  est  une  œuvre 
«  profondément  antisociale  »,  déclara  un  jeune  prêtre.  Lamennais  ; 
elle  n'assure  que  le  recrutement  des  casernes;  elle  ne  fait  ni  des 
chrétiens  ni  des  monarchistes.  «  Point  d'éducation,  si  l'éducation  ne 
redevient  une  partie  du  ministère  ecclésiastique  »,  écrivit  l'abbé 
Liautard  dans  son  Mémoire  sur  l'Université;  les  brochures  violentes 
se  multiplièrent,  demandant  la  mort  de  «  la  fdle  légitime  de  Buona- 
parte  ».  Mais  l'opinion  des  journaux  fut  en  général  plus  modérée; 
ne  pouvait-on  essayer  de  royaliser  l'Université  avant  de  la  détruire, 
et  laisser  vivre  à  côté  d'elle  des  institutions  libres?  Cette  solution 
prévalut  d'abord.  Le  monopole,  qui,  dès  l'Empire,  se  pliait  à  bien 
des  transactions,  fut.  en  fait,  détruit,  le  jour  où  la  nomination  des 
chefs  et  des  instituteurs  des  écoles  ecclésiastiques  fut  rendue  aux 
évêques,  et  où  leurs  élèves  furent  dispensés  de  la  fréquentation  des 
collèges  et  de  la  rétribution  universitaire  (ord.  du  5  oct.  1814).  C'était 
rompre  le  lien  de  dépendance  qui  rattachait  à  l'enseignement  officiel, 
sinon  tous  les  établissements  privés,  du  moins  les  plus  importants 
et  les  plus  hostiles.  Cette  mesure  fut  la  rançon  de  l'Université,  que 
la  même  ordonnance  déclara  «  provisoirement  maintenue  ». 

On  ne  lui  accorda,  en  effet,  qu'un  sursis.  L'ordonnance  du 
17  février  1815  fut  un  arrêt  de  condamnation  : 

«  Il  nous  a  paru,  disait  le  préambule,  que  le  régime  d'une  autorité  unique 
et  absolue  était  incompatible  avec  nos  intentions  paternelles  et  avec  l'esprit 
libéral  de  notre  gouvernement;  que  cette  autorité...  était  en  quelque  sorte  con- 
damnée à  ignorer  ou  à  négliger  ces  détails  et  cette  surveillance  journalière  qui 
De  peuvent  être  confiés  qu'à  des  autorités  locales  mieux  informées  des  besoins 
et  plus  directement  intéressées  à  la  prospérité  des  établissements  placés  sous 
leurs  yeux  ;  que  le  droit  de  nommer  à  toutes  les  places,  concentré  dans  les  mains 
d'un  seul  homme,  en  laissant  trop  de  chances  à  l'erreur  et  trop  d'influence  à 
la  faveur,  affaiblissait  le  ressort  de  l'émulation...;  que  la  taxe  du  vingtième  des 
fiais  d'études...  contrariait  notre  désir  de  favoriser  les  bonnes  études  et  de 
répandre  le  bienfait  de  l'instruction....  » 

En  conséquence,  l'Université  de  France  sera  remplacée  par 
dix-sept  universités  particulières,  le  Conseil  de  l'Université  et  le 
grand  maître  seront  abolis  et  remplacés  par  un  «  Conseil  royal  de 
l'Instruction  publique  »  sous  la  présidence  d'un  évoque. 

<  37  > 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


L'OPPOSITION 
DES  JOURNAUX. 


LE  MEMOIRE 
DE  CARNOT. 


MEC0NTENTEMEN1 
GENERAL. 


L'agitation  des  nobles  et  du  clergé  était  donc  ouvertement  favo- 
risée par  le  gouvernement;  il  s'ensuivit  que  le  mouvement  d'opinion 
hostile  qui  se  forma  contre  elle,  atteignit  le  gouvernement  lui-même. 
Sa  politique  lui  aliéna  la  classe  moyenne  et  fit  sortir  le  peuple  de 
son  apathie. 

Aucun  journal  n'était  ouvertement  opposé  à  la  monarchie  restau- 
rée; la  loi  l'eût  empêché  de  vivre.  Le  plus  indépendant,  le  Censeur 
(rédigé  par  Comte  et  Dunoyer),  qui  pourtant  détestait  l'Empire  et 
la  tyrannie  militaire,  conseillait  le  ralliement  à  l'ordre  nouveau, 
et  dont  le  ton  était  mesuré,  en  fut  réduit  à  paraître  à  intervalles 
irréguliers  et  en  brochures  de  20  feuilles  pour  échapper  à  la  rigueur 
de  la  police.  Le  Nain  jaune,  satirique  et  caricaturiste,  amusait  le 
public  par  son  «  Ordre  des  chevaliers  de  l'éteignoir  »,  dont  il  expé- 
diait à  domicile  le  brevet  aux  royalistes  purs.  Le  Journal  général  de 
France,  inspiré  par  Royer-Collard,  alors  directeur  de  la  Librairie, 
royaliste  sincère,  raillait  les  prétentions  des  nobles,  combattait  les 
violences  réactionnaires  de  la  Gazette  de  France,  de  la  Quotidienne, 
du  Journal  royal,  du  Journal  des  Débats.  Mais  les  journaux  d'oppo- 
sition avaient  une  clientèle  trop  restreinte,  leurs  attaques  étaient 
par  nécessité  trop  prudentes,  pour  que  leur  action  fût  profonde. 
Aucun  n'exprimait  assez  fortement  le  mécontentement  général  qui, 
dit  Rémusat,  «  sous  les  apparences  d'un  acquiescement  universel, 
se  formait,  sans  crainte  et  sans  impatience  ».  Un  ancien  révolu- 
tionnaire, Carnot,  traduisit  exactement  les  sentiments  qui  se  dissi- 
mulaient encore;  son  Mémoire  au  Roi,  imprimé  clandestinement, 
répandu  à  profusion,  fut  la  première  attaque  directe  contre  la 
Restauration.  Il  en  énumérait  tous  les  actes  et  y  voyait  autant  de 
fautes  :  depuis  le  jour  où  le  Roi  n'a  pas  voulu  recevoir  la  couronne 
des  mains  de  ses  compatriotes,  «  les  cœurs  se  sont  resserrés,  ils  se 
sont  tus  ».  L'inquiétude  plane;  «  le  retour  des  lys  »  n'a  pas  réuni  les 
partis,  comme  on  l'espérait.  «  Tout  ce  qui  a  porté  le  nom  de 
patriote  »  s'est  séparé  de  la  cause  du  prince;  il  faut  avoir  été 
chouan,  Vendéen,  ou  Cosaque,  ou  Anglais,  pour  être  bien  reçu  de 
la  Cour.  «  Les  trois  quarts  et  demi  de  la  France  »  sont  blessés  et 
détachés. 

Après  huit  mois  de  Restauration,  la  bourgeoisie  était  déçue  par 
le  régime  qu'elle  avait  bien  accueilli.  Éclairée  par  ces  maladresses 
qu'on  appela  plus  tard  les  «  fautes  de  la  première  Restauration  », 
elle  se  mit  à  discuter  cette  restauration,  qui  lui  était  d'abord  apparue 
comme  le  repos  définitif,  la  paix  perpétuelle,  l'équilibre  et  la  santé.... 
On  pensait  généralement,  dit  Mme  de  Staël,  «  que  ça  ne  dure- 
rait pas  ». 


38 


chapitre  premier  La  première  Restauration. 

Quant  aux  paysans,  aux  petits  bourgeois,  aux  ouvriers,  ils  n'eu- 
rent pas  à  perdre  une  affection  qu'ils  n'éprouvèrent  jamais;  mais 
leur  horreur  de  l'ancien  régime  s'accrut.  Ils  prirent  de  leurs  inquié- 
tudes une  conscience  plus  nette  quand  le  gouvernement  laissa  voir 
qu'il  favorisait  les  deux  groupes  d'hommes  dont  ils  haïssaient  l'au- 
torité, les  nobles  et  les  prêtres.  Et  leurs  sentiments  se  précisèrent 
quand  revinrent  au  pays  natal  les  soldats  licenciés,  qui  mirent  sous 
leurs  yeux  le  spectacle  de  l'injustice  qui  les  avait  frappés  et  de  la 
misère  où  ils  étaient  réduits. 

Ce  gouvernement  qui  mécontentait  à  peu  près  tout  le  monde 
vivait  pourtant  sans  crainte  de  l'avenir.  Les  plus  clairvoyants 
d'entre  les  ministres  n'étaient  préoccupés  que  des  élections  futures  : 
ils  redoutaient  quelque  coalition  des  acquéreurs  de  biens  nationaux; 
à  quoi  Montesquiou  répondait  qu'on  garderait  le  Corps  législatif  de 
l'Empire  jusqu'à  1820,  s'il  le  fallait 

La  politique  extérieure  du  gouvernement,  dirigée  par  Talley-  politique 

rand  seul,  avait  plus  d'unité  et  plus  de  suite,  mais  le  public  y  extérieure. 
prenait  peu  d'intérêt;  le  sort  de  la  France  était  réglé  Elle  avait 
encore  un  rôle  à  jouer  —  médiocre  sans  doute  —  dans  la  distri- 
bution qui  se  faisait  des  territoires  de  l'empire  napoléonien.  Le  roi 
de  France  pensait  bien  avoir,  pour  régler  les  affaires  de  l'Europe  au 
Congrès  de  Vienne,  les  mêmes  droits  que  les  autres  souverains; 
mais  certains  articles  secrets  du  traité  de  Paris  les  limitaient 
singulièrement.  Il  y  était  stipulé  que  le  Congrès  ne  discuterait  de  la 
disposition  de  ces  territoires  que  «  sur  les  bases  arrêtées  par  les 
Puissances  alliées  entre  elles  ».  Or,  ces  «  bases  arrêtées  »  concer- 
naient l'Italie  septentrionale  et  centrale,  la  Suisse,  la  Belgique  et  la 
Hollande;  la  rive  gauche  du  Rhin  était,  d'autre  part,  réservée  pour 
les  compensations  à  donner  à  la  Prusse  et  aux  autres  États  alle- 
mands. Il  ne  restait  donc  plus  à  décider  que  le  sort  de  l'Italie  méri- 
dionale, de  la  Saxe  et  de  la  Pologne  :  trois  questions  où  le  désaccord 
des  alliés  permettait  l'intervention  du  représentant  de  la  France.  Il 
pouvait,  toute  ambition  territoriale  lui  étant  interdite,  opposer  à  la 
compétition  des  intrigues  et  des  appétits  une  politique  de  principes. 
Le  principe  révolutionnaire  du  droit  des  nations  à  disposer  d'elles- 
mêmes  avait  été  vaincu  avec  la  France;  Talleyrand  se  fit  le  cham- 
pion du  principe  de  la  légitimité  monarchique,  dont  la  Restauration 
était  une  application  éclatante. 

Arrivé  le  23  septembre  à  Vienne,  il  prolesta  dès  la  première  tallbyband 

réunion  contre  l'emploi  du  mot  «  alliés  »  qui,   Napoléon   vaincu, 
n'avait  plus,  disait-il,  de  raison  d'être;  puis  il  s'employa  à  dissoudre 

<   39  > 


AU  CONGRÈS 

DE  VIE.\,\E. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


UVRE    PREMIER 


LOUIS  XVIII 

ET  LA  POLITIQUE 

DE  FAMILLE. 


la  coalition.  «  Le  premier  besoin  de  l'Europe,  dit-il.  est  de  bannir  à 
jamais  l'opinion  qu'on  peut  acquérir  des  droits  par  la  seule  con- 
quête. »  Le  tsar  voulait  annexer  tout  le  grand-duché  de  Varsovie,  et 
le  roi  de  Prusse  toute  la  Saxe;  ils  étaient  d'accord  pour  soutenir 
leurs  prétentions  respectives  contre  l'Angleterre  et  l'Autriche  qui  s'y 
opposaient.  Le  tsar  était  impatient  d'en  finir  :  «  Il  me  faut  mes 
convenances,  dit-il  à  Talleyrand;  je  garderai  ce  que  j'occupe.  —Je 
mets  le  droit  d'abord  et  les  convenances  après,  déclara  Talleyrand. 
—  Les  convenances  de  l'Europe,  ripostait  le  tsar,  sont  le  droit.  » 
Louis  XVIII,  fils  d'une  Saxonne,  se  passionnait  pour  le  sort  du  roi 
de  Saxe  ;  il  y  intéressait  l'honneur  de  sa  maison.  Talleyrand  exploita 
l'affaire  de  Saxe  assez  habilement,  d'abord  pour  grouper  les  États 
secondaires  contre  la  Prusse  et  la  Russie,  puis,  pour  faire  insérer 
dans  le  protocole  que  «  les  arrangements  seraient  conformes  au 
droit  public  ».  —  «  Que  fait  ici  le  droit  public?  dit  Humboldt. 
l'envoyé  du  roi  de  Prusse.  —  Il  fait  que  vous  y  êtes  »,  répondit 
Talleyrand,  qui  en  vint,  quelques  jours  après,  à  offrir  aux  États 
allemands  et  à  l'Autriche  une  intervention  armée  de  la  France 
contre  la  Prusse  (25  octobre).  L'occupation  de  la  Saxe  par  les 
troupes  prussiennes  (40  novembre),  combinée  avec  l'arrivée  d'une 
armée  russe  à  Varsovie,  provoqua  une  telle  émotion  chez  les  Autri- 
chiens que  Talleyrand  n'eut  pas  de  peine  à  obtenir  de  l'Angleterre 
et  de  l'Autriche  la  signature  d'un  protocole  secret  avec  la  France 
(3  janvier)  :  les  trois  puissances  s'engagèrent  à  régler  les  questions 
territoriales  «  avec  le  plus  parfait  désintéressement  et  la  plus  par- 
faite bonne  foi  ».  «  La  coalition  est  dissoute  »,  écrivit  Talleyrand 
à  Louis  XVIII.  Le  diplomate  français  était  très  fier  de  son  œuvre. 
Aussi,  quand  finalement  on  convint  de  laisser  au  roi  de  Saxe  une 
partie  de  son  royaume  et  de  donner  à  la  Prusse  une  «  compen- 
sation »  sur  la  rive  gauche  du  Rhin,  il  sembla  que  la  France  avait 
remporté  un  grand  succès.  Pourtant,  la  «  légitimité  »  n'avait  pas 
pleinement  triomphé;  il  avait  fallu  sacrifier  la  restauration  inté- 
grale du  roi  de  Saxe  et  la  tranquillité  de  la  frontière  française;  la 
Prusse  se  trouva  préposée  malgré  elle  à  la  «  garde  du  Rhin  ». 

Louis  XVIII  était  encore  plus  directement  intéressé  dans 
l'affaire  de  Naples.  Il  s'agissait  ici  d'un  Rourbon  dépossédé  par  un 
usurpateur,  Murât.  Il  s'agissait  surtout  d'appliquer  à  l'usurpateur 
le  système  de  persécution  et  de  représailles  que  Louis  XVIII  voulait 
étendre  à  toute  la  famille  impériale  et  à  ses  créatures  :  il  demandait 
l'expulsion  de  Joseph  que  l'on  croyait  en  Suisse;  protestait  contre 
l'héritage  que  Rernadotte  allait  recueillir  en  Suède;  en  même  temps, 
il  parlait  de  déporter  Napoléon  dans  une  île  de  l'Océan.  Talleyrand 


40 


LE    VOL    1)L    L'AIGLE 


L  j;  nj  a  m  D  i:  ):    1  m  p  i:  h  i  a  le 

Caricature  anonyme.  L'Empereur,  tenant  le  drapeau,  son  épée  et  une  branche  de  laurier,  passe 

en  une  enjambée,  de  Vile  d'Elbe  à   Paris.  Au  premier  plan,  cinq  personnages  l'observent  en 

manifestant  divers  sentiments.  —  Bibl.  Nat.  Est.  f)b.  141. 


i   Mil  ixn  ERE    i:\Tlt  UNE    LE 


DE    i.k.m: 


Peinture  <!<■  Steuben,  Le  colonel  Labédoyère,  sorti  de  Grenoble  par  la  rouir  de  Vizille,  à  la  tête 
de  son  régiment,  fait  acclamer  Napoléon,  qui  est  ensuite  amené  eu  triomphe  o   Grenoble.  — 

Musée  de  Versailles. 


il.  C.  IV.     -  !■■  .  :;.  Pagi    10. 


chapitre  PRK-Miiït  La  première  Restauration. 

proposa  de  rétablir  à  Naples  Ferdinand  IV.  Mais  le  cas  de  Murât, 
qui  avait  soutenu  les  alliés,  était  embarrassant.  On  n'eut  pas  à  le 
trancher.  Le  lendemain  du  jour  (24  février)  où  l'Autriche  mobilisait 
loOOOO  hommes  pour  les  envoyer  en  Italie.  Napoléon  quittait  l'île 
d'Elbe. 

Ainsi  les  Bourbons  restauraient  l'antique  politique  de  famille. 
Et  l'ancien  régime,  considéré  de  ce  point  de  vue,  n'était  pas  moins 
impopulaire.  Quand,  pour  soutenir  les  stipulations  du  protocole 
du  3  janvier,  on  tenta  en  France  une  levée  de  60  000  hommes,  les 
appelés  désertèrent  en  masse.  Jaucourt,  ministre  intérimaire  des 
Affaires  étrangères,  écrivit  à  Talleyrand  :  «  Dans  la  France  entière, 
on  ne  lèverait  pas  un  soldat  pour  la  cause  du  roi  de  Saxe.  La  ligne 
du  Rhin,  la  Belgique,  la  seule  place  du  Luxembourg  feraient 
bondir  les  recrues.  » 


<  4t  > 


CHAPITRE  II 
LES  CENT-JOURS' 


I.    DE    L'ILE      D'ELBE     A    PARIS     (26      FÉYRIER-20    MARS     1815).  —  H.  L'ORGA- 
NISATION   DU    NOUVEAU    GOUVERNEMENT    (21    MÀRS-15    JUIN").    —   LA    GUERRE    (15-24    JUIN). 


/.   —   DE   VILE   D'ELBE    A  PARIS  {26  FÉVRIER-20  MARS). 


uempebeur  "TVTAPOLÉON,  arrivé  à  l'île  d'Elbe  (4  mai),  ne  sembla  préoccupé 

X\  que  d'y  organiser  son  petit  État.  L'île  était  sous  l'Empire  une 
sous-préfecture.  Napoléon  nomma  le  sous-préfet  intendant,  et  Drouot 
gouverneur  Puis,  il  inspecta  minutieusement  son  petit  domaine,  y 
organisa  les  douanes  et  l'enregistrement,  construisit  un  théâtre, 
assainit  la  capitale,  distribua  des  terres  incultes,  construisit  des 
routes.  Il  avait  une  cour  et  donnait  des  bals;  sa  mère  l'avait  rejoint 
ainsi  que  sa  sœur  Pauline;  beaucoup  d'Italiens  et  d'Anglais  venaient 
lui   rendre  visite;  le  commissaire  anglais,   colonel    Campbel,   qui 

1.  Le  livre  essentiel  est  celui  d'Henry  Houssaye,  1&H>,  3  vol.,  1895-1905,  qui  utilise,  en 
même  temps  que  de  très  nombreux  documents  inédits,  toutes  les  sources  publiées  et  les 
travaux  antérieurs;  ils  y  sont  cités.  Voir  aussi  les  chapitres  xxiv  et  xxv  de  Madelin,  Fouché 
(1759-1820),  1900.  Il  y  a  des  renseignements  utiles  dans  Benjamin  Constant,  Mémoires  sur 
les  Cent-Jours  en  forme  de  lettres,  avec  des  notes  et  documents  inédits;  nouvelle  édition 
augmentée  d'une  Introduction,  Paris,  1829  (la  1"  édition  est  de  1820);  dans  Villemain, 
Souvenirs  contemporains  d'histoire  et  de  littérature,  i855,  t  II;  dans  les  Mémoires  de  Fleury 
de  Chaboulon,  ex-secrétaire  de  Napoléon,  publiés  par  Cornet,  1901,  3  vol  .  et  dans  un  article 
de  Ch.  Dilke  :  Avant  et  après  le  retour  de  l'île  d'Elbe,  Quarterly  Review,  1910;  —  un  article 
du  commandant  Weil,  Le  vol  de  l'Aigle  (Revue  de  Paris,  1915)  donne  de  nouveaux  extraits 
de  correspondances  émanées  des  diplomates  de  Vienne  et  de  leur  entourage;  utile  pour 
les  opinions  et  les  impressions  de  l'Europe  sur  l'évasion  de  l'Ile  d'Elbe. 

Au  sujet  des  événements  de  province  les  plus  importants,  voir  Lavalley,  Leduc  d'Aumonl 
et  les  Cenl-Jours  en  Normandie  (Mémoires  de  l'Académie  de  Caen,  1898);—  Renée  Monbrun, 
Les  Cent-Jours  dans  l'Ouest  (Rev.  du  Bas-Poitou,  1898  et  1899);  —  B.  Lasserre,  Les  Cent-Jours 
en  Vendée,  le  général  Lamarque  et  l'insurrection  royaliste  en  Vendée,  d'après  les  papiers  du 
général  Lamarque,Par\*.  1906;  —  Boell,  Un  chapitre  de  l'histoire  d'Autun  :  l'année  1815  (Mémoires 
de  la  Société  éduenne,  1902). 

Pour  ce  qui  concerne  particulièrement  les  fédérations,  voir  Audin,  Tableau  historique  des 
événements  qui  se  sont  passés  à  Lyon  depuis  le  retour  de  Bonaparte  jusqu'au  rétablissement 

<    42    > 


CHAPITRE    II 


Les  Cent-Jours. 


lavait  accompagné,  était  resté  dans  l'île  sur  la  demande  expresse  de 
l'Empereur  et  vivait  dans  son  intimité.  Napoléon  avait  l'air  sincère- 
ment résigné  à  finir  sa  carrière  dans  ce  royaume  de  8000   hectares. 

Était-ce  un  moyen  de  tromper  l'Europe,  qu'un  air  de  méditation 
farouche  eût  inquiétée?  Peut-être;  mais  sans  doute  Napoléon  ne 
pouvait  se  résigner  au  repos.  Il  n'avait,  d'ailleurs,  nul  besoin  de 
feindre  la  sagesse.  Ses  ennemis  ne  lui  en  savaient  aucun  gré  et 
considéraient  sa  situation  comme  provisoire.  Ils  se  souciaient  peu 
des  conséquences  qu'entraîneraient  les  injures  faites  à  un  tel  voisin. 
Louis  XVIII,  qui  avait  pourtant  ratifié  le  traité  de  Fontainebleau 
(30  mai),  était  tout  à  sa  rancune.  Il  ne  voulait  pas  écrire  de  sa  main 
le  nom  de  Napoléon  qu'il  désignait  par  les  lettres  B.  P.  Il  ne  lui 
paya  pas  la  pension  promise  par  le  traité,  deux  millions  de  rentes; 
Metternich  garda  le  fils  de  l'Empereur,  et  plaça  près  de  sa  femme 
un  officier  autrichien  qui,  dit  Meneval,  avait  «  mission  de  lui  faire 
oublier  la  France  et  l'Empereur,  en  poussant  les  choses  jusqu'où 
elles  pouvaient  aller  ».  On  parlait  à  Vienne  de  transporter  Napo- 
léon en  Guyane,  aux  Açores  ou  à  Sainte-Hélène.  Il  le  sut,  et  décida 
de  prendre  l'offensive. 

Des  journaux  français  et  anglais  le  tenaient  au  courant  des 
événements  de  France.  La  visite  d'un  agent  du  duc  de  Bassano, 
Fleury  de  Chaboulon,  lui  apprit  le  mécontentement  croissant  de  la 
nation,  l'agitation  de  l'armée  :  quelques  généraux,  Drouet  d'Erlon, 
les  deux  frères  Lallemand,  Lefebvre-Desnouettes,  d'accord  avec 
Fouché  dont  le  roi  avait  refusé  les  services,  avaient  formé  le  projet 
d'entraîner  certaines  garnisons  du  Nord  sur  Paris  pour  établir  une 
régence  au  nom  de  Napoléon  ou  pour  proclamer  roi  le  duc 
d'Orléans;  aux  républicains  restés  hostiles  à  l'Empire, Fouché  pro- 
mettait le  duc  d'Orléans,  aux  officiers,  Napoléon.  C'était  un  complet 
vague,  tout  en  conversations  entre  d'anciens  conventionnels  et 
quelques  militaires.  Pourtant,  le  5  mars,  Charles  Lallemand,  com- 
mandant le  département  de  l'Aisne,  qui  était  le  plus  ardent  parmi 


AGITATION 

ET  CONSPIRATION 

MILITAIRE 

EN  FRANCE. 


de  Louis  XVIII,  Lyon,  1810;  —  Barret,  Des  fédérations  nationales  e!  de  leur  influence  politique 
et  militaire,  Lyon,  s.  d.  (i8i5);  —  Gavaud,  Les  crimes  des  fédérés;  moyen  d'anéantir  celle  secte 
d'anarchistes,  et  de  cimenter  le  trône  des  Bourbons,  Lyon,  i8i5;  —  Gonnet,  Les  Cent-Jours  à 
Lyon  (Revue  d'histoire  de  Lyon,  1908) 

L'Acte  additionnel  est  très  complètement  étudié  dans  L.  Radiguet,  L'acte  additionnel  aux 
constitutions  de  l'Empire  du  !S  avril  1815,  Paris,  1911,  qui  donne  une  bibliographie,  et  que 
sou  auteur  a  résumé  sous  le  titre  L'acte  additionnel  de  1815,  dans  la  Revue  des  Etudes  napo- 
léoniennes de  mars  1912. 

Sur  la  guerre,  outre  le  récit  de  Houssaye,  1815,  t.  II,  voir  les  articles  publiés  par  A.  Sorel, 
Etudes  de  littérature  et  d'histoire,  1901;  —  par  Salomon  Reinach  (Revue  critique,  1899); 
—  Patry,  Waterloo,  la  véritable  cause  du  désastre  (Revue  bleue,  1899);  —  Général  Bonnal, 
La  campagne  de  Waterloo  (Temps,  du  29  octobre  1906,  d;<piès  Pollio,  Waterloo,  cun  nuovi 
documenli,  Roma,  1906). 


'.3 


L' établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


EVASION 

DE  V EMPEREUR 


les  conspirateurs,  donna  le  signal  de  la  révolte.  Un  régiment  de 
chasseurs  et  un  régiment  de  ligne  traversèrent  Cambrai,  la  Fère, 
Noyon,  Compiègne,  en  brisant  les  fleurs  de  lys.  On  les  arrêta  sans 
peine  et  ils  se  débandèrent.  Le  même  jour  on  apprit  que  Napoléon 
avait  débarqué  en  Provence. 

Il  avait  brusquement  risqué  l'évasion  au  lendemain  du  départ 
de  Fleury  de  Ghaboulon  (24  fév.).  Dans  la  matinée  du  26  février, 
avec  une  partie  de  sa  petite  armée,  deux  cents  chasseurs  corses, 
cent  Polonais,  et  quatre  cents  soldats  de  la  Vieille  Garde,  il  s'em- 
barqua sur  son  brick  Y  Inconstant:  trois  petits  bâtiments  saisis 
à  Porto-Ferrajo  l'escortèrent.  La  flottille  arriva  le  1er  mars  au 
Golfe  Jouan.  Quand  la  petite  troupe  fut  à  terre,  rangée,  les  drapeaux 
tricolores  flottant  au  vent,  les  capitaines  de  chaque  compagnie  lurent 
à  leurs  hommes  la  proclamation  «  à  l'armée  »  dictée  par  l'Empereur 
pendant  la  traversée  : 

la  proclamation  <•  Soldats!  nous  n'avons  pas  été  vaincus!...  Votre  général,  appelé  au  trône 
du  golfe  jouan  par  ]e  vœu  du  peuple,  et  élevé  sur  vos  pavois,  vous  est  rendu  :  venez  le 
rejoindre....  Reprenez  ces  aigles  que  vous  aviez  à  Ulm,  à  Austerlitz,  à  Iéna,  à 
Eylau,  à  Fnedland,  à  Tudela,  à  Eckhmûhl,  à  Essling,  à  Wagrara,  à  Smolensk, 
à  la  Moskowa,  à  Liitzen,  à  Wurtschen,  à  Montmirail!...  La  victoire  marchera 
au  pas  de  charge;  l'aigle  avec  les  couleur?  nationales  volera  de  clocher  en 
clocher  jusqu'aux  tours  de  Notre-Dame!  » 


L'EMPEREUR 
SUR  LA  ROUTE 
DES  ALPES, 


Les  soldats,  sur  la  plage  déserte,  crièrent  :  «  Vive  l'Empereur!  » 
Le  «  vol  de  l'aigle  »  dura  vingt  jours,  du  Golfe  Jouan  aux 
tours  de  Notre-Dame.  De  Cannes  à  Gap.  Napoléon  ne  rencontre  ni 
obstacle  ni  partisans.  Masséna,  qui  commande  à  Marseille,  envoie 
des  troupes  pour  lui  barrer  la  route  à  Sisteron;  elles  arrivent  qua- 
rante heures  après  lui.  Elles  le  suivent.  Si  Grenoble  l'arrête,  il  sera 
pris  entre  deux  feux,  «  dans  la  souricière  »,  disait  Masséna.  Mais 
Bonaparte  n'est  déjà  plus  un  aventurier  qu'on  arrête. 

D'abord,  il  a,  depuis  le  Golfe  Jouan,  parlé  aux  soldats,  en 
soldat  :  «  Vos  rangs,  vos  biens,  votre  gloire  n'ont  pas  de  plus  grands 
ennemis  que  ces  princes,  que  les  étrangers  vous  ont  imposés  ». 
A  Laffray,  dans  l'étroit  défilé  où  le  général  Marchand  veut  barrer 
la  route  de  Grenoble  avec  six  régiments,  seul,  à  la  tête  de  ses 
vétérans  qui  ont  l'arme  sous  le  bras.  l'Empereur  s'avance  vers  le 
5e  de  ligne,  et  dit  aux  soldats  qui  le  couchent  en  joue  :  «  S'il  est 
parmi  vous  un  soldat  qui  veuille  tuer  son  Empereur,  il  peut  le 
napoléon  faire  ».  Les  soldats  jettent  leurs  fusils.  Aux  paysans  du  Dauphiné 

révolutionnaire.  Qui  l'acclament,  il  dit  la  parole  politique  qu'attend  le  peuple,  la 
parole  qui  le  libère  des  fantômes  du  passé  :  «  Le  trône  des  Bourbons 
est  illégitime  parce  qu'il  n'a  pas  été  élevé  par  la  nation.  Vos  frères 


c  4' 


chapitbb  ii  Les  Cent -Jours. 

sont  menacés  du  retour  des  dîmes,  des  privilèges,  des  droits 
féodaux.  N'est-il  pas  vrai,  citoyens!  »  C'est  la  Révolution  ressus- 
citée  qui  parle.  Deux  mille  paysans  descendent  avec  lui  de  Laffray, 
par  Vizille  où  il  est  reçu  en  triomphateur,  sur  Grenoble.  Dans  la 
ville  six  régiments  avaient  été  réunis  pour  «  observer  »  les  agita- 
tions anti-autrichiennes  des  patriotes  italiens.  S'il  s'en  empare,  s'il 
les  entraîne,  le  succès  de  la  marche  sur  Paris  est  presque  assuré. 
Le  colonel  du  7e  de  ligne,  La  Bédoyère,  conduit  son  régiment  sur  la 
route  de  Vizille,  à  la  rencontre  de  Napoléon.  Les  habitants,  sur  le 
sommet  des  remparts,  l'attendent.  La  porte  de  Bonne,  où  ses  troupes 
se  présentent,  est  gardée  par  un  régiment  et  vingt  canons.  «  Ouvrez, 
au  nom  de  l'Empereur  »,  crie  un  officier  d'ordonnance  qui  a  pris  les 
devants.  Le  colonel  qui  garde  la  porte  hésite,  envoie  demander  des 
ordres  au  gouverneur  de  la  ville  :  «  Répondez  à  coups  de  fusil  »,  et 
le  gouverneur  arrive  lui-même,  harangue  les  soldats,  qui  crient  : 
«  Vive  l'Empereur!  »  La  foule  grossit,  on  entend  crier  :  «  Ouvrez! 
ouvrez  !  »  Les  charrons  du  faubourg  apportent  un  madrier  et  brisent 
la  porte.  L'Empereur  passe  en  triomphe  dans  un  délire  furieux 
d'acclamations  poussées  par  le  peuple  et  par  les  soldats.  A  Grenoble, 
il  précise  et  il  explique  le  sens  révolutionnaire  de  son  retour  :  «  Mes 
droits  ne  sont  que  ceux  du  peuple  »  (8  mars).  Toutes  les  troupes  de 
Grenoble  partent  avec  lui  pour  Lyon;  le  long  du  chemin,  les  paysans 
les  escortent,  les  acclament.  A  Lyon  (10  mars),  la  foule  qui  le  porte 
en  triomphe  ajoute  à  ses  cris  de  joie  frénétiques  celui  de  :  «  A  bas 
les  prêtres  !  » 

De  Lyon,  il  proscrit  la  cocarde  blanche,  licencie  la  Maison  du  de  lyon  a  autun. 
roi,  abolit  la  Chambre  des  pairs,  «  composée  en  partie  de  personnes 
qui  ont  porté  les  armes  contre  la  France  et  qui  ont  intérêt  au  réta- 
blissement des  droits  féodaux  et  à  l'annulation  des  ventes  natio- 
nales »  ;  il  dissout  la  Chambre  des  députés,  convoque  les  collèges 
électoraux  au  Champ  de  Mai.  Comme  Louis  XVIII  avait  affecté  de 
rappeler  à  la  vie  les  noms  des  vieilles  institutions  de  la  monarchie, 
Napoléon  reprend  celui  d'une  assemblée  du  temps  de  Charlemagne  : 
le  corps  électoral  tout  entier,  délégué  de  la  nation,  réuni  à  Paris  en 
Champ  de  Mai,  y  assistera  au  sacre  de  l'impératrice  et  du  roi  de 
Rome,  «  et  apportera  aux  constitutions  impériales  les  changements 
rendus  nécessaires  par  le  besoin  d'une  sage  liberté.  Puis,  jusqu'à 
Paris,  la  marche  continue,  rapide  et  triomphale;  les  villes,  Mâcon, 
Tournus,  Chalon-sur-Saône,  Saint-Jean-de-Losne,  Arnay-le-Duc, 
Avallon  l'acclament,  les  garnisons  le  suivent.  A  Auxerre,  la  cause 
des  Bourbons  subit  un  échec  décisif;  c'est  là  que  Ney  rejoint  son 
maître.  Il  était  en  Normandie  quand,  à  la  nouvelle  du  débarque- 

<  /ir»   » 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

ment,  Louis  XVIII  lui  confia  le  commandement  du  corps  d'armée 
de  Besançon.  «  La  démarche  de  Bonaparte  est  insensée,  dit  le 
maréchal  en  présence  du  Roi;  Bonaparte  a  rompu  son  ban  :  il 
mérite,  s'il  est  repris,  d'être  mis  à  Charenton  et  ramené  à  Paris 
ney  rejoint  dans  une  cage  de  fer.  »  Ney  s'exalte  à  l'idée  d'être  le  sauveur  de  la 
vempereur.  monarchie  ;  il  dit  encore,  le  11  mars  :  «  Il  faudra  courir  au  Bona- 

parte comme  sur  une  bête  fauve  ou  un  chien  enragé  ».  Mais  le 
voici  à  Lons-le-Saulnier;  il  trouve  ses  soldats  en  révolte;  il  déses- 
père de  les  ramener;  placé  dans  l'alternative  de  les  abandonner  ou 
de  les  suivre,  il  les  conduit  à  l'Empereur  :  «  Je  vous  aime,  Sire, 
mais  la  patrie  avant  tout!  avant  tout!  —  C'est  l'amour  de  la  patrie 
qui  me  ramène  en  France  »,  répond  Napoléon.  Ney  est  le  premier 
des  chefs  illustres  de  l'armée  impériale  qui  ait  suivi  le  torrent. 
Macdonald  et  Mortier  sont  encore  fidèles  au  roi;  Masséna  n'a  pas 
quitté  Marseille,  ni  Oudinot,  Metz,  ni  Gouvion-Saint-Cyr,  Orléans. 
D  Auxerre  à  Montereau,  Napoléon  fait  embarquer  ses  troupes  sur 
l'Yonne  tandis  qu'il  chemine  sur  la  route,  avec  une  simple  escorte. 
A  Autun,  il  dit  au  maire  :  «  Vous  vous  êtes  laissé  mener  par  les 
prêtres  et  les  nobles  qui  voudraient  rétablir  la  dîme  et  les  droits 
féodaux.  J'en  ferai  justice;  je  les  lanternerai!  » 
le  gouvernement  Le  gouvernement,  qui  négociait  à  Vienne  la  transportation  de 
au  dangerAS  Bonaparte  hors  de  l'Europe,  pensait  beaucoup  plus  à  exercer  une 
vengeance  qu'à  se  garantir  contre  le  danger  que  lui  créait  un  tel 
voisinage.  Au  mois  d'août  1814,  il  s'inquiétait  davantage  du  séjour 
de  Marie-Louise  aux  eaux  d'Aix.  Pourtant,  en  apprenant,  le  5  mars., 
le  débarquement,  il  fit  bonne  contenance.  Personne  n'imagine  que 
l'Empereur  arrivera  à  Paris,  ni  même  tentera  d'y  arriver.  On  pense  : 
il  sera  rejeté  dans  les  montagnes  en  Piémont,  ou  en  Suisse;  ou 
bien  arrêté;  et,  tout  compte  fait,  c'est  un  événement  heureux  que 
ce  retour;  on  en  finira  avec  le  grand  perturbateur.  Ordre  est  donné 
à  tout  militaire,  garde  national  ou  simple  citoyen  «  de  lui  courir 
sus  ».  Paris  est  tout  à  fait  rassurant.  La  garde  nationale  acclame 
Louis  XVIII.  Tous  les  journaux  s'indignent  contre  Bonaparte.  Ben- 
jamin Constant  fulmine  dans  les  Débats  contre  «  l'homme  teint  de 
notre  sang  ».  Comte,  rédacteur  au  Censeur,  disserte  «  de  l'impossi- 
bilité d'établir  un  gouvernement  constitutionnel  sous  un  chef  mili- 
taire et  particulièrement  sous  Napoléon  ».  Lafayette  paraît  aux 
Tuileries  avec  la  cocarde  blanche.  Les  officiers  mêmes,  dérangés 
dans  leur  sécurité,  les  troupes  et  le  peuple  ne  bougent  pas.  On  n'a 
pas,  à  Paris,  autant  qu'en  province,  tremblé  pour  les  biens  natio- 
naux, souffert  des  prétentions  des  prêtres  et  de  la  morgue  des 
féodaux.... 

<  46  t 


CHAPITRE    II 


Les  Cent- Jours. 


Cependant  les  préfets  annoncent  des  manifestations  bonapar- 
tistes, des  rébellions  militaires;  et  Ton  s'émeut.  C'est  une  conspi- 
ration, à  n'en  pas  douter.  Soult,  ministre  de  la  Guerre,  qui  ne  l'a  pas 
déjouée,  devient  suspect.  Blacas  assure  que  cet  homme  perfide  a 
choisi  des  garnisons  bonapartistes  pour  les  échelonner  sur  le  pas- 
sage  du  Corse.  Clarke,  qui  remplace  Soult,  mobilise  les  réserves  et 
ordonne  la  levée  en  masse  des  gardes  nationaux.  La  Chambre, 
réunie  en  hâte,  confie  d'une  seule  voix  «  le  dépôt  de  la  Charte  et  de 
la  liberté  publique  à  la  fidélité  et  au  courage  de  l'armée,  des  gardes 
nationales  et  de  tous  les  citoyens  »,  et,  par  précaution  naïve, 
décide  qu'on  paiera  désormais  leurs  pensions  aux  militaires  mem- 
bres de  la  Légion  d'honneur.  Le  Roi  se  rend  au  Palais-Bourbon,  où 
sont  réunis  les  pairs  et  les  députés  (16  mars),  leur  rappelle  son  âge, 
ses  malheurs,  sa  volonté  d'être  un  bon  roi,  jure  la  Charte  encore 
une  fois  : 


DEMISSION 
DE  SOULT. 


LE  ROI 
ET  MONSIEUR  AU 

PALAIS-BOURBON. 


«  J'ai  revu  ma  patrie,  dit-il,  je  l'ai  réconciliée  avec  toutes  les  puissances 
étrangères....  J'ai  travaillé  au  bonheur  de  mon  peuple....  Pourrais-je,  à  soixante 
ans,  mieux  terminer  une  carrière  qu'en  mourant  pour  sa  défense?  Je  ne  crains 
donc  rien  pour  moi;  mais  je  crains  pour  la  France.  Celui  qui  vient  allumer 
parmi  nous  les  torches  de  la  guerre  civile,  y  apporte  aussi  la  guerre  étrangère  ; 
il  vient  remettre  notre  patrie  sous  un  joug  de  fer;  il  vient  enfin  détruire  cette 
Charte  constitutionnelle  que  je  vous  ai  donnée,  cette  Charte,  mon  plus  beau 
titre  aux  yeux  de  la  postérité  ;  cette  Charte  que  tous  les  Français  chérissent  et 
que  je  jure  ici  de  maintenir.  » 


Puis  —  moment  plus  solennel  encore  —  le  comte  d'Artois, 
l'ennemi  notoire  de  la  Charte,  s'approche  du  Roi;  il  arrive  de  Lyon 
d'où,  ayant  vainement  essayé  d'arracher  aux  troupes  un  cri  de 
«  Vive  le  Roi!  »  il  a  brusquement  pris  la  fuite;  le  voici  devant 
l'assemblée;  il  lève  la  main  et  s'écrie  :  «  Nous  jurons  sur  l'honneur 
de  vivre  et  de  mourir  fidèles  à  notre  Roi  et  à  la  Charte  constitu- 
tionnelle qui  assure  le  bonheur  des  Français!  »  L'Assemblée  l'ap- 
plaudit, le  Roi  l'embrasse,  et  le  président  Laîné  constate  ;  «  Ce  n'est 
plus  de  la  cour  que  peuvent  venir  les  inquiétudes  sur  la  liberté  »  ; 
le  Roi,  l'héritier  du  trône  ont  fait  leur  serment  solennel  :  «  ils  n'au- 
raient jamais  ni  la  volonté  ni  le  pouvoir  de  les  violer  ». 

Mais  Napoléon  avance;  le  13  mars,  il  couche  à  Mâcon,  le  14  à 
Chalon,  le  15  à  Autun,  le  16  à  Avallon.  le  17  à  Auxerre.  Que  fera 
le  Roi?  Ou  que  faire  du  Roi?  Blacas  propose  que  Louis  XVIII  sorte 
de  Paris  en  calèche  découverte  avec  le  premier  gentilhomme  de  la 
chambre,  entouré  des  pairs  et  des  députés  :  Attila  reculera  devant 
ce  cortège.  Vitrolles,  moins  théâtral,  voudrait  un  départ  pour  la 
Rochelle  avec  les  Chambres.  Louis  XVIII  n'a  pas  d'avis,  mais  donne 


FUITE  DU  ROI 
ET  DE  LA  COUR. 


47 


L' établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


LE  VINGT  MARS. 


TENTATIVES 
D  AGITATION 
ROYALISTE 
A  BORDEAUX 
ET  A  TOULOUSE. 


CAMPAGNE  DU 
DUC  V ANGOULÊME 
DANS  LE  MIDI. 


à  tous  les  soldats  de  l'ancienne  garde  le  grade  de  sous-lieutenant. 
Finalement,  Blacas  le  décide  à  partir  pour  Lille  (19  mars)  La  légi- 
timité «  tombe  en  défaillance  »,  dit  Chateaubriand. 

Napoléon  arrive  aux  Tuileries  le  lendemain  20  mars  à  9  heures 
du  soir;  la  foule,  subitement  soulevée,  l'accompagne  en  colonnes 
serrées,  criant  frénétiquement  :  «  Vive  l'Empereur!  A  bas  la 
calotte!  »  De  la  cour  du  château  jusqu'à  son  cabinet,  l'Empereur  est 
porté  dans  une  cohue  où  il  risque  d'être  étouffé,  les  yeux  clos, 
comme  bercé  par  un  rêve,  au  milieu  d'un  délire  d'enthousiasme  où 
se  mêlent  les  acclamations  de  la  foule  et  de  sa  cour  subitement 
réunie  qui  l'attend  là,  depuis  deux  heures,  dans  la  fièvre.  Le  calme 
rétabli,  les  cavaliers  de  l'escorte  attachent  leurs  chevaux  à  la  grille 
et  s'endorment  dans  leurs  manteaux.  De  Vizille  à  Paris,  l'enthou- 
siasme révolutionnaire  a  accompagné,  a  protégé  cette  aventure 
inouïe.  C'est  pourquoi  la  France  a  été  conquise  par  «  l'invasion  d'un 
seul  homme  ». 

La  révolution  fut  généralement  acceptée,  Deux  chefs  militaires 
seulement,  Victor  et  Gouvion  Saint-Cyr,  rejoignirent  le  Roi.  Le 
Midi  s'agita  quelque  temps.  A  Bordeaux,  la  duchesse  d'Angoulême, 
«  le  seul  homme  delà  famille  »,  disait  Napoléon,  essaya  d'entraîner 
les  militaires.  Il  y  avait  là  un  «  régiment  d'Angoulême  ».  Elle  parut 
aux  casernes,  offrit  des  bouquets  aux  soldats,  passa  des  revues  :  les 
soldats  enlevèrent  silencieusement  les  fleurs  de  lys  de  leurs  schakos. 
Quand  arriva  le  général  Clausel,  envoyé  par  Napoléon  pour 
commander  la  ville,  avec  une  compagnie  et  un  peloton  de  gen- 
darmes, la  duchesse  donna  l'ordre  de  combattre,  harangua  les 
troupes  :  «  Est-ce  au  régiment  d'Angoulême  que  je  parle?  Avez- vous 
oublié  celui  que  vous  nommiez  votre  prince?  Et  moi,  ne  m'appclïez- 
vous  pas  votre  princesse?  »  Personne  ne  bougea.  Elle  partit,  le 
2  avril,  sur  un  bateau  anglais.  A  Toulouse.  Vitroiles  voulut  con- 
stituer un  gouvernement;  il  s'agita  huit  jours  et  fut  emprisonné. 
A  Nîmes,  où  le  parti  royaliste  est  fort,  le  duc  d'Angoulême  compte 
réunir  dix  mille  hommes,  marcher  sur  Lyon  et  s'en  emparer.  En 
effet,  il  remporte  un  petit  succès  à  Montélimar  sur  les  gardes  natio- 
naux, mais,  à  peine  arrivé  à  Valence,  il  apprend  que  les  bonapar- 
tistes ont  pris  Nîmes.  Il  bat  en  retraite,  poursuivi  jusqu'à  Pont-Saint- 
Esprit  par  le  général  Grouchy  qui  commande  les  troupes  de  Lyon  ; 
mais  à  Pont-Saint-Esprit  commande  le  général  Gilly,  destitué  pa, 
lui  à  Nîmes  quelques  jours  auparavant.  Le  duc  d'Angoulême  caj.- 
tule  à  la  Palud  le  8  avril,  et  obtient  de  s'embarquer  à  Cette  le  14  avril. 
C'est  la  fin  des  résistances  du  Midi  ;  Marseille  se  rallie  le  lendemain. 
Il  n'y  a  plus  de  Bourbons  en  France  le  16  avril. 


48 


CHAPITRE  H  Les    Ccnt-JoiUS. 

Un  instant  on  avait  compté    sur  les    Vendéens;    le    duc   de  la 

Bourbon,  vieillard  fatigué,  venu  pour  les  soulever,  les  trouva  ROC/,EEJ'i^!''':."'':,J 
méfiants,  irrités  contre  Louis  XVIII  dont  le  libéralisme  les  avait 
déçus;  il  repartit  le  6  avril.  Plus  tard,  vers  le  15  mai,  l'agitation, 
organisée  cette  fois  par  les  prêtres,  commença  dans  les  campagnes; 
l'Angleterre  envoya  des  armes  par  le  marquis  de  la  Rochejaque- 
lein,  qui  se  fit  commandant  en  chef  des  paysans  insurgés  ;  mais 
quinze  jours  après,  31  mai,  trois  de  ses  «  corps  d'armée  »  acceptaient 
de  négocier  avec  le  général  Lamarque  envoyé  contre  eux.  La  Roche- 
jaquelein  ayant  été  tué  le  4  juin,  cette  petite  guerre  se  prolongea 
jusqu'à  Waterloo  sans  éclat  et  sans  danger  pour  le  gouvernement. 

Elle  eut,  au  contraire,  cet  effet  inattendu  de  provoquer  dans  le  parti 

l'Ouest,  et  de  là  dans  toute  la  France,  l'organisation  du  parti  de  la  RÉV0LUJ.'^)'<A!,hlî 
Révolution.  A  Rennes,  à  Nantes,  naquirent  les  premières  «  fédéra-  en  fédérations. 
tions  »,  réunions  de  patriotes  unis  par  le  serment  de  défendre, 
comme  en  1790,  la  patrie  et  la  liberté.  De  la  Bretagne,  le  mouve- 
ment se  propagea  dans  toute  la  France,  à  Dijon,  à  Strasbourg,  à 
Nancy,  à  Metz,  à  Grenoble,  à  Angers.  La  fédération  de  Lyon,  orga- 
nisée par  le  maire,  et  qui  comprit  les  départements  du  Rhône,  de  la 
Loire,  de  la  Haute-Loire,  du  Puy-de-Dôme,  du  Cantal,  de  l'Isère,  de 
l'Ain,  de  Saône-et-Loire,  résume  dans  son  appel  les  intentions,  le 
programme  des  fédérés  : 

«  Les  rois  veulent  dissoudre  une  nation  dont  le  courage  les  effraie  ;  très 
bien,  resserrons,  s'il  est  possible,  les  liens  qui  nous  unissent!  Faisons  le  ser- 
ment sacré  de  ne  jamais  nous  séparer...  que  ce  mot  si  puissant  de  fédération 
retentisse  dans  toute  la  France  :  que  ces  nœuds  tissus  entre  les  départements 
lient  les  provinces!  qu'ils  soient  les  remparts  invincibles  de  notre  liberté!  » 

La  patrie  est  inséparable  de  la  liberté,  l'une  est  aussi  menacée 
que  l'autre,  car  les  alliés  veulent  à  la  fois  «  dissoudre  le  peuple 
français  »,  et  le  «  soumettre  aux  lois  d'une  féodalité  honteuse  »  : 

«  L'objet  de  cette  confédération  est  de  consacrer  tous  ses  moyens  à  la  pro- 
pagation des  journaux  libéraux,  d'opposer  la  vérité  à  l'imposture;  de  répandre 
la  lumière  au  milieu  des  gens  égarés;  de  soutenir  l'esprit  public  au  niveau  des 
circonstances;  de  s'opposera  tous  les  désordres,  de  maintenir  dans  l'intérieur 
du  pays  la  sûreté  publique;  d'employer  tout  ce  qu'on  peut  avoir  d'influence  et 
de  crédit  pour  faire  rester  chacun  dans  la  ligne  de  ses  devoirs  envers  le  prince 
et  la  patrie;...  de  déjouer  tous  les  complots  tournés  contre  la  liberté,  nos  Con- 
stitutions et  l'Empereur.  » 

Les  fédérés  sont  ligués  contre  l'ennemi  du  dedans  et  contre 
l'ennemi  du  dehors;  leur  programme,  c'est  :  sauver  la  Révolution 
par  1  Empereur.  A  Paris,  le  mouvement  fédéra tif  est  organisé  par  les 
«  patriotes  »  des  faubourgs  Saint-Marceau  et  Saint-Antoine  avec  un 

<   *'i9  » 

Lavisse.  —  H.  Conterup.,  IV.  4 


L'élab  lisse  ment  du   Régime  parlementaire.  livre  premier 

enthousiasme  qui  rappelle  celui  d'août  1792.  Reçus  par  l'Empereur 
aux  Tuileries,  ils  déclarent  :   «  Nous  voulons,  par  notre  attitude, 
frapper   de  terreur  les    traîtres  qui  pourraient  désirer  encore  une 
fois  l'avilissement  de  la  patrie  ». 
la  presse  libre.  Les  journaux,  qui  jouirent,  depuis  le  20  mars,  d'une  liberté 

presque  illimitée,  exprimèrent,  en  reprenant  le  ton  et  les  allures  de 
la  presse  révolutionnaire,  des  opinions  opposées.  Le  Patriote  de  1789, 
rédigé  par  un  ancien  secrétaire  de  la  Commune  du  10  août,  Méhée 
de  la  Touche,  avait  pris  pour  devise  :  «  La  patrie  avant  tout,  que 
m'importe  Napoléon?  ».  On  vendait  dans  les  rues  le  Père  Nicolas, 
ami  du  peuple,  journal  populaire,  rédigé  dans  le  style  du  Père 
Duchêne,  avec  moins  de  grossièreté,  qui  défendait  le  bonapartisme 
au  nom  de  la  fraternité  révolutionnaire.  Le  Censeur  rappelait  hardi- 
ment que  l'Empire  avait  été  légitimement  renversé  en  1814  :  «  Et  peu 
importe  que  Napoléon  ait  été  proclamé  Empereur  par  l'armée  et  par 
les  habitants  des  pays  où  il  a  passé...  la  France  n'appartient  ni  aux 
soldats  ni  aux  habitants  qui  se  sont  trouvés  sur  la  route  de  Cannes  à 
Paris  ».  Le  gouvernement  n'est  qu'un  gouvernement  provisoire;  il  ne 
peut  être  légitimé  que  par  une  assemblée  librement  élue  qui  fera 
une  nouvelle  constitution.  Les  journaux  légitimistes  se  taisaient. 
L'ancienne  Quotidienne,  qui  prit  le  nom  de  Feuille  du  Jour,  ne  com- 
mentait que  les  nouvelles  de  Vienne.  D'autre  part,  le  Journal  des 
Débats,  redevenu  le  Journal  de  l'Empire,  représentait  l'opinion 
visiblement  dominante.  Les  lettres  à  l'Empereur  et  aux  ministres 
qu'il  insérait  chaque  jour,  parlaient  toutes  un  langage  oublié  depuis 
vingt  ans;  elles  rappelaient,  pour  les  donner  en  exemples,  le  Comité 
de  salut  public,  la  Terreur,  la  confiscation  des  biens  des  nobles  : 
«  Qu'on  ne  craigne  pas  les  jacobins!  quand  la  patrie  est  en  danger, 
c'est  par  les  moyens  révolutionnaires  qu'il  faut  la  défendre  ». 

Tous  les  préfets  et  sous-préfets  constatent  le  réveil  révolution- 
naire :  «  C'est  de  la  frénésie,  dit  l'un  d'eux;  on  menace  les  prêtres 
et  les  nobles  ;  en  1793,  les  esprits  n'étaient  pas  aussi  montés  qu'au- 
jourd'hui ».  On  crie  :  «  A  bas  les  prêtres!  les  aristocrates  à  la 
lanterne!  »  Et  toute  la  France  chante  la  Marseillaise.  Étonné  de 
retrouver,  comme  il  le  dit  au  20  mars  à  Mole,  «  la  haine  des  prê- 
tres et  de  la  noblesse  aussi  universelle  et  aussi  violente  »  que 
vingt  ans  auparavant,  Napoléon  va-t-il,  pour  rester  en  communion 
avec  le  parti  qui  l'acclame,  devenir  au  vrai  ce  qu'on  croit  qu'il  est. 
le  «  soldat  de  la  Révolution  »,  le  dictateur  jacobin,  c'est-à-dire 
patriote,  démocrate  et  anticlérical,  qui  vaincra  l'ancien  régime  res- 
suscité par  les  rois  en  haine  de  la  France,  et  qui,  s'il  le  faut,  pour 
sauver  la  Révolution,  vaincra  l'Europe? 

<  5o  > 


CHAPITHE   II 


Les  Cent-Joun  . 


II.    —   L'ORGANISATION   DU    NOUVEAU   GOUVERNE- 
MENT (21    MARS-ib    JUIN) 


M 


AIS   Napoléon   ne    voulut    pas    recommencer   la    Révolution.  napoléon 

Tint-il   réellement  à  Mole  ce  propos  «  qu'il  n'aurait  jamais  révolutionnaire 


quitté  l'île  d'Elbe,  s'il  avait  prévu  à  quel  point,  pour  se  maintenir, 
il  aurait  besoin  de  complaire  au  parti  démocratique  »?  Ce  qui  est 
sur.  c'est  qu'il  ne  reconnaissait  plus  la  France;  il  était,  au  dire  de 
Lavalette,  «  effrayé  de  l'énergie  de  tout  ce  qui  l'entourait.  Les  onze 
mois  du  roi  nous  avaient  rejetés  en  1792,  et  l'Empereur  s'en  aperçut 
promptement;  car  il  ne  retrouva  plus  ni  la  soumission  ni  le  pro- 
fond respect,  ni  l'étiquette  impériale  ».  Le  Conseil  d'État  vint  lui 
demander  la  liberté  de  la  presse,  et  la  responsabilité  des  ministres. 
La  Cour  de  Cassation,  la  Cour  des  Comptes,  le  Conseil  municipal 
de  Paris  lui  rappelèrent  sa  promesse  d'une  constitution,  «  qui, 
garantie  par  vous,  ne  sera  pas  aussitôt  violée  que  promulguée  », 
lui  dit  le  Conseil  municipal.  Ces  audaces  troublèrent  Napoléon,  il 
ne  se  décida  ni  pour  la  dictature  ni  pour  la  Révolution.  Il  se  con- 
tenta d'accommoder  aux  goûts  de  la  bourgeoisie  libérale  les  tradi- 
tions et  le  personnel  de  l'Empire;  il  se  fit  monarque  constitutionnel. 

La  plupart  des  anciens  ministres  reprirent  leurs  portefeuilles  ; 
un  seul  nom  nouveau,  mais  significatif,  Carnot,  reparut,  pour 
donner  confiance  aux  «  patriotes  ».  Encore  le  vieux  conventionnel 
dut-il  accepter  le  titre  de  comte;  c'était  le  classer  dans  la  hiérarchie, 
dans  la  «  légitimité  »  impériale.  L'administration,  effrayée  par  le 
tumulte  révolutionnaire,  ne  parla  que  d'apaisement.  On  laissa  se 
perdre  l'enthousiasme  des  fédérés;  on  ne  les  employa  pas.  Aucun 
royaliste  ne  fut  inquiété.  Fouché,  qui  a  repris  la  direction  de  la 
police,  encourage  cette  faiblesse  par  calcul;  il  est  obligeant,  bien- 
veillant pour  les  ennemis  déguisés  ou  avoués  de  l'Empire  ;  il  retarde 
indéfiniment  les  mesures  de  rigueur  contre  les  plus  dangereux  ;  il 
s'applique  à  se  créer  des  titres  à  la  reconnaissance  d'un  parti  dont 
il  prévoit  le  retour  prochain.  Les  préfets  les  plus  suspects  restent 
plusieurs  semaines  en  fonctions  ;  les  maires  (beaucoup  sont  d'anciens 
nobles)  étant  hostiles,  un  décret  du  30  avril  rend,  dans  les  villes 
au-dessous  de  5  000  âmes,  la  nomination  des  municipalités  aux 
citoyens  actifs,  c'est-à-dire  aux  bourgeois,  qui  en  réélisent  les  deux 
tiers. 

L'entourage  de  l'Empereur  s'étonne  :  «  Dans  quelle  voie  marche- 
t-il  donc?  dit  Caulaincourt  à  Pasquier.  Lui-même  ne  le  sait  pas.... 


LE  NOUVEAU 
GOUVERNEMENT. 


LA  POLITIO'!- 
DE  FOUCHÉ. 


NAPOLÉON  EST 
SANS  PROGRAMME. 


5l 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE   PREMIEH 


IL  PROMET  UNE 
ADDITION  AUX 
CONSTITUTIONS 
DE  L'EMPIRE. 


PROJET 
DE  CARNOT. 


NAPOLEON 
APPELLE 
BENJAMIN 
CONSTANT. 


Il  est  entièrement  hors  de  son  assiette....  Comment  ne  voit-il  pas 
que  le  sentiment  qu'il  inspire  au  plus  grand  nombre  est  celui  de  la 
peur?  »  Mais  la  peur  est  aussi  un  moyen  de  gouvernement  dont  on 
pouvait  user.  Tandis  qu'on  attend,  dans  la  foule,  quelque  grande 
mesure,  claire  et  vigoureuse,  qui  indique  avec  qui  et  contre  qui 
Napoléon  veut  gouverner,  l'Empereur  reste  indécis,  terne,  incolore; 
l'homme  qui  a  fait  le  retour  de  l'île  d'Elbe,  ce  miracle,  craint  de  faire 
des  mécontents.  Sans  doute,  l'Empereur  se  croit  encore  au-dessus 
des  partis,  comme  il  l'était,  en  1799,  quand  les  partis  étaient  ruinés, 
usés;  mais,  après  1814,  ils  sont  reconstitués  ;  Napoléon  est,  en  fait, 
devenu  le  chef  d'un  parti;  et  il  repousse  le  programme  de  ceux  qui 
le  soutiennent;  il  adopte  celui  des  hommes  auxquels  il  est  suspect. 

Encore  ne  l'adopte-t-il  pas  franchement.  Dans  un  décret  daté  de 
Lyon,  il  a  promis  une  constitution  :  «  les  collèges  électoraux  du 
département  seront  réunis  en  assemblée  extraordinaire  au  Champ 
de  Mai  afin  de  modifier  nos  Constitutions  selon  l'intérêt  et  la  volonté 
de  la  nation  ».  Promesse  vague  et  irréalisable  :  il  y  a  20000  électeurs 
de  département;  la  constitution  se  fera  sûrement  d'autre  manière. 
Les  libéraux,  à  qui  la  Charte  a  suffi,  veulent  une  constitution  qui 
ferait  un  Empire  entièrement  nouveau;  l'Empereur  ne  tiendrait 
ses  droits  que  d'un  pacte  nouveau  avec  la  nation;  il  daterait  non  de 
1804,  mais  de  1815,  et  Napoléon  de  dire  :  «  Que  faites-vous  donc  de 
mes  onze  ans  de  règne?...  Il  faut  que  la  nouvelle  constitution  se 
rattache  à  l'ancienne.  ->  Il  ne  veut  qu'un  arrangement,  une  revision, 
un  «  acte  additionnel  aux  Constitutions  de  l'Empire  ».  Lui  aussi 
prétend  «  renouer  la  chaîne  des  temps  ». 

Une  «  Commission  de  constitution  »,  où  figuraient  Carnot, 
Cambacérès,  Bassano,  Boulay  de  la  Meurthe,  Merlin  de  Douai, 
Regnault  de  Saint-Jean-d'Angély,  fut  chargée  de  ce  raccommodage. 
Tous  se  prononcèrent  pour  une  imitation  de  la  Charte,  sauf  Carnot, 
qui  proposa  un  système  vraiment  impérial,  napoléonien,  une  Cons- 
titution de  l'an  VIII  où  le  Corps  législatif  serait  élu  au  suffrage 
direct  par  les  collèges  d'arrondissement.  L'Empereur  chargea  Ben- 
jamin Constant  d'écrire  un  projet.  A  cet  adversaire  qui,  un  mois 
auparavant,  l'appelait  Attila  et  Gengiskhan,  il  dit  assez  franchement 
son  sentiment  intime.  Constant  lui-même  a  rapporté  les  propos  que 
lui  tint  l'Empereur  : 

«  La  nation  s'est  reposée  douze  ans  de  toute  agitalion  politique,  et,  depuis 
un  an,  elle  se  repose  de  la  guerre.  Ce  double  repos  lui  a  rendu  un  besoin 
d'activité;...  le  goût  des  constitutions,  des  débats,  des  harangues,  parait 
revenu;  cependant,  ce  n'est  que  la  minorité  qui  les  veut;  ne  vous  y  trompez 
pas.  Le  peuple,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  la  multitude,  ne  veut  que  moi....  Je 
ne  suis  pas,  comme  on  l'a  dit,  l'empereur  des  soldats;  je  suis  celui  des  plé- 


5  a 


CHAPITRE    II 


Les  Cent-Jours. 


cest  une 

IMITATION  DE 
LA  «  CHARTE  ». 


béiens,  des  paysans  de  France....  Fis  me  regardent  comme  leur  sauveur  contre 
les  nobles.  Je  n'ai  qu'à  faire  un  sii>ne  ou  plutôt  à  détourner  les  yeux,  les  nobles 
seront  massacrés  dans  toutes  les  provinces...  niais  je  ne  veux  pas  être  le  roi 
d'une  jacquerie.  S'il  y  a  moyen  de  gouverner  par  une  constitution,  à  la  bonne 
heure!...  Voyez  donc  ce  qui  vous  semble  possible;  apportez-moi  vos  idées  : 
des  discussions  publiques,  des  élections  libres,  des  ministres  responsables,  la 
liberté  de  la  presse...  je  veux  tout  cela....  Je  vieillis;  on  n'est  plus  à  quarante- 
cinq  ans  ce  qu'on  était  à  trente.  Le  repos  d'un  roi  constitutionnel  peut  me 
convenir;  il  conviendra  plus  sûrement  encore  à  mon  fils.   » 

Benjamin  Constant  accepta  de  fabriquer  une  nouvelle  Charte  la  constitution 
à  l'usage  du  maître  qui  lui  avait  confessé  sa  répugnance  pour  les  promulguée. 
constitutions  et  sa  résignation  à  en  essayer.  Il  y  mit  toutes  les 
«  garanties  »  :  jury,  responsabilité  ministérielle,  liberté  de  la  presse, 
et  même  la  pairie  héréditaire;  toutefois  Napoléon  ne  lui  permit  pas 
d'abolir  la  confiscation.  La  Commission  approuva,  le  Conseil  d'État 
adopta,  tout  en  protestant  encore  contre  la  confiscation,  et,  le 
22  avril,  la  Constitution  fut  promulguée. 

Elle  affirmait,  comme  en  l'an  VIII,  comme  en  l'an  X,  comme  en 
l'an  XII,  l'initiative  de  l'Empereur,  sous  réserve  de  la  sanction 
populaire. 

«  Voulant,  d'un  côté,  conserver  du  passé  ce  qu'il  a  de  bon  et  de  salutaire, 
et,  de  l'autre,  rendre  les  Constitutions  de  notre  empire  conformes  en  tout  aux 
vœux  et  aux  besoins  nationaux,  ainsi  qu'à  l'état  de  paix  que  nous  désirons 
maintenir  avec  l'Europe,  nous  avons  résolu  de  proposer  au  peuple  une  suite  de 
dispositions  tendant  à  modifier  et  perfectionner  ces  actes  constitutionnels,  à 
entourer  les  droits  des  citoyens  de  toutes  leurs  garanties,  à  donner  au  système 
représentatif  toute  son  extension,  à  investir  les  corps  intermédiaires  de  la  con- 
sidération et  du  pouvoir  désirables,  en  un  mot,  de  combiner  le  plus  haut  point 
de  liberté  politique  et  de  sûreté  individuelle  avec  la  force  et  la  centralisation 
nécessaires  pour  faire  respecter  par  l'étranger  l'indépendance  du  peuple 
français  et  la  dignité  de  la  couronne.  » 

En  effet,  sauf  le  ton.  sauf  la  forme  de  promulgation  directe, 
sauf  l'oubli  des  délibérations  promises  du  Champ  de  Mai,  l'Empe- 
reur donne  aux  libéraux  toutes  sortes  de  satisfactions.  On  reconnaît 
l'œuvre  de  l'adversaire  d'hier,  du  professeur  de  science  politique, 
Benjamin  Constant;  elle  proclame  toutes  les  libertés,  comme  la 
Charte;  elle  conserve  les  deux  chambres  :  la  Chambre  des  Pairs  et 
la  Chambre  des  représentants. 

La  Chambre  des  Pairs  est  nommée  par  l'Empereur;  ses  membres 
sont  «  irrévocables,  eux  et  leurs  descendants  mâles,  d'aîné  en  aîné 
en  ligne  directe;  le  nombre  des  pairs  est  illimité  ».  La  Chambre  des 
représentants  est  «  élue  par  le  peuple  ».  Cela  ne  veut  pas  dire  que 
les  collèges  électoraux  de  département  et  d'arrondissement  soient 
supprimés;  ils  sont  maintenus  dans  la  forme  fixée  par  le  sénatus- 

<   Si  > 


L établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

consulte  du  16  thermidor  an  X;  formés  par  les  assemblées  de  canton 
qui  se  composent  de  tous  les  citoyens,  à  raison  de  un  membre  pour 
cinq  cents  habitants  domiciliés  dans  l'arrondissement,  de  un  pour 
mille  dans  le  département,  les  membres  des  collèges  électoraux 
sont  à  vie.  Mais  au  lieu  d'avoir  simplement  le  droit  de  «  présenter 
chacun  deux  citoyens  pour  former  la  liste  sur  laquelle  doivent  être 
nommés  les  membres  du  Corps  législatif  »,  les  collèges  électoraux 
auront  désormais  le  droit  d'élection  directe  à  la  Chambre  des  repré- 
sentants :  les  collèges  de  département  nommeront  238  députés;  ceux 
d'arrondissement,  un  par  arrondissement,  soit  368.  L'industrie  et  la 
propriété  «  manufacturière  et  commerciale  »  auront  une  représenta- 
tion spéciale  »,  pour  laquelle  il  est  créé  13  grands  arrondissements 
nommant  23  députés  choisis  par  les  électeurs  du  département  où 
se  trouve  la  capitale  du  grand  arrondissement,  sur  une  liste  dressée 
par  toutes  les  chambres  de  commerce  du  même  arrondissement. 

Cette  Chambre  élue,  nombreuse  (629  membres)  et  jeune  (l'âge 
de  l'éligibilité  est  fixée  à  25  ans),  se  renouvelle  en  entier  tous  les 
cinq  ans  ;  elle  est  pourvue  de  tous  les  droits  essentiels,  elle  vérifie 
les  pouvoirs  de  ses  membres  qui  sont  inviolables,  elle  nomme  son 
président  (sauf  approbation  de  l'Empereur);  elle  a  le  droit  d'amen- 
dement, la  «  faculté  d'inviter  le  gouvernement  à  proposer  une  loi 
sur  un  objet  déterminé  et  de  rédiger  ce  qu'il  paraît  convenable 
d'insérer  dans  cette  loi  »,  de  mettre  en  accusation  les  ministres  res- 
ponsables. 

Les  droits  individuels  des  citoyens  sont  garantis,  eux  aussi; 
car  les  juges  seront  inamovibles  à  partir  du  1er  janvier  1816;  les 
tribunaux  d'exception  sont  supprimés,  le  jury  est  maintenu  et 
juge  seul  des  procès  de  presse,  la  liberté  des  cultes  est  assurée; 
l'état  de  siège  ne  peut  être  déclaré  que  par  une  loi.... 

Sans  doute,  ce  n'était  pas  encore  le  pur  régime  parlementaire;' 
la  responsabilité  des  ministres  est  pénale  et  non  politique  :  la 
Chambre  des  représentants  peut  traduire  un  ministre  devant  la 
Chambre  des  pairs  «  pour  avoir  compromis  la  sûreté  ou  l'honneur 
de  la  nation  »  ;  mais  un  vote  hostile  de  la  Chambre  ne  peut  le  con- 
traindre à  démissionner;  c'est  l'Empereur  qui,  en  vertu  des  consti- 
tutions antérieures,  reste  seul  responsable  devant  la  nation.  Per- 
sonne encore  n'imagine  que  la  «  responsabilité  ministérielle  »  puisse 
comporter  pour  les  Chambres  le  droit  de  renverser  les  ministres. 
l'opinion  L'Acte  additionnel  causa  une  grande  déception.  Ce  qu'il  con- 

est  déçue.  tenait  «  d'arriéré  du  premier  Empire  »  le  déconsidéra  dans  l'opinion 

libérale;  ce  qu'il  gardait  d'ancien  régime  déconcerta  l'opinion  popu- 
laire. Le  maintien  du  régime  électoral  de  l'an  X  (électeurs  à  vie  et 

<  54  > 


ciiai'itrï:  u 


Les  Cent-Jours. 


ÉLECTION 
DE  LA  CUAMBHE. 


en  petit  nombre),  L'initiative  des  lois  laissée  au  gouvernement, 
l'hérédité  de  la  pairie,  le  rappel  des  Constitutions  de  l'Empire  tou- 
jours en  vigueur  quand  leurs  articles  ne  sont  pas  évidemment 
abrogés  par  la  nouvelle,  tout  cela  est  jeté  pêle-mêle  en  reproche 
par  les  journaux  et  les  brochures1  sympathiques  ou  hostiles  à 
Napoléon.  Les  rapports  de  préfets  signalent  le  mécontentement 
causé  par  la  pairie  héréditaire.  Pourquoi  Napoléon  a-t-il,  lui,  comme 
un  Bourbon,  créé  une  noblesse  politique?  Pourquoi  lui,  l'homme 
du  peuple,  s'est-il  méfié  du  peuple?  L'Acte  additionnel  parut  au 
Moniteur  le  23  avril.  L'élan  national  l'ut  arrêté  net;  le  parti  répu- 
blicain, jusque-là  très  actif  dans  les  Fédérations,  s'attendait  à 
quelque  grande  mesure  démocratique,  un  suffrage  universel  comme 
en  1793,  qui  eût  associé  toute  la  nation  à  l'établissement  du  nouvel 
empire  :  subitement  désenchanté,  il  cessa  d'agir,  et  se  résigna. 

Napoléon  sentit  cet  échec  moral,  et  voulut  en  corriger  l'effet. 
Au  lieu  d'ajourner  la  réunion  des  Chambres  jusqu'au  règlement 
de  sa  situation  vis-à-vis  de  l'Europe,  il  convoqua  les  collèges 
électoraux  tout  de  suite,  «  pour  ne  pas,  dit-il,  prolonger  la  dicta- 
ture dont  les  circonstances  et  la  confiance  du  peuple  l'avaient 
investi  ».  Mais  c'est  mettre  la  Constitution  en  vigueur  avant  que  la 
nation  se  soit  prononcée.  Le  résultat  est  significatif  :  on  vote  à 
peine;  dans  67  départements  sur  86  on  ne  peut  pas  réunir,  comme 
l'exige  la  loi,  la  moitié  plus  un  des  électeurs  inscrits.  Sur 
19  976  électeurs  départementaux,  7  669  seulement  viennent  voter.  A 
Paris.  113  sur  213  électeurs;  à  Marseille,  13  votants  nomment 
4  députés.  Carnot,  ministre  de  l'Intérieur,  honnêtement,  s'est  abstenu 
d'intervenir,  laissant  «  cuisiner  »  des  élections  libérales  par  son  col- 
lègue de  la  police,  Fouché,  habile  homme  qui  pressent  le  parti  qu'il 
pourra  tirer  d'une  Chambre  attachée  à  ses  droits,  soit  contre  l'Empe- 
reur s'il  dure,  soit  contre  le  Roi  s'il  revient.  Les  libéraux  sont  élus  en 
grande  majorité,  le  régime  électoral  écartant  du  scrutin  le  peuple; 
sur  629  députés,  on  ne  compte  guère  que  80  bonapartistes  purs,  et 
une  quarantaine  de  «  jacobins  »,  anciens  conventionnels. 

Puis,  pendant  un  mois,  les  registres  d'acceptation  furent 
ouverts  pour  le  plébiscite  sur  la  Constitution;  il  y  eut  1  305  206  oui  LA  constitua 
contre  4  206  non.  Le  nombre  des  inscrits  était  de  o  à  6  millions; 
sauf  dans  l'Est  et  le  Sud-Est,  on  n'avait  presque  pas  voté.  Le  suf- 
frage universel  comme  le  suffrage  restreint  étaient  restés  indif- 
férents. 


PLEBISCITE  SUR 


i.  Les  plus  intéressantes  -*<>u{  « l»;  Viennet,  Opinion  d'an  homme  libre  »ur  la  Constitution 
proposée;  <l<-  Salvanrfy,  Mémoire  à  l'Empereur  sur  les  griefs  el  les  vœux  du  peuple  français. 
L'acte  additionnel  lui  deieinlu  par   Sismondi  dans  1<'  Moniteur. 


L' établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

le  champ  de  mai.  Alors   Napoléon,  pour  ressaisir  l'imagination  populaire,  pour 

secouer  l'inertie  qui  était  souvent  une  abstention  hostile,  veut  réaliser 
la  promesse  faite  à  Lyon,  à  l'heure  où  il  était  encore  l'Empereur  de 
la  Révolution.  Il  organise  la  réunion  du  Champ  de  Mai  (1er  juin). 
Il  compte  qu'elle  sera  une  grande  manifestation  nationale,  une 
nouvelle  fête  de  la  Fédération,  une  sanction.  On  s'inquiéta  à  Gand 
et  en  Europe  :  «  Le  parti  de  Bonaparte  peut  devenir  très  fort,  écrit 
le  cabinet  russe  dans  un  mémoire  aux  Puissances,  par  suite  de 
l'assemblée  du  Champ  de  Mai.  Les  formes  constitutionnelles 
peuvent  encore  exalter  l'orgueil  d'un  peuple  démoralisé  et  donner 
une  sanction  nationale  à  tous  les  crimes  qui  ont  reporté  cet  homme 
sur  le  trône.  »  On  se  rassura  vite.  Le  Champ  de  Mai  fut  une  longue 
et  ennuyeuse  cérémonie,  à  laquelle  l'appareil  le  plus  éclatant  ne 
réussit  pas  à  donner  un  caractère  national.  Napoléon,  au  lieu  d'y 
aller  à  cheval,  se  fît  conduire  en  voiture  vêtu  d'un  manteau  de 
velours  violet,  coiffé  d'une  toque  à  plumes,  escorté  de  pages  et  de 
chambellans;  ses  frères  étaient  vêtus  de  taffetas  blanc;  et  l'archi- 
chancelier  Cambacérès  s'enveloppait  d'un  manteau  bleu  semé 
d'abeilles.  On  regarda  ce  cortège  avec  curiosité.  La  proclamation  du 
résultat  du  plébiscite  en  présence  des  gardes  nationales  et  des  délé- 
gués des  collèges  électoraux  parut  un  faible  symbole  de  l'union  nou- 
vellement cimentée  entre  les  Français  et  leur  Empereur.  On  eut  l'im- 
pression d'une  mystification,  bien  que  Napoléon  eût  annoncé  dans 
son  discours  qu'il  s'occuperait  de  réunir  en  un  seul  corps  toutes  les 
dispositions  des  Constitutions  de  l'Empire  pour  en  faire  une  consti- 
tution définitive.  Mais  les  promesses  de  l'Empereur  converti  au 
libéralisme  bourgeois  ne  pouvaient  créer  la  confiance  ni  soulever 
l'enthousiasme.  Quand  l'archevêque  de  Bourges  présenta  à  genoux 
l'Evangile  à  l'Empereur  qui  jura,  la  main  sur  ce  livre,  d'observer  les 
Constitutions  de  l'Empire,  on  ne  fut  pas  ému  davantage.  Pourtant  à 
la  fin  de  cette  froide  représentation  un  autre  serment  remua  l'âme 
la  distribution  des  spectateurs.  Au  moment  de  la  distribution  des  aigles,  Napoléon, 
des  aigles.  rejetant  son  manteau  de  velours  violet,  s'avança  seul  et  dit:  «  Soldats 

de  la  garde  nationale  de  l'Empire,  soldats  des  troupes  de  terre  et  de 
mer,  je  vous  confie  l'aigle  impériale  aux  couleurs  nationales;  vous 
jurez  de  la  défendre,  au  prix  de  votre  sang,  contre  les  ennemis  de  la 
patrie  et  de  ce  trône  :  vous  jurez  qu'elle  sera  toujours  votre  signe  de 
ralliement  :  vous  le  jurez!  »  La  garde  nationale,  puis  la  garde  impé- 
riale répondirent,  dans  le  silence  de  la  foule  :  «  Nous  le  jurons  ». 
A  cette  heure,  sur  toutes  les  consciences  indécises,  déçues  et 
inquiètes,  planait  une  seule  certitude  :  celle  de  la  guerre  prochaine 
et  décisive. 

t  56  x 


CHAPITRE   H 


Les   Cent-Jours. 


III.    —    LA   GUERRE  (15-24  JUIN) 


LE  retour  de  l'île  d'Elbe  avait  détruit  les  combinaisons  de 
Talleyrand,  et  réconcilia  subitement  les  alliés.  Le  13  mars,  les 
huit  Puissances  alliées  déclarèrent  qu'elles  ne  considéraient  pas 
l'invasion  de  Napoléon  comme  un  fait  de  guerre,  mais  comme  «  un 
attentat  contre  l'ordre  social  ». 

«  Quoique  intimemenl  persuadés  que  la  Fiance  entière,  se  ralliant  autour 
de  son  souverain  ligitime,  fera  rentrer  dans  le  néant  cette  dernière  tentative 
d'un  désir  criminel  et  impuissant,  les  souverains  de  l'Europe  déclarent  que  si, 
contre  tout  calcul,  il  pouvait  résulter  de  cet  événement  un  danger  quelconque, 
ils  seraient  prêts  à  donner  au  roi  de  France  et  à  la  nation  française  les  secours 
nécessaires  pour  rétablir  la  tranquillité....  Les  puissances  déclarent  qu'en  rom- 
pant la  convention  qui  l'avait  établi  à  File  d'Elbe,  Napoléon  Bonaparte  a  détruit 
le  seul  titre  légal  auquel  son  existence  se  trouvait  attachée,  qu'en  reparaissant 
en  France,  il  s'est  placé  hors  des  relations  civiles  et  sociales,  et  que,  comme 
ennemi  et  perturbateur  du  repos  du  monde,  il  s'est  livré  à  la  vindicte  publique.  » 

C'est  une  sentence  de  mort  civile,  disait  Talleyrand,  et  non 
une  déclaration  de  guerre. 

Le  25,  les  quatre  alliés  — Russie,  Angleterre, Prusse,  Autriche, 
—  «  sans  rien  attendre  et  sans  rien  entendre  »  comme  dit  Talleyrand, 
renouvellent  l'alliance  de  Chaumont  et  affirment  leur  union  pour 
«  maintenir  »  le  traité  de  Paris  et  en  «  compléter  »  les  dispositions. 
Car  ils  veulent,  non  seulement  chasser  Napoléon,  mais  mettre  à 
la  raison  la  nation  qui  l'a  laissé  revenir.  Leur  colère  n'épargne 
pas  les  Bourbons  ;  Wellington  et  Metternich  s'accordent  à  bafouer 
leur  insuffisance;  Alexandre  sent  renaître  ses  griefs  personnels 
contre  Louis  XVIIL  et  déjà  lui  cherche  un  successeur.  L'objet  de 
la  guerre,  déclare  une  note  du  cabinet  russe,  «  consiste  à  mettre 
Bonaparte  hors  de  toute  possibilité  de  régner  en  France,  ou  d'exercer 
une  influence  quelconque,  et  à  placer  la  nation  française  elle-même 
dans  l'impossibilité  de  redevenir  le  formidable  instrument  du  des- 
potisme militaire  ou  des  fureurs  d'une  faction  démoralisée  et  par 
conséquent  redoutable  ».  En  Angleterre,  les  whigs  sont,  suivant  la 
tradition  de  Fox,  hostiles  à  toute  intervention  dans  les  révolutions 
des  peuples  voisins;  mais  le  gouvernement,  une  fois  constatée 
la  soumission  de  la  France  à  Napoléon,  expédie  une  armée  en 
Belgique  et  fait  capturer  les  vaisseaux  français. 

Malgré  ces  faits  et  ces  intentions  si  clairement  exprimées, 
Napoléon  crut  possible  d'éviter  la  guerre.  Le  lendemain  de  son 
arrivée  aux  Tuileries,  le  21  mars,  passant  en  revue  les  troupes  qui 

(  5y  > 


UEMPEREVV 

EST  m; 
HORS  LA  LOI 
PAR  L'EUROPE. 


NAP" 
VEUT  ÉVITER 
LA  OUERP.E. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


E!\VOI  DE 
NÉGOCIATEURS 

OFFICIEUX. 


MURAT  ESSAIE 
DE  SOULEVER 
L'ITALIE. 


l'avaient  accompagné  et  la  garnison  de  Paris,  il  déclara  qu'il  n'atta- 
querait personne,  qu'il  ne  ferait  que  se  défendre  :  «  Nous  ne  voulons  ' 
pas  nous  mêler  des  affaires  des  autres;  mais  malheur  à  qui  se  mêle- 
rait des  nôtres  !  »  Il  annonça  en  toute  occasion  son  désir  de  paix,  son 
respect  du  traité  de  Paris.  Privé  de  moyens  diplomatiques  officiels 
(les  ambassadeurs  ayant  quitté  Paris),  il  affirma,  le  14  avril,  par  une 
circulaire  aux  gouvernements  étrangers  :  «  Le  principe  invariable 
de  la  politique  de  la  France  sera  le  respect  le  plus  absolu  de  l'indé- 
pendance des  autres  nations  ». 

Il  essaya  des  interventions  officieuses  et  des  émissaires  secrets. 
Dès  le  12  mars,  étant  encore  à  Lyon,  il  avait  chargé  son  frère  Joseph, 
alors  retiré  à  Zurich,  d'informer  les  ministres  russe  et  autrichien 
accrédités  en  Suisse  de  sa  résolution  de  conserver  à  la  France  ses 
limites  de  1814.  En  avril,  Ginguené  fut  chargé  d'une  mission  analogue 
à  Zurich  auprès  de  Laharpe,  l'ami  d'Alexandre.  La  reine  Hortense, 
le  prince  Eugène  et  la  grande-duchesse  Stéphanie  de  Bade  furent 
priés  d'intervenir  personnellement  auprès  d'Alexandre,  et  de  se 
porter  garants  des  intentions  pacifiques  de  Napoléon.  Le  traité  du 
3  janvier  1815,  par  lequel  les  Bourbons  s'étaient  unis  à  l'Autriche 
et  à  l'Angleterre  contre  la  Russie,  fut  communiqué  au  tsar.  Mais  cet 
effort  pour  disloquer  la  coalition  resta  sans  résultat.  Alexandre  admit 
les  explications  sommaires,  que  lui  fit  transmettre  Castlereagh  par 
Wellington  au  sujet  du  traité  :  «  L'affaire  en  gros  venait  de  dissi- 
dences actuellement  arrangées,  et  d'une  très  indiscrète  déclaration 
du  prince  de  Hardenberg  »....  Le  tsar  oublia  ses  griefs  pour  ne 
songer  qu'au  danger  que  faisait  courir  aux  monarchies  le  retour  du 
révolutionnaire  «  usurpateur  ». 

Des  tentatives  analogues  de  Napoléon  pour  détacher  de  la 
coalition  l'empereur  d'Autriche,  son  beau-père,  échouèrent  pareille- 
ment. Fouché,  qui  ambitionnait  le  portefeuille  des  Affaires  étran- 
gères, s'offrit  à  faire  connaître  à  Vienne  par  des  agents  à  lui, 
Montrond  et  Bresson,  les  intentions  pacifiques  de  Napoléon;  ceux-ci 
y  apportèrent  sans  doute  aussi  les  vues  propres  de  Fouché.  Il  était 
en  correspondance  secrète  avec  Metternich.  Il  y  eut  le  3  mai  à  Bâle 
des  conversations  entre  un  agent  de  Napoléon  et  un  agent  de 
Metternich.  Elles  fournirent  à  Napoléon  la  preuve  que  Fouché  le 
trahissait,  mais  ne  changèrent  rien  à  la  conduite  de  l'empereur 
d'Autriche. 

Napoléon  ne  trouva  en  Europe  qu'un  allié,  son  beau-frère 
Murât,  roi  de  Naples.  Ce  fut  un  allié  maladroit.  Le  Congrès  de 
Vienne  avait  accordé  à  sa  défection  de  1814  un  sursis  précaire  de 
royauté.   L'Autriche,  liée  à  lui    par   un   traité  d'alliance  signé  le 


58 


CHAPITRE    ?J 


Les  Cent- Jours. 


if  janvier  1814,  avait  soutenu  cet  «  usurpateur  »  contre  Talleyrand 
qui  s'était  fait  avec  âpreté  le  défenseur  du  Bourbon  Ferdinand  IV, 
roi  légitime  des  Deux-Siciles,  qui  ne  régnait  plus  que  sur  la  Sicile. 
Mais  Murât  se  sentant  menacé  commit  l'imprudence  de  menacer  à 
son  tour.  Il  affichait  l'intention  de  prendre  la  direction  dune  confé- 
dération italienne  que  désiraient  les  patriotes.  Une  expédition 
autrichienne  était  en  préparation  contre  lui  quand  Napoléon  quitta 
l'île  d'Elbe.  Murât  crut  se  consolider  et  s'agrandir  en  prenant  théâ- 
tralement parti  pour  la  restauration  napoléonienne.  Il  appela  les 
Italiens  à  la  liberté  et  à  l'unité.  «  Il  s'agit  de  décider  si  l'Italie  sera 
libre,  ou  si  vous  subirez  encore  longtemps  la  servitude  étrangère.  » 
Son  armée  fut  dispersée  par  les  Autrichiens;  il  s'enfuit  à  Cannes.  Il 
n'avait  réussi  qu'à  rendre  définitivement  inefficaces  les  efforts  de 
Napoléon  pour  maintenir  la  paix. 

On  fut  en  guerre  longtemps  avant  de  combattre.  Les  Français 
étaient  arrêtés  à  l'étranger,  leurs  navires  de  commerce  saisis. 
Napoléon  se  décida  à  la  lutte  inévitable.  200000  hommes  étaient 
sous  les  drapeaux;  il  en  trouva  76  000  autres  en  rappelant  les  soldats 
en  congé  et  les  «absents  sans  permission»,  il  mobilisa  150  000  hommes 
des  gardes  nationales;  25000  militaires  en  retraite  furent  employés 
à  la  défense  des  places;  la  classe  de  1815  fut  levée.  Cela  fit  au  total 
une  armée  active  de  284000  hommes  et  une  armée  auxiliaire  de 
222  000  hommes,  armée  où  le  danger  de  la  patrie  ranimait  l'exal- 
tation guerrière;  la  foi  du  soldat  était  reconquise  par  le  chef  tant 
de  fois  victorieux.  Les  alliés  lui  opposent  plus  de  600000  hommes 
qui  envahiront  la  France  :  Anglais  et  Hollandais  par  Maubeuge, 
Prussiens  par  Givet,  Russes  par  Sarrelouis,  Autrichiens  par  Baie, 
tous  marchant  sur  Paris,  tandis  que  deux  autres  corps  autrichiens, 
l'un  par  la  Haute  Italie  marchera  sur  Lyon,  l'autre,  celui  qui  vient 
de  battre  Murât,  envahira  la  Provence.  Mais  de  toutes  ces  armées, 
deux  seulement  sont  prêtes  en  mai  1815,  celles  qui  sont  restées  en 
observation  sur  la  frontière  du  Nord  :  les  93  000  Anglo-Hollandais 
de  Wellington,  cantonnés  au  sud  de  Bruxelles,  et  les  117000  Prus- 
siens de  Bliicher  à  l'ouest  de  Namur.  Napoléon  a  le  choix  entre 
deux  plans  de  guerre;  ou  bien  attendre  l'invasion  et  défendre  le 
sol  :  c'eût  été  recommencer  la  campagne  de  France,  mais  avec  une 
armée  deux  fois  plus  nombreuse;  ou  bien  attaquer  l'ennemi  avant 
que  ses  forces  soient  réunies.  11  se  décide  pour  le  second  parti, 
une  grande  victoire  est  possible;  elle  disloquera  la  coalition,  chan- 
gera les  dispositions  morales  de  l'Europe. 

La  campagne  dura  quatre  jours.  Napoléon  franchit  la  frontière 
belge  le  15  juin,  marchant  sur  (  lharleroi  ;  le  même  jour,  le  comman- 


IE  PLAN 

ET  LES  ARMÉES 

DES  DEUX 

ADVERSAIRES. 


LA  JOUI 
Dl    i:>  JUIN. 


t>9 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


dant  de  la  division  de  tête,  Bourmont,  abandonne  ses  troupes  et  passe 
à  l'ennemi,  dans  le  camp  prussien,  avec  5  officiers.  Il  était  suspect 
de  royalisme  et  on  ne  lui  avait  confié  un  commandement  que  sur  les 
instances  de  son  ancien  chef,  le  général  Gérard.  Les  avant-postes 
prussiens,  lentement  refoulés,  abandonnent  Gharleroi;  Napoléon 
y  arrive  à  midi.  Il  pense  atteindre  dans  la  même  journée  les  points 
où  doit  s'opérer  la  jonction  de  Wellington  qui  vient  de  Bruxelles 
et  de  Bliicher  qui  vient  de  Namur  :  ce  sont  les  Quatre-Bras,  carre- 
four des  routes  de  Namur  à  Nivelles  et  de  Bruxelles  à  Gharleroi, 
et  Sombreffe,  où  la  route  de  Charleroi  par  Fleurus  rencontre  celle  de 
Namur  à  Nivelles.  Il  envoie  donc  Ney  aux  Quatre-Bras,  Grouchy  et 
Vandamme  à  Sombreffe;  mais  ceux-ci  s'arrêtent  à  moitié  chemin, 
c'est-à-dire  à  Fleurus,  tandis  que  Ney,  craignant  d'avoir  devant 
lui  toute  l'armée  de  Wellington,  reste  en  arrière  des  Quatre-Bras. 
Ainsi,  à  la  fin  de  la  première  journée,  les  résultats  qu'escompte 
Napoléon  ne  sont  pas  pleinement  atteints;  il  n'est  pas  arrivé  aux 
positions  qu'il  a  jugé  indispensable  d'occuper  pour  séparer  définiti- 
vement ses  deux  adversaires. 

Toutefois,  le  lendemain  (16  juin),  persuadé  par  les  rapports 
d'un  de  ses  divisionnaires,  Grouchy,  que  toute  Farinée  prussienne 
est  en  retraite  sur  Namur,  et  que  Wellington  se  retire  sur  Anvers, 
il  ordonne  à  Grouchy  de  marcher  sur  Sombreffe  et  de  pousser  plus 
loin  pour  écarter  Bliicher,  tandis  que  lui-même  avec  Ney  marchera 
sur  Bruxelles;  il  compte  y  arriver  le  lendemain  17  juin.  Mais 
Napoléon  est  mal  renseigné  :  Wellington,  en  apprenant  la  tentative 
de  Ney  sur  les  Quatre-Bras,  a  donné  l'ordre  de  s'y  porter,  et  Bliicher 
a  concentré  ses  troupes  entre  Fleurus  et  Sombreffe,  derrière  le 
ruisseau  de  Ligny.  Quand  Napoléon  sait  la  position  et  le  voisinage 
de  Blùcher,  il  décide  d'en  finir  avec  lui  d'abord;  et,  au  lieu  de  se 
porter  contre  les  Anglais,  il  marche  sur  les  Prussiens,  en  ordonnant 
à  Ney  d'attaquer  en  même  temps  leur  droite  :  si  ce  plan  réussit, 
l'armée  de  Bliicher  est  détruite;  mais,  après  une  bataille  acharnée, 
où  l'intervention  décisive  et  attendue  de  Ney  ne  se  produit  pas, 
elle  n'est  que  vaincue.  Blùcher  bat  en  retraite  après  avoir  perdu 
12000  hommes,  et  il  est  trop  tard  pour  le  poursuivre.  Pendant  ce 
temps,  Ney  a  toute  la  journée  lutté  aux  Quatre-Bras  contre  les 
Anglo-Hollandais,  sans  résultat. 
l'armée  anglaise  Le  17,  au  matin,  Napoléon  laisse  à  Grouchy  30000  hommes, 
DE  '"'     Ab    pour    poursuivre     Blùcher,    et    va    rejoindre    Ney;    les    Anglais 

mont-saint-jean.  pendant  la  nuit  ont  repris  la  route  de  Bruxelles.  Napoléon  pense 
les  écraser  dans  leur  retraite  ;  il  ne  peut  que  les  harceler.  Le  soir,  il 
arrive  près  de  Belle-Alliance  tandis  que  les  Anglais  s'arrêtent  un 


NEY  AUX 

QUAI  RE-BRAS 

CONTRE 

WELLINGTON, 

NAPOLÉON 

A  LIGNY  CONTRE 

BLUCHER. 


<     60     ) 


chapitre  u  Les  Cent- Jours. 

peu  plus  loin  à  Mont-Saint-Jean.  Il  pleut  à  torrents;  le  sol  est  ruis- 
selant et  détrempé.  Les  deux  armées  prennent  leurs  positions.  Sur 
le  plateau  de  Mont-Saint-Jean,  protégé  par  un  chemin  creux  bordé 
de  haies  qui  le  limite  au  sud.  et  en  avant  de  ce  chemin  par  des 
fermes,  la  Haie-Sainte,  Hougoumont,  Wellington  range  son  armée, 
infanterie  en  avant,  cavalerie  en  arrière,  avec  une  réserve  au  village 
de  Waterloo,  situé  hors  du  champ  de  bataille  au  nord,  près  de  la 
forêt  de  Soignes.  Il  a  67  700  hommes  et  174  canons.  Napoléon  installe 
sa  première  ligne  à  la  hauteur  de  la  ferme  de  Belle-Alliance;  en 
arrière,  une  réserve,  et  enfin  la  garde  impériale  ;  il  a  74  000  hommes 
et  266  canons.  Son  intention  est  de  jeter  son  infanterie  sur  le  centre 
anglais  après  l'avoir  écrasé  par  un  feu  d'artillerie. 

Napoléon  engagea  la  bataille  le  18  juin  à  onze  heures  et  demie.  Waterloo. 

Ses  troupes  ne  sont  pas  toutes  encore  arrivées  sur  les  positions  qui  bat  aille™ ont  su- 
leur  sont  assignées.  Napoléon  veut  tenter  d'abord  une  diversion  sur  Wellington 

la  gauche,  du  côté  d'Hougoumont,  destinée  à  masquer  l'attaque  sur  BT  BUL0W- 

le  centre;  il  ne  réussit  pas  à  tromper  Wellington.  Pendant  qu'il 
prépare  la  grande  attaque  sur  le  centre,  Napoléon  aperçoit  un  mou- 
vement sur  sa  droite  ;  c'est  un  corps  prussien  de  l'armée  de  Bliicher, 
commandé  par  Bûlow,  qui,  en  retraite  sur  Bruxelles,  s'est  détourné 
de  sa  roule  pour  marcher  au  secours  des  Anglais.  Napoléon  envoie 
aussitôt  Lobau  pour  l'arrêter,  comptant  que  Grouchy,  qui  poursuit 
Bliicher,  ne  tardera  pas  à  apparaître.  Vers  une  heure,  après  une 
canonnade,  l'infanterie  monte  à  l'assaut  du  plateau  de  Mont-Saint- 
Jean,  en  bataillons  serrés.  Ney  et  Drouet  d'Erlon  entraînent  les 
soldats;  sous  la  mitraille,  ils  passent  le  chemin  creux  et  culbutent 
les  premiers  rangs  ennemis;  mais  la  cavalerie  anglaise  les  assaille, 
les  chasse  et  les  poursuit  jusque  sous  le  feu  des  canons  français; 
là,  prise  de  flanc  par  les  lanciers,  elle  s'enfuit  et  regagne  le  plateau. 
Les  deux  armées  ont  repris  leurs  positions.  Il  est  trois  heures. 
Napoléon  apprend  que  Grouchy  est  encore  à  quatre  lieues  de  Wavre; 
il  n  arrivera  pas  en  temps  utile.  Il  faut  donc  se  hâter  d'écraser 
l'armée  anglaise.  Ney  reçoit  l'ordre  d'attaquer  la  Haie-Sainte. 
Croyant  discerner  dans  l'armée  anglaise  un  mouvement  de  retraite, 
le  maréchal  lance  à  l'assaut  toute  sa  cavalerie  sur  la  droite  ennemie 
qui  la  mitraille  à  coups  de  canon,  la  sabre  et  l'oblige  à  se  replier. 
Cette  charge  a  été  faite  trop  tôt,  sans  appui  d'infanterie;  un  nouvel 
efîort  est  nécessaire;  Napoléon  envoie  des  escadrons  qui  quatre  Ibis 
escaladent  le  plateau,  et  quatre  fois  le  redescendent,  brisés,  mitraillés. 
L  infanterie  s'élance  enfin,  enlève  la  Haie-Sainte,  et  envahit  le 
plateau.  Les  Anglais  se  débandent;  un  régiment  tout  entier  s'enfuit  : 
«  il  faut  que  la  nuit  ou  les  Prussiens  arrivent  »,  dit  Wellington. 

«   Ci    > 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE   PREMIER 


DEUXIÈME 

P,Al AILLE:  CONTRE 

WELLINGTON, 

BULOW 

SI'  BLUCHER. 


Les  Prussiens  arrivèrent  et  une  nouvelle  bataille  commença. 
Grouchy  n'avait  pas  réussi  à  arrêter  Blucher.  Il  avait  l'ordre  de 
marcher  sur  Wavre  où  les  arrière-gardes  prussiennes  étaient  signa- 
lées, mais  «  vous  devez,  lui  avait  fait  écrire  l'Empereur  par  Soult, 
toujours  manœuvrer  dans  notre  direction,  et  chercher  à  vous 
rapprocher  de  l'armée,  afin  que  vous  puissiez  nous  joindre  avant 
qu'aucun  corps  puisse  se  mettre  entre  nous  ».  Quand  le  corps  de 
Bùlow  fut  en  vue,  une  nouvelle  dépêche  lui  enjoignit  «  de  ne  pas 
perdre  un  instant  pour  se  rapprocher  de  l'armée  et  la  joindre  et 
écraser  Bùlow  qu'il  prendra  en  flagrant  délit  ».  Malgré  cet  appel 
pressant,  Grouchy  prit  l'offensive  devant  Wavre  avec  la  moitié 
de  son  armée  au  lieu  de  se  contenter  d'y  contenir  l'ennemi; 
l'autre  moitié  fut  chargée  de  poursuivre  Bùlow.  Elle  ne  l'atteignit 
point,  et,  quand  elle  réussit  à  s'ouvrir  la  route  du  Mont-Saint-Jean, 
après  une  lutte  acharnée,  vers  onze  heures  du  soir,  il  était  trop 
tard. 

Blucher,  qui  s'est  joint  à  Bùlow,  à  sept  heures,  s'empare  d'un 
village,  Plancenoît,  situé  sur  la  droite  des  Français;  s'il  s'y  main- 
tient, l'armée  française  est  débordée.  Un  bataillon  de  la  Vieille 
Garde  reprend  Plancenoît.  Ce  danger  écarté,  Napoléon  prépare 
encore  une  fois  l'assaut  général  de  Mont-Saint-Jean,  mais  Wel- 
lington, à  qui  l'arrivée  des  Prussiens  a  permis  de  dégager  sa  gauche, 
a  rallié  les  fuyards  et  reconstitué  son  front  de  bataille;  c'est  contre 
lui  que  Napoléon  lance  sa  dernière  réserve,  la  Vieille  Garde.  Elle 
avance,  impassible,  serre  les  rangs  sous  le  feu  qui  la  décime;  quand 
elle  arrive  au  chemin  creux,  les  gardes-rouges  cachés  dans  les  blés 
se  lèvent  et  la  mitraillent.  Wellington,  à  cheval  au  bord  du  plateau, 
agite  son  chapeau  :  toute  l'armée  anglaise  avance  sur  les  Français 
qui  s'ébranlent,  fléchissent  et  se  débandent.  En  vain,  Napoléon 
lance  les  quatre  escadrons  de  service  auprès  de  lui  pour  arrêter  la 
débâcle.  En  vain  Ney,  prodigieux  de  fougue,  fou  de  désespoir,  se 
jette  en  avant  tête  nue,  l'uniforme  déchiré,  l'épée  brisée,  comme 
une  «  bête  fauve  »;  en  vain  les  carrés  de  la  Vieille  Garde  résistent, 
refusent  de  se  rendre,  gardant  leur  Empereur  à  cheval  au  milieu  de 
leurs  murs  de  baïonnettes.  En  pleine  nuit,  Napoléon  donne  l'ordre 
de  la  retraite;  la  Garde  se  retire  lentement,  tandis  que  toute  l'armée 
roule  en  torrent  sur  la  route  de  Charleroi. 

Vers  neuf  heures,  Blucher  et  Wellington  se  rencontrèrent  à  la 
Belle-Alliance;  les  Anglais,  fatigués,  bivouaquèrent  sur  le  champ  de 
bataille;  4  000  Prussiens  harcelèrent  les  fuyards.  Confiant  aux 
généraux  le  soin  de  rallier  ses  troupes,  Napoléon,  par  Bocroi  et 
Laon,  à  marches  forcées,  rentre  à  Paris. 


6a 


CHAPITRE    H 


Les  Cent-Joui s. 


Il  y  arrive,  le  21  juin,  à  huit  heures  du  matin  II  veut  y  organiser 
la  résistance.  Grouchy  a  ramené  à  Givet  un  corps  d'armée  presque 
intact.  200000  hommes  sont  exercés  dans  les  dépôts;  les  places  sonl 
en  état  de  défense;  il  y  a  encore  160  000  hommes  à  appeler  de  la 
classe  de  1815.  Napoléon  a  l'intention  de  demander  aux  Chambres 
une  dictature  temporaire  pour  la  défense  du  territoire.  Mais  la 
Chambre  des  députés  est  hostile.  Elle  craint  que  l'Empereur  ne 
prononce  sa  dissolution  ;  Fouché  a  raconté  que,  dans  le  Conseil  des 
ministres,  Davout  s'est  prononcé  pour  la  prorogation,  que  Lucien  a 
dit  :  «  Si  la  Chambre  ne  veut  pas  seconder  l'Empereur,  il  se  passera 
d'elle  ».  Les  députés  se  montrent  irrités.  Ils  prennent  l'offensive. 
Lafayette  est  unanimement  applaudi  quand  il  propose  et  fait  voter 
«  en  vétéran  de  la  cause  sacrée  de  la  liberté  »  une  résolution  anti- 
constitutionnelle : 


NAPOLEON 

A  l'A  m  s. 


«  La  Chambre  se  déclare  en  permanence.  Toute  tenlalive  pour  la  dissoudre 
est  un  crime  de  haute  trahison.  Quiconque  se  rendrait  coupable  de  cette  tenta- 
tive sera  traître  à  la  patrie  et  jugé  comme  teh  » 


La  Chambre  des  Pairs  vota  une  motion  analogue 
—  «  J'aurais  dû  congédier  ces  gens-là  avant  mon  départ,  dit 
Napoléon  en  apprenant  le  vote  des  Chambres.  C'est  fini,  ils  vont 
perdre  la  France.  »  Il  essaie  pourtant  de  négocier.  Lucien  porte  à  la 
Chambre  des  députés  un  message  où  l'Empereur  fait  appel  à  l'union 
de  tous  les  Français  et  affirme  qu'il  «  compte  sur  la  coopération  et 
le  patriotisme  des  Chambres  et  sur  leur  attachement  à  sa  personne  »  ; 
un  député  répond  en  demandant  aux  ministres  «  si  la  présence  de 
Napoléon  n'est  pas  un  obstacle  invincible  à  la  paix  ».  Lucien 
réplique  que  c'est  une  dérision  de  croire  que  les  alliés  ne  font  la 
guerre  qu'à  l'Empereur  :  «  C'est  pour  envahir  la  France,  c'est  pour 
se  partager  ses  provinces  que  les  Puissances  se  sont  armées....  Et 
on  propose  à  la  France  d'abandonner  son  Empereur!  »  —  «  La  France 
l'a  suivi  dans  les  sables  d'Egypte  et  dans  les  déserts  de  Russie, 
riposte  durement  Lafayette.  Et  c'est  pour  l'avoir  suivi  qu'elle  a  à 
regretter  le  sang  de  trois  millions  de  Français  !  »  La  Chambre  décMe 
d'adjoindre  aux  ministres  un  comité  de  cinq  députés.  Lucien  dit 
à  Napoléon  au  retour  de  la  séance  :  «  Il  n'y  a  que  la  dissolution  ou 
l'abdication  ». 

Napoléon  hésite:  la  foule,  exaspérée,  frénétique,  sous  les 
fenêtres  de  l'Elysée,  crie  :  «  Vive  l'Empereur!  Aux  armes!  »  Encore 
une  fois,  il  semble  qu'il  pourrait  être  le  chef  d'un  mouvement 
révolutionnaire.  «  le  Marius  de  la  France  »,  comme  pense  Benjamin 

<  63  * 


L'ABDICATION 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

Constant;  «  la  France  deviendrait  le  tombeau  des  nobles  et  peut-être 
le  tombeau  des  étrangers  ».  Mais  Napoléon  n'ose  pas,  il  dit  :  «  Je  ne 
puis  rien  seul  »,  il  signe  son  abdication  en  faveur  de  Napoléon  II 
(22  juin).  On  croit  à  Paris  que  la  paix  est  faite....  A  la  nouvelle  de 
Waterloo,  la  rente  est  montée  de  2  francs;  à  la  nouvelle  de  l'abdi- 
cation, elle  monte  de  4  fr.  50. 


>4  > 


CHAPITRE  III 

LA   RÉACTION  ROYALISTE  (22  JUIN  181 5- 
SEPTEMBRE   1816) 


I.     LA     DEUXIÈME     RESTAURATION     (22    JUIN-8    JUILLET).    —    H.     LE  SECOND 

TRAITS     DE     PARIS     (20     NOVEMBRE      1815).     —    III.      FORMATION     DES      PARTIS.     —  IV.     LA 

CHAMBRE    INTROUVABLE    (22    AOUT     1815-29    AVRIL    1816).    —    V.     LA    DISSOLUTION  (5   SEP- 
TEMBRE  1810). 


L 


1.    —    LA    DEUXIEME   RESTAURATION  l 

A  France  était  encore  une  fois  sans  gouvernement.  Après  l'abdi-       la  commissi  >\' 
cation,  les  Chambres  nommèrent  une  Commission  executive  ET S0NEp^,'s 
de  cinq  membres,  Carnot,  Fouché,  Quinette,  anciens  conventionnels  fouché. 

régicides,  un  ministre  de  Napoléon,  Caulaincourt,  et  un  ancien 
soldat  de  la  République,  le  général  Grenier.  Ces  choix  marquaient 
la  répugnance  des  Chambres  pour  une  deuxième  restauration  des 
Bourbons.  Mais  la  Commission  executive  joua  un  rôle  insignifiant; 
elle  laissa  pleins  pouvoirs  au  président  qu'elle  se  donna, 
Fouché.  Le  dessein  de  Fouché  n'était  pas  nettement  arrêté.  Ministre 
de  Napoléon  pendant  les  Cent-Jours.  il  n'avait  pas  cessé  de  commu- 
niquer avec  les  alliés,  de  les  renseigner  sur  la  situation  précaire  de 
son  maître,  de  se  donner  pour  le  seul  homme  capable  de  refaire  la 
monarchie.  La  défaite  décisive  de  Waterloo,  trop  rapide,  l'avait 
surpris  :  les  alliés,  et.  derrière  eux,  les  Bourbons  étaient  subitement 
devenus  assez  forts  pour  se  passer  de  lui.  Il  n'eut  plus  d'autre  souci 

i.  En  sus  des  histoires  générales  et  du  ISI5  d'Henry  i!<>uss.i\  c,  de  la  Cnrresnoiulance 
d<  Pozzodi  Rorgo.  de  Talleyrand,  de  Jaucourt,  du  Recueil  de  la  Société  russe,  des  Mémoires 
de  Metternicfa  et  de  Talleyrand,  déjà  cités,  voir  Edouard  Romberg  et  Albert  Malet, 
Loui.<  XVIII  fi  les  Cent-Jourt à  Gand,  recueil  de  documente  inédits  publiés  par  la  Société 
d'histoire  contemporaine,  2  vol.,  1808;  -  les  Souvenirs  intimes  el  noies  du  baron  Mounier, 
publiée  par  le  comte  d'Hérisson,  Paris,  tôg6;  —  les  chapitres  \\m  el  wvn  du  Vot* 
Madelin;  —  Léonce  l'in^aud,  L'vmjiereur  Alexandre  el  la  seconde  restauration  (Carnet, 
igoo);  —  Pierre  Rain,  L'Europe  el  la  restauration  des  Bourbons  {ISI4-I8I8),  1908. 

<  65  > 

Lvvi=s-.  —  ff.  contemp.,  IV.  5 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE   PREMIER 


LES  CANDIDATS 
AU  TRONE. 


LES  CHAMBRES 
PROPOSENT 
NAPOLÉON  II. 


que  de  se  donner  assez  d'importance  pour  que,  dans  la  solution 
qu'on  adopterait,  quelle  qu'elle  lut,  sa  situation  personnelle  fût 
sauvegardée. 

A  la  Chambre,  trois  solutions  rencontraient  des  partisans  : 
conserver  Napoléon  II,  traiter  avec  le  duc  d'Orléans,  accepter 
Louis  XVIII.  La  dernière  hypothèse  était  la  plus  redoutée;  le  Roi 
ramènerait  avec  lui  les  contre-révolutionnaires  exaspérés  de  leur 
humiliation  :  il  y  aurait  des  vengeances  et  des  violences.  Napoléon  II 
n'avait  guère  de  partisans  que  les  bonapartistes  purs;  mais  en  l'éli- 
minant, ne  provoquerait-on  pas  un  mouvement  révolutionnaire  du 
peuple  de  Paris,  resté  fidèle  à  l'Empereur,  et  la  dissolution  violente 
de  la  Chambre?  Le  duc  d'Orléans,  fils  de  Philippe-Égalité,  semblait 
en  état  de  rendre  les  services  qu'on  attendait  d'une  monarchie;  son 
nom,  son  passé  étaient  des  garanties  contre  la  réaction. 

Les  Chambres  se  prononcèrent  d'abord,  le  23  juin,  pour  Napo- 
léon II,  sans  le  proclamer  toutefois,  en  reconnaissant  simplement 
qu'il  était  devenu  empereur  «  du  fait  de  l'abdication  et  des  Constitu- 
tions de  l'Empire  »  ;  mais  Fouché,  qui  intriguait  à  la  fois  avec  les 
royalistes  et  avec  les  orléanistes,  obtint  que  l'Empereur  quittât  Paris. 
Il  n'eut  à  employer  ni  la  force  ni  la  ruse  :  las,  enfermé  à  l'Elysée, 
engourdi  dans  une  inaction  à  laquelle  il  n'osait  mettre  fin  par  la 
guerre  civile,  Napoléon  ne  se  sentait  pas  en  sécurité  dans  son  palais. 
Fouché  lui  fit  savoir  que,  de  l'avis  des  Chambres,  sa  présence  à  Paris 
empêchait  toute  négociation  avec  les  alliés  d'aboutir;  Davout  lui 
tint  les  mêmes  propos;  Napoléon  décida  brusquement  de  partir  pour 
la  Malmaison  (25  juin).  La  Chambre  vota  le  30  juin  l'impression  et 
l'envoi  aux  départements  d'une  motion  violente  contre  les  Bourbons, 
«  famille  trop  justement  proscrite  par  les  vœux  et  par  les  intérêts 
de  la  grande  majorité  de  la  nation  ».  mais  elle  omit,  dans  une  adresse 
aux  Français  votée  l'instant  d'après,  de  parler  de  l'héritier  de  l'Em- 
pire; c'est  le  lendemain  seulement,  pour  satisfaire  les  sentiments 
bonapartistes  manifestés  par  l'armée,  qu'on  ajouta  à  l'adresse  : 
«  Napoléon  est  éloigné  de  nous;  son  fils  est  appelé  à  l'Empire  par 
les  Constitutions  de  l'État  ».  Les  alliés  mirent  fin  à  ces  manifesta- 
tions. Quand  cinq  commissaires  nommés  par  l'assemblée  se  présen- 
tèrent à  Wellington  pour  discuter  les  conditions  de  la  paix,  le 
vainqueur  leur  déclara  qu'il  ne  cesserait  pas  les  opérations  avant 
que  Napoléon  fût  livré  aux  alliés  et  qu'un  gouvernement  régulier 
fût  établi.  Les  commissaires  ayant  indiqué  leurs  préférences  pour 
le  duc  d'Orléans,  Wellington  leur  répliqua  «  que  tout  changement 
de  dynastie  était  révolutionnaire  »,  et  obligerait  les  alliés  «  à  cher- 
cher dans  des  concessions  de  territoire  les    seules  garanties  qui 


66 


CHAPITRE   III 


La  Réaction  royaliste. 


pourraient  établir  leur  sûreté  sur  des  bases  solides  ».  Alors  la 
Chambre  n'essaya  plus  de  diriger  les  événements;  elle  se  mita  fabri- 
quer une  constitution. 

Les  armées  anglaise  et  prussienne  arrivèrent  le  30  juin  devant 
Paris  sans  rencontrer  d'obstacles.  Davout,  qui  avait  fortifié  hâtive- 
ment la  ville,  voulait  résister.  Mais  Masséna  et  Soult  déclarèrent 
que  Paris  ne  pouvait  pas  être  défendu.  Carnot.  qui  avait  visité  les 
lignes  de  fortifications,  déclara  :  «  Mes  sentiments  ne  peuvent  être 
douteux  ;  j'ai  voté  comme  conventionnel  la  mort  de  Louis  XVI,  et 
je  ne  dois  m'attendre  à  aucune  grâce  de  la  part  des  Bourbons  qui, 
peut-être,  vont  demain  rentrer  dans  Paris;  mais,  comme  Français, 
je  crois  qu'il  serait  coupable  d'exposer  cette  grande  cité  aux  chances 
d'un  dcrnieï  combat  et  aux  horreurs  d'un  siège  ».  On  ne  discuta 
plus.  Après  quelques  combats  d'avant-postes,  Davout  signa  le  3  juillet 
la  capitulation  aux  termes  de  laquelle  l'armée  française  devait  se 
retirer  derrière  la  Loire  avant  huit  jours.  La  Commission  executive 
se  déclara  impuissante  à  gouverner,  et  disparut.  La  Chambre  des 
pairs  se  sépara.  La  Chambre  des  députés  voulut  siéger  quand 
même;  Dessoles,  un  général  rallié  aux  Bourbons,  commandant  de 
la  garde  nationale,  envoya  trente  hommes  occuper  la  salle  de  ses 
séances  (8  juillet).  Fouché  restait  seul  :  les  alliés  comprirent  qu'il 
fallait  compter  avec  lui.  N'avait-il  pas  tout  prévu  depuis  le  20  mars 
et  tout  mené  depuis  Waterloo?  Le  Roi  réapparaîtrait  sous  la  protec- 
tion de  ce  régicide. 

Comme  en  1814,  les  alliés  furent  beaucoup  de  temps  à  s'accorder 
pour  restaurer  les  Bourbons.  Le  retour  triomphal  de  l'île  d'Elbe  leur 
donnait  à  réfléchir.  Ils  jugèrent  qu'ils  s'étaient  trompés  en  1814, 
puisque  le  rétablissement  de  l'ancienne  famille  avait  ramené  la 
guerre  et  la  révolution.  Castlereagh  avait  fait  des  réserves  en  adhé- 
rant au  traité  du  25  mars  :  «  Il  ne  doit  pas  être  entendu  comme 
obligeant  Sa  Majesté  britannique  à  poursuivre  la  guerre  dans  la 
vue  d'imposer  à  la  France  aucun  gouvernement  particulier  ».  Et 
les  whigs  anglais  s'opposaient  à  une  guerre  entreprise  contre  la 
France,  uniquement  parce  qu'elle  avait  changé  de  gouvernement. 
La  Prusse,  l'Autriche,  la  Russie  approuvèrent  la  réserve  de  Castle- 
reagh. «  Il  nous  faut  en  France  un  gouvernement,  écrivait  Nessel- 
rode  en  mai,  qui  donne  la  sécurité  au  dehors  et  soit  assez  fort  pour 
se  soutenir  sans  secours  étranger.  Cette  dernière  condition  ne  sera 
jamais  remplie  si  le  Boi  y  revient  avec  les  idées  de  Monsieur  et  de 
son  pitoyable  entourage.  » 

Le  séjour  de  Louis  XVIII  à  Gand  avait  confirmé  les  alliés 
dans  cette  opinion.  Le  petit  nombre  de  Français  qui  avait  suivi  le 


CAPITULATION 
DE  PARIS. 


LES  CHAMBRES 

ET  LA  COMMISSION 

EXECUTIVE 

DISPARAISSENT, 


LES  ALLIES 

CHERCHENT  UN 

GOUVERNEMENT 

A  LA  FRANCE. 


L'OPINION 

DES  ALLIÉS 

SUR  LOUIS  XVIII. 


67 


&  établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


LES  CHANCES  DU 
DUC  DORLÊANS. 


LES  ALLIES 
SE  RÉSIGNENT 
A  CONSERVER 
LOUIS  XVIII. 


LOUIS  XVIII 
RENTRE 
EN  FRANCE 


L'INTRIGUE 
ORLÉANISTE 
EST  DÉJOUÉE 


Roi,  l'impossibilité  où  ils  furent  de  constituer  même  un  noyau 
d'armée  royale,  donnèrent  à  penser  que  Louis  XVIII  n'était  qu'un 
chef  de  parti  sans  troupes,  le  roi  des  émigrés,  et  non  pas  le  roi  de 
France.  Que  faire  donc,  que  souhaiter,  tout  au  moins  pour  assurer 
la  tranquillité  à  la  France  et  à  l'Europe? 

Avant  Waterloo,  le  tsar,  qui  n'avait  jamais  aimé  les  Bourbons, 
et  à  qui  Caulaincourt  avait  révélé  le  traité  secret  du  3  janvier  conclu 
contre  lui  par  les  intrigues  de  Talleyrand,  s'était  prononcé  catégo- 
riquement :  «  Vouloir  ramener  les  Bourbons  sur  un  trône  qu'ils 
n'ont  pas  su  conserver,  ce  serait  exposer  la  France  et  l'Europe  à  de 
nouvelles  complications  dont  les  suites  seraient  incalculables  ».  Il 
pensait  au  duc  d'Orléans  réfugié  en  Angleterre,  si  habile  à  ne  pas  se 
laisser  confondre  avec  les  émigrés  de  Gand.  Metternich  lui-même 
dit  à  un  agent  secret  qu'il  envoyait  à  Fouché  :  «  Si  la  France  veut 
le  duc  d'Orléans,  les  puissances  serviront  d'intermédiaire  pour 
engager  le  roi  et  sa  lignée  à  se  désister  de  leurs  prétentions  ». 
Informé,  Louis  XVIII  s'inquiéta,  rappela  auprès  de  lui  le  duc 
d'Orléans,  qui  fit  la  sourde  oreille.  «  Il  conspirait  de  consentement, 
non  de  fait  »,  dit  de  lui  Chateaubriand. 

L'Autriche,  la  première,  était  revenue  à  Louis  XVIII.  Le  «  roi 
légitime  »  était  nécessaire,  non  seulement  au  système  européen, 
écrivit  l'ambassadeur  Vincent  à  Metternich,  mais  aux  intérêts  de 
l'Autriche  ;  tout  autre  gouvernement  chercherait  à  se  rapprocher  de 
la  Russie.  —  Puis  le  tsar  lui-même  se  résigna.  Mais,  comme 
en  1814,  il  se  préoccupa  des  satisfactions  à  donner  à  la  «  Révo- 
lution »  :  la  Charte  ne  suffisait  pas;  il  fallait,  pensait  Pozzo,  «  un 
nouveau  pacte  social  qui  serait  l'ouvrage  de  la  nation  ».  A  quoi 
Wellington  répliquait  que  c'était  le  moyen  de  restaurer  la  Conven- 
tion; il  pensait  bien  comme  le  tsar  qu'il  y  avait  des  réformes  à 
faire  ;  mais  c'était  au  Roi  d'en  prendre  l'initiative. 

Les  alliés  n'étaient  donc  que  résignés  à  Louis  XVIII  avant  la 
campagne  de  Belgique.  La  rapidité  de  la  défaite  napoléonienne 
acheva  de  les  déterminer.  Louis  XVIII  était  tout  prêt  et  tout  proche; 
il  se  considérait  comme  n'ayant  pas  cessé  de  régner;  et  tout  de 
suite  après  Waterloo,  il  se  mit  en  route  pour  la  France,  à  la  suite 
de  l'armée  anglaise.  Acte  décisif,  qui  déjoua  tous  les  calculs 
orléanistes.  Talleyrand,  arrivant  de  Vienne  et  secrètement  d'accord 
avec  le  duc  d'Orléans,  supplia  le  roi  d'attendre  la  fin  de  la 
guerre,  ou  tout  au  moins  de  se  rendre  à  Lyon,  non  à  Paris.  Il 
donnait  les  meilleures  raisons  du  monde  :  le  roi  de  France  ne  devait 
pas  rentrer  dans  les  fourgons  de  l'ennemi,  se  mettre  à  la  merci  des 
vainqueurs  exigeants.  Ce  fut  en  vain  :  Louis  XVIII,  qui  se  méfiait 


68 


CIIAPITHE    III 


La   iiéaction  royaliste. 


PROCLAMATIONS 

DE  CA7t.lV- 

CAMBRÉSIS 

ET  DE  CAMBRAI 


des  conseils  de  Talleyrand,  continua  d'avancer.  Fouché,  à  Paris, 
causant  avec  Vilrolles  et  avec  Talleyrand,  négociant  avec  Wel- 
lington, pris  de  court  lui  aussi  par  Waterloo,  demandait  du  temps  : 
mais  Louis  XVIII  se  hâta  de  passer  la  frontière.  Les  Français,  igno- 
rant tout  de  ces  intrigues,  ne  furent  pas  surpris  :  Bourbons  et 
alliés  luttaient  ensemble  depuis  vingt-cinq  ans  contre  la  France  de 
la  Révolution;  la  victoire  de  la  coalition,  c'était,  une  fois  de  plus,  le 
triomphe  de  la  légitimité. 

Au  lendemain  de  son  arrivée  sur  le  territoire  français  (25  juin), 
au  Cateau-Cambrésis,  Louis  XVIII  annonça  par  une  proclamation 
aux  Français  que.  «  les  puissants  efforts  de  ses  alliés  ayant  dissipé 
les  satellites  du  tyran  »,  il  allait  «  mettre  à  exécution  les  lois  exis- 
tantes contre  les  coupables  ».  Mais  Wellington  l'ayant  avisé  qu'il 
était  nécessaire  de  se  faire  précéder  à  Paris  par  une  déclaration 
libérale  et  conciliante,  il  prépara  une  seconde  proclamation  d'un  ton 
différent.  Elle  fut  rédigée  à  Cambrai  ;  Louis  XVIII  y  promit  d'ajouter 
des  garanties  à  la  Charte,  de  «  pardonner  aux  Français  égarés  » 
tout  ce  qui  s'était  passé  depuis  le  jour  où  le  Roi  avait  quitté  Lille 
«  au  milieu  de  tant  de  larmes  »  jusqu'au  jour  où  il  était  entré  dans 
Cambrai  «  au  milieu  de  tant  d'enthousiasme  »  ;  il  n'exceptait  du 
pardon  «  que  les  instigateurs  de  cette  trame  »  (28  juin).  De  Cambrai, 
Louis  XVIII  se  rendit  à  Roye,  où  il  attendit  les  nouveaux  avis  de 
Wellington.  Quand  il  sut  la  capitulation  et  l'occupation  de  Paris 
par  les  troupes  étrangères,  il  se  remit  en  route,  et  arriva  à  Paris  le 
8  juillet. 

Il  était  environ  trois  heures  de  l'après-midi.  La  population,  entrée  a  paru 
prévenue  par  des  extraits  du  Moniteur,  affichés  et  distribués  dans  la 
matinée,  vit,  sans  émoi  apparent,  aux  Tuileries,  aux  Invalides,  aux 
mairies,  aux  ministères,  le  drapeau  blanc  remplacer  le  drapeau  tri- 
colore ;  la  plupart  des  gardes  nationaux  arborèrent  la  cocarde  blanche. 
Le  cortège  royal  entra  par  le  faubourg  Saint-Denis.  Il  avait  à  sa  tête 
quelques  centaines  de  gardes  nationaux  qui  portaient  des  lys  au 
bout  de  leurs  fusils;  puis  venaient,  en  assez  grand  désordre,  des 
grenadiers,  des  mousquetaires  et  des  chevau-légers.  Les  maréchaux 
fidèles  «  sans  peur  et  sans  reproche  »,  Gouvion  Saint-Cyr,  Marmont, 
Oudinot,  Victor,  en  grand  uniforme,  précédaient  le  carrosse  du  Roi 
que  traînaient  huit  chevaux  blancs;  aux  portières,  à  cheval,  le  comte 
d'Artois  et  le  duc  de  Berry.  Enfin,  suivait  une  cohue  de  piétons  et  de 
voitures  de  toute  forme  où  s'étaient  entassés  des  Parisiens  venus  à 
la  rencontre  du  Roi  sur  la  route  de  Saint-Denis.  Les  acclamations, 
rares  au  début,  grandirent  sur  les  boulevards,  éclatèrent  sur  la  Place 
Vendôme,  et  s'achevèrent  en  manifestation  délirante  aux  abords  des 


6y 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


NAPOLÉON 
SE  DIRIGE 
VERS   ROCHEFORT, 


LA  COMMISSION 
EXECUTIVE 
DONNE  L ORDRE 
DE  LE  RETENIR 
PRISONNIER, 


Tuileries.  Les  Prussiens  bivouaquaient  dans  la  cour  du  château  et 
faisaient  sécher  leur  linge  sur  les  grilles  ;  les  factionnaires  ne  ren- 
dirent pas  les  honneurs  :  «  Moi  et  Wellington,  disait  Blùcher,  nous 
sommes  les  maîtres  ». 

Napoléon  n'avait  pas  encore  quitté  la  France.  Il  annonça  son 
intention  de  gagner  Rochefort  et  de  s'y  embarquer  pour  les  États- 
Unis.  La  Commission  executive  lui  promit  que  deux  frégates,  la 
Saale  et  la  Méduse,  seraient  mises  à  sa  disposition,  et  l'invita  à 
partir  sans  délai.  Napoléon  y  semblait  décidé  quand,  se  ravisant 
tout  à  coup,  il  envoya  offrir  à  la  Commission  de  reprendre  le  com- 
mandement des  troupes,  non  comme  empereur,  mais  comme 
général,  promettant,  «  foi  de  soldat,  de  citoyen  et  de  Français  »,  de 
partir  pour  l'Amérique  le  jour  même  où  il  aurait  repoussé  l'ennemi. 
La  Commission  refusa.  Il  quitta  la  Malmaison  le  29  juin  à  cinq 
heures  avec  Bertrand,  Rovigo  et  le  général  Becker,  chargé  de  le 
surveiller.  De  Poitiers,  il  fit  demander  au  préfet  maritime  de  Roche- 
fort  si  les  frégates  seraient  prêtes  à  appareiller  dès  son  arrivée  :  «  La 
rade  est  étroitement  bloquée  par  une  escadre  anglaise,  répondit  le 
préfet;  il  me  paraîtrait  dangereux  pour  la  sûreté  de  nos  frégates  et 
celle  de  leur  chargement  de  chercher  à  forcer  le  passage  ».  En 
réalité,  l'escadre  anglaise  croisait  à  l'ouest  de  la  rade,  mais  les  trois 
«  pertuis  »  qui  y  donnent  accès,  dont  l'un,  le  pertuis  d'Antioche,  est 
large  de  plus  de  huit  milles,  n'étaient  gardés  que  par  le  Bellérophon 
et  un  ou  deux  petits  bâtiments.  Cette  réponse  parvint  à  Napoléon 
au  moment  où  il  arrivait  à  Niort.  La  population  l'y  acclama  avec 
enthousiasme;  les  officiers  du  2e  hussards  le  supplièrent  de  marcher 
à  leur  tête  sur  Paris,  ou  de  rejoindre  le  général  Lamarque  en 
Vendée.  Il  refusa  :  l'Empereur  ne  voulait  pas  finir  en  chef  de  bande. 
—  Il  demanda  encore  à  la  Commission  executive  «  de  l'employer 
comme  général  »,  et  aussi  de  l'autoriser  à  négocier  avec  le  com- 
mandant de  l'escadre  anglaise  si  sa  sécurité  ou  son  honneur  l'exi- 
geaient. Un  peloton  de  hussards  l'escorta  longtemps  à  sa  sortie  de 
Niort;  sur  la  route,  les  paysans  criaient  :  «  Vive  l'Empereur!  » 

Quand  il  arriva  à  Rochefort.  le  3  juillet,  les  frégates  étaient 
prêtes  à  appareiller,  mais  le  préfet  maritime  allégua  de  nouveau  le 
danger  et  aussi  les  vents  contraires.  Napoléon  attendit.  La  Com- 
mission executive,  qui  le  croyait  encore  à  Niort  et  qui  l'y  savait 
acclamé,  s'inquiétait;  elle  envoya  à  Becker  l'ordre  de  conduire 
Napoléon  à  Rochefort  et  de  l'y  embarquer  sans  délai,  au  besoin 
«  par  tous  les  moyens  de  force  qui  seraient  nécessaires  »  ;  on  ne 
devait  ni  le  débarquer  sur  un  point  de  la  côte  de  France,  ni  le  laisser 
communiquer  avec  l'escadre  anglaise.  C'était  —  l'ordre  étant  muet 


7° 


chapitre:  m 


La   Réaction  royaliste. 


l'obligation  pour  l'Empereur  de 
le  8  juillet,  il  monta  à  bord  de  la 


sur  le  départ  des  deux  frégates  - 
rester  prisonnier  sur  lune  d'elles 
Saale. 

Le  lendemain,   rassurée   par  la    nouvelle  que   Napoléon   était 
arrivé   à  Rochefort,  la  Commission    executive    adoucit  ses  ordres, 
autorisant  au  besoin  un  aviso  à  partir  avec  lui,  et,  si  Napoléon  le 
demandait  par  écrit,  à  le  conduire  à  l'escadre  anglaise.  Napoléon 
(9  juillet)  négociait  au  même  moment  avec  le  commandant  de  cette 
escadre.  Comme  il  ne  pouvait  plus  espérer  de  s'échapper,  il  songea 
à   demander  un   asile  à  l'Angleterre;  cette  idée  le  hantait  :  il  lui 
trouvait  de  la  «  grandeur  ».  Aussi  écartait-il  tous  les  dévouements 
qui  s'offraient  pour  favoriser  son  évasion  :  le  capitaine  Baudin  qui, 
à  l'embouchure  de  la  Gironde,  l'attendait  pour  gagner  le  large;  le 
commandant  de  la  Méduse,  qui  proposait  de  se  sacrifier  pour  laisser 
à  la  Saale  le  temps  de  gagner  la  haute  mer;  déjeunes  officiers  qui 
voulaient  partir  sur  deux  chaloupes  avec  lui  et  contraindre  le  pre- 
mier navire   marchand  rencontré  à  l'emmener  aux   Etats-Unis;  et 
d'autres  qui  proposaient  des  évasions  romanesques,  dans  des  car- 
gaisons, sur  des  navires  étrangers....  Cependant,  le  commandant 
du  Bellérophon,  Maitland,  qui  avait  l'ordre,  s'il  parvenait  à  attirer 
l'Empereur  à  son  bord,  de  le   conduire  en  toute  diligence  au  pre- 
mier port  anglais,  disait  à  Rovigo  et  à  Las  Cases  que  l'Angleterre 
le  recevrait  bien.  Napoléon  écrivit  alors  au  Prince  Régent  : 

«  Altesse  Royale,  en  butte  aux  factions  qui  divisent  mon  pays  et  à  l'inimitié 
des  plus  grandes  puissances  de  l'Europe,  j'ai  terminé  ma  carrière  politique, 
et  je  viens,  comme  Thémistocle,  m'asseoir  au  foyer  du  peuple  britannique.  Je 
me  mets  sous  la  protection  de  ses  lois,  que  je  réclame  de  votre  Altesse  royale 
comme  du  plus  puissant,  du  plus  constant  et  du  plus  généreux  de  mes 
ennemis.  » 

Il  demanda  aussi  des  passeports  pour  les  États-Unis  ou,  à  défaut, 
pour  l'Angleterre  ;  il  s'appellerait  désormais  le  colonel  Muiron  : 
c'était  le  nom  de  l'aide  de  camp  qui  l'avait  sauvé  jadis  en  le  cou- 
vrant de  son  corps  et  en  se  faisant  tuer  à  sa  place,  à  Arcole.... 

Le  1-i  juillet,  arrivèrent  enfin  les  instructions  précises  du  gou- 
vernement de  Louis  XVIII  :  le  ministre  des  Affaires  étrangères  don- 
nait l'ordre  au  préfet  de  garder  Napoléon  sur  la  Saale;  et,  comme 
c'était  un  «  prisonnier  que  tous  les  souverains  avaient  le  droit  de 
réclamer  »,  de  le  remettre  au  commandant  anglais,  à  la  première 
demande.  On  n'eut  pas  à  livrer  l'Empereur  aux  Anglais.  Le  15  juillet, 
au  lever  du  soleil,  Napoléon  prit  son  petit  chapeau  et  son  épée, 
revêtit  l'habit  vert  de  la  Garde,  et  monta  sur  le  brick  VÉpervier,  qui 
le  conduisit  au  Bellérophon. 


PUIS  L'AUTORISE 
A  REJOINDRE 

L'ESCADRE 
ANGLAISE. 


NAPOLEON 
MONTE  A  BORD  DU 
«  BELLÉROPHON  » 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE  PREMIER 


II.  — LE  SECOND  TRAITE  DE  PARISi  (20  NOVEMBRE  1915) 


V  «  UNITÉ  * 
DU  NO l  VEAU 
MISISTERE 
TALLEYRAND- 
FOUCHÊ. 


LOUIS  XVIII  s'était  hâté  de  constituer  son  gouvernement.  On 
avait  répété  à  Gand  que  c'étaient  «  les  fautes  de  la  première 
Restauration  »  qui  avaient  provoqué  sa  chute;  la  plus  grave  de  ses 
fautes,  c'était,  de  l'avis  unanime,  la  faiblesse  du  gouvernement,  le 
manque  de  solidarité  dans  le  ministère,  «  l'anarchie  paternelle  », 
selon  le  mot  de  Beugnot.  Aussi  le  Roi,  dans  la  déclaration  de  Cam- 
brai, parlant  des  garanties  à  ajouter  à  la  Charte,  avait-il  cru  devoir 
dire  :  «  l'unité  du  ministère  est  la  plus  forte  que  je  puisse  offrir  ». 
Il  choisit  donc  un  président  du  Conseil  qui  fut  Talleyrand,  qu'il 
détestait,  mais  que  tout  le  monde  désignait  comme  seul  capable  de 
négocier  avec  l'Europe,  en  même  temps,  il  confia  la  police  à  Fouché. 
Celui-ci  était  devenu  l'homme  indispensable.  «  Le  faubourg  Saint- 
Germain  ne  jurait  que  par  lui  »,  disait  Talleyrand;  et  Wellington 
«  en  avait  la  tête  tournée  »  Louis  XVIII  sacrifia  son  favori  Blacas, 
qui  passait  pour  représenter  à  la  cour  la  réaction  la  plus  passionnée, 
donna  la  Justice  à  Pasquier  et  la  Guerre  à  Gouvion  Saint-Cyr,  deux 
anciens  fonctionnaires  impériaux.  Une  ordonnance  du  9  juillet 
déclara  que  désormais  ne  siégeraient  au  Conseil  que  «  les  ministres 
secrétaires  d'État  ayant  département  ».  Le  Conseil  privé  fut  main- 
tenu; mais  il  ne  se  réunit  jamais.  Il  ne  servit  qu'à  pourvoir  d'un 
titre,  celui  de  ministre  d'État,  les  personnages  qu'on  voulait  écarter 
des  affaires. 

On  fit  ainsi  la  première  expérience  du  gouvernement  de  cabinet. 
Talleyrand  l'annonça  aux  ambassadeurs  étrangers  :  «  Un  ministère 
est  constitué,  dont  les  membres  exécutent,  chacun  dans  sa  sphère 
d'attributions,  ce  quia  été  arrêté  dans  une  délibération  commune  ». 
Et  des  instructions  furent  données  aux  ministres  pour  qu'ils  prissent 
conscience  de  leurs  nouveaux  devoirs.  La  règle  fut  établie  que 
toutes  les  nominations  de  hauts  fonctionnaires  civils  et  militaires, 
que  toutes  les  circulaires  politiques,  que  toutes  les  affaires  portées 
aux  Chambres  seraient  préparées  et  concertées  en  Conseil  :  «  Quand 
on  n'aurait,  pour  en  démontrer  la  nécessité,  que  l'expérience  du 
dernier  ministère,  elle  serait  suffisante...;  alors  il  y  aura  un  gou- 
vernement; les  Chambres  apprendront  à  le  connaître,  et  on  verra 
se  former  dans  leur  sein  un  parti  ministériel.  Hors  de  là,  on  n'aper- 
çoit qu'incohérence,  incertitude  et  impuissance.  » 

1.  Cf  la  note  bibliographique  de  la  Section  1"  de  ce  chapitre.  A  consulter  l'ouvrage  cité 
de  Michon,  Le  gouvernement  parlementaire  sous  la  Restauration,  1905-,  —  P.  Rain,  L'Europe 
el  la  restauration  des  Bourbons,  1908. 


CHAPITRE    III 


La   Réaction  royaliste. 


Le  nouveau  gouvernement  eut  à  conclure  la  paix.  Mais  les 
alliés  ne  se  montrèrent  pas,  comme  en  1814,  pressés  de  quitter  la 
France.  Les  Prussiens  de  Blùchcr  campèrent  nu  Luxembourg,  et  les 
Anglais  de  Wellington  au  Bois  de  Boulogne.  Puis  les  Autrichiens 
envahirent  l'Alsace  et  la  Savoie,  les  Busses  arrivèrent  sur  le  Bhin 
par  Mannheim;  les  Espagnols  se  disposèrent  à  franchir  les  Pyrénées. 
Ainsi  la  France  fut  envahie  comme  une  terre  vacante.  Hormis  le  siège 
de  quelques  places  (Verdun,  Lille,  Strasbourg,  Thionville,  Belfort, 
Metz,  Huningue,  Longwv,  etc.),  qui  résistèrent  jusqu'à  la  signature 
de  la  paix,  il  n'y  eut  pas  d'opérations  de  guerre.  L'armée  de  Paris 
(70  000  hommes)  s'était  retirée  derrière  la  Loire  avec  Davout; 
diminuée  de  moitié  par  les  désertions  quand  on  voulut  lui  imposer 
la  cocarde  blanche,  elle  fut  licenciée  à  la  demande  des  souverains 
alliés.  Talleyrand,  qui  redoutait  les  sentiments  de  cette  armée, 
accorda  sans  difficulté  ce  licenciement  qui  le  priva  de  la  seule 
force  organisée,  car  les  fuyards  de  Waterloo  réfugiés  à  Laon  étaient 
inutilisables,  et  les  25  000  hommes  ramenés  de  Belgique  par 
Grouchy,  bien  réduits  par  les  désertions,  furent  disséminés  dans  le 
Nord.  Ainsi  la  France  ne  résista  pas  à  l'invasion  :  800  000  hommes 
occupèrent  58  départements,  vivant  de  réquisitions  (1  750  000  francs 
par  jour)  et  commettant  des  violences  sauvages  sur  les  personnes 
et  sur  les  choses.  A  Paris,  on  n'osa  pas  détruire  et  incendier  comme 
ailleurs  (Bltïcher  voulut  pourtant  faire  sauter  le  pont  d'Iéna);  mais 
les  objets  d'art  conquis  depuis  le  Directoire  en  vertu  des  traités 
furent  repris  par  les  alliés.  En  vain  Talleyrand  protesta  et  fit  remar- 
quer que  la  France  avait  en  1814  laissé  aux  pays  que  le  traité 
de  Paris  lui  avait  enlevés  tous  les  dons  qu'elle  leur  avait  faits  ; 
Wellington  répondit  qu'il  convenait  de  faire  sentir  à  l'armée  et  au 
peuple  français  «  que,  malgré  des  avantages  partiels  et  temporaires 
sur  plusieurs  États  de  l'Europe,  le  jour  de  la  restitution  était  arrivé; 
les  monarques  alliés  ne  devaient  point  laisser  échapper  cette  occa- 
sion de  donner  aux  Français  une  grande  leçon  de  morale  ».  L'agi- 
tation devint  assez  vive  en  province  pour  qu'on  craignît  des  soulè- 
vements. Il  fut  convenu  le  6  août  que  les  réquisitions  cesseraient 
en  échange  d'une  indemnité  de  50  millions;  les  millions  furent 
versés,  mais  les  violences  continuèrent. 

Les  négociations  pour  la  paix  furent  très  longues;  Talleyrand 
prétendit  qu'on  ne  pouvait  faire  de  conquêtes  sur  un  allié,  qu'en 
conséquence  on  devait  s'en  tenir  au  premier  traité  de  Paris;  les 
alliés  estimèrent  au  contraire  qu'il  y  avait  nécessité  à  prendre  contre 
la  France,  perturbatrice  de  la  paix  et  complice  du  retour  de  l'île 
«I  Klbe,  des  garanties  et   des   précautions.   Mais   leurs    exigences 


L'INVASION. 


V ARMEE 
FRANÇAISE 

LICENCIÉE. 


L'OCCUPATION 
ÉTRANGÈRE. 


NEGOCIATIONS 
POUR  LA  PAIX. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

étaient  inégales.  La  Russie  et  l'Angleterre  se  seraient  contentées 
d'une  indemnité  en  argent  et  d'une  occupation  temporaire  ;  le  repré- 
sentant des  Pays-Bas  demandait  l'annexion  des  départements  limi- 
trophes de  la  Belgique;  la  Prusse  demandait  l'Alsace  et  la  Lorraine; 
à  Colmar,  le  corps  d'occupation  n'avait  pas  permis  d'annoncer  la 
rentrée  de  Louis  XVIII,  et  avait  interdit  à  la  Cour  d'appel  d'enre- 
gistrer le  premier  numéro  du  Bulletin  des  lois;  les  nouvelles  des 
deux  provinces  étaient  publiées  dans  les  journaux  allemands  sous 
la  rubrique  :  Allemagne;  l'Autriche,  craignant  une  extension  terri- 
toriale de  la  Prusse,  se  ralliait  aux  vues  anglo-russes.  Finalement, 
Castlereagh  rédigea  un  projet  qui  les  rallia  tous  (12  septembre). 
On  exigerait  de  la  France  :  1°  l'abandon  d'une  portion  de  terri- 
toire lui  ayant  appartenu  avant  1790,  Condé,  Philippeville,  Marien- 
bourg,  Givet,  Sarrelouis,  Charlemont,  Landau,  Fort  de  Joux,  Fort 
l'Écluse,  et  la  portion  de  la  Savoie  restée  française  en  1814; 
2°  le  démantèlement  d'Huningue;  3°  800  millions  d'indemnité; 
4°  sept  ans  d'occupation  militaire  aux  frais  de  la  France.  Talley- 
rand,  qui  avait  licencié  l'armée,  qui  avait  accepté  toutes  les  préten- 
tions et  les  violences  des  alliés,  fut  sans  force  et  sans  autorité  pour 
le  traité  discuter  leurs  conditions.  Il  avait  compté  sur  leurs  dissentiments, 

du  20  novembre.  mais  j]s  étaient  maintenant  d'accord.  Il  ne  pouvait  plus,  comme  en 
1814,  s'adresser  à  la  générosité  du  tsar  Alexandre,  qui  le  détestait 
depuis  qu'il  savait  l'intrigue  nouée  contre  lui  à  Vienne.  Louis  XVIII 
intervint  alors  personnellement,  écrivit  au  tsar,  renvoya  Talleyrand, 
prit  comme  président  du  Conseil  le  duc  de  Richelieu,  ami  personnel 
d'Alexandre  ;  il  obtint  un  rabais  de  100  millions,  sauva  Condé,  Givet, 
Charlemont,  Joux  et  l'Écluse,  et  l'occupation  fut  réduite  à  cinq  ans. 
Le  traité  fut  signé  le  20  novembre. 
la  Le  lendemain,  les  quatre  alliés  renouvelèrent  le  traité  de  Chau- 

sainte-alliance.  mon^.  c'était  décider  que  leur  alliance  survivrait  aux  circonstances 
qui  l'avaient  fait  naître.  Mais  elle  changea  d'objet;  les  alliés  préten- 
dirent donner  à  l'Europe  remaniée  par  eux  à  Vienne  et  à  Paris  un 
système  de  gouvernement.  Les  principes  en  avaient  été  posés 
d'abord  dans  une  note  du  31  décembre  1814,  !où  le  tsar  définissait 
pour  les  souverains  réunis  à  Vienne  les  devoirs  des  rois  envers  leurs 
peuples,  puis  dans  un  contrat  mystique  «  amphigourique  »,  disait 
Talleyrand,  signé  entre  Alexandre,  Frédéric-Guillaume  et  François, 
le  26  septembre  1815. 

«  Au  nom  de  la  Très-Sainte  et  Indivisible  Trinité. 

Leurs  Majestés  l'Empereur  d'Autriche,  le  Roi  de  Prusse  et  l'Empereur 
de  toutes  les  Russies,  par  suite  des  grands  événements  qui  ont  signalé 
en  Europe  le  cours  des  trois  dernières  années,  et  principalement  des  bienfaits 


chapitre  m  La  Réaction  royaliste. 

qu'il  a  plu  à  la  divine  Providence  de  répandre  sur  les  États  dont  les  gou- 
vernementa  ont  placé  leur  confiance  et  leur  espoir  en  elle  seule,  ayant  acquis 
la  conviction  intime  qu'il  est  nécessaire  d'asseoir  la  marche  à  adopter  par 
les  puissances  dans  leurs  rapports  mutuels  sur  les  vérités  sublimes  que  nous 
enseigne  l'éternelle  religion  du  Dieu  Sauveur  : 

Déclarent  solennellement  que  le  présent  acte  n'a  pour  objet  que  de  mani- 
fester à  la  face  de  l'univers  leur  détermination  inébranlable  de  ne  prendre  pour 
règle  de  leur  conduite,  soit  dans  l'administration  de  leurs  États  respectifs, 
soit  dans  leurs  relations  politiques  avec  tout  autre  gouvernement,  que  les 
préceptes  de  cette  religion  sainte,  préceptes  de  justice,  de  charité  et  de  paix, 
qui,  loin  d'être  uniquement  applicables  à  la  vie  privée,  doivent  au  contraire 
influer  directement  sur  les  résolutions  des  Princes  et  guider  toutes  leurs 
démarches  comme  étant  le  seul  moyen  de  consolider  les  institutions  humaines, 
et  de  remédier  à  leurs  imperfections. 

En  conséquence,  Leurs  Majestés  sont  convenues  des  articles  suivants  : 

Art.  1".  —  Conformément  aux  paroles  des  Saintes-Écritures,  qui  ordonnent 
à  tous  les  hommes  de  se  regarder  comme  frères,  les  trois  Monarques  Contrac- 
tants demeureront  unis  par  les  liens  d'une  fraternité  véritable  et  indissoluble, 
et,  se  considérant  comme  compatriotes,  ils  se  prêteront,  en  toute  occasion  et 
en  tout  lieu,  assistance,  aide  et  secours;  se  regardant  envers  leurs  sujets  et 
années  comme  pères  de  famille,  ils  les  dirigeront  dans  le  même  esprit  de  fra- 
ternité dont  ils  sont  animés  pour  protéger  la  religion,  la  paix  et  la  justice. 

Art.  2.  —  En  conséquence,  le  seul  principe  en  vigueur,  soit  entre  lesdits 
gouvernements,  soit  entre  leurs  sujets,  sera  celui  de  se  rendre  réciproquement 
service,  de  se  témoigner  par  une  bienveillance  inaltérable  l'affection  mutuelle 
dont  ils  doivent  être  animés,  de  ne  se  considérer  tous  que  comme  membres 
d'une  seule  nation  chrétienne,  les  trois  Princes  Alliés  ne  s'envisageant  eux- 
mêmes  que  comme  délégués  par  la  Providence  pour  gouverner  trois  branches 
d'une  même  famille,  savoir  ;  l'Autriche,  la  Prusse  et  la  Russie;  confessant  ainsi 
que  la  nation  chrétienne,  dont  eux  et  leurs  peuples  font  partie,  n'a  réellement 
d'autre  souverain  que  celui  à  qui  seul  appartient  en  propriété  la  puissance, 
paire  qu'en  lui  seul  se  trouvent  tous  les  trésors  de  l'amour,  de  la  science  et  de 
la  sagesse  infinie,  c'est-à-dire,  Dieu,  notre  divin  Sauveur  Jésus-Christ,  le  Verbe 
du  Très-Haut,  la  parole  de  vie.  Leurs  Majestés  recommandent  en  conséquence 
avec  la  plus  grande  sollicitude  à  leurs  peuples,  comme  unique  moyen  de  jouir 
de  cette  paix  qui  naît  de  la  bonne  conscience,  et  qui  seule  est  durable,  de  se 
fortifier  chaque  jour  davantage  dans  les  principes  et  l'exercice  des  devoirs 
que  le  divin  Sauveur  a  enseignés  aux  hommes. 

Art.  'à.  —  Toutes  les  puissances  qui  voudront  solennellement  avouer  les 
principes  sacrés  qui  ont  dicté  le  présent  acte,  et  qui  reconnaîtront  combien  il 
est  important  au  bonheur  des  nations,  trop  longtemps  agitées,  que  ces  vérités 
exercent  désormais  sur  les  destinées  humaines  toute  l'influence  qui  leur  appar- 
tient,  seront  reçues  avec  autant  d'empressement  que  d'affection  dans  cette 
sainte  alliance. 

Louis  XVIII  donna  son  adhésion  à  la  Sainte-Alliance,  ainsi  que  ses  moyens 

le  Prince  Régent  d'Angleterre.  Le  contrat  du  21  novembre,  inspiré, 
non  plus  par  l'esprit  mystique  d'Alexandre,  mais  par  les  vues  pra- 
tiques de  Metternich,  précisa  les  moyens  d'exécuter  ce  programme. 
Des  congrès  périodiques  entre  les  quatre  alliés  seraient  «  consacrés 
aux  grands  intérêts  communs  et  à  l'examen  des  mesures  qui.  dans 
chacune  de  ces  époques,  seront  jugées  les  plus  salutaires  pour  le 


L' établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


T.À  F  F  AS  CE 

ÙUtiVEILLÊE. 


CONSÉQUENCES 

MORALES 

DE  L'INVASION 

ET  DE 

L'OCCUPATION. 


repos  et  la  prospérité  des  peuples,  et  pour  le  maintien  de  la  paix  de 
l'Europe  ».  La  France  se  trouva,  en  vertu  des  conditions  mêmes 
de  la  paix,  placée  la  première,  et  plus  directement  que  toute  autre, 
_sous  la  surveillance  de  ce  «  Directoire  »  européen.  La  Sainte- 
Alliance  fut  publiée  en  février  1816;  elle  fut  exécrée  par  les  libé- 
raux français. 

Ainsi,  le  retour  de  l'île  d'Elbe  ne  coûta  pas  seulement  à  la 
France  la  défaite  et  des  pertes  en  argent  et  en  territoire  ;  il  changea 
profondément  les  relations  de  la  France  et  de  l'Europe.  En  sou- 
mettant la  France  à  un  régime  de  surveillance  politique  et  d'occu- 
pation militaire,  les  alliés  considéraient  qu'ils  ne  faisaient  que  se 
protéger  contre  un  voisin  dangereux  pour  la  paix  générale  et  pour 
la  sécurité  des  trônes  ;  la  méfiance  à  l'égard  de  la  France  devint  la 
règle  fondamentale  de  leur  diplomatie.  Ils  organisèrent  méthodi- 
quement et  officiellement  la  tutelle  de  cette  turbulente  nation  :  un 
article  du  traité  de  Paris  prévit  une  réunion  hebdomadaire  des 
ambassadeurs  des  quatre  grandes  puissances  ;  ils  la  tinrent  réguliè- 
rement tant  que  dura  l'occupation.  Le  rôle  que  Wellington  et  Pozzo, 
conseillers  officieux,  remplissaient  en  1814,  la  «  Conférence  »  le 
joua  publiquement  avec  l'autorité  que  lui  donnait  l'appui  d'une 
armée.  Aucune  mesure,  aucun  projet  n'échappa  à  sa  censure  et 
à  son  contrôle.  Elle  fut  le  conseil  supérieur  du  gouvernement 
français. 

D'autre  part,  ce  fut  pour  le  plus  grand  nombre  des  Français  un 
article  de  foi  que  l'Europe  s'était  coalisée  pour  abattre  en  Napoléon 
«  le  soldat  de  la  Révolution  »,  humilier  la  France  et  l'empêcher  de 
choisir  librement  son  régime  politique.  Ainsi  la  lutte  recommença 
entre  les  deux  forces,  qui  luttaient  l'une  contre  l'autre  depuis  1789  : 
d'un  côté  étaient  les  rois  et  l'Église;  de  l'autre  les  peuples  et  la 
Révolution.  Vainqueurs  avec  la  France  depuis  vingt-cinq  ans,  la 
Révolution  et  les  peuples  étaient  vaincus  par  sa  défaite  :  «  la  Révo- 
lution a  rendu  son  épée  en  1815  »,  écrivit  plus  tard  Quinet.  Aussi 
les  patriotes  auront-ils  pour  programme  de  détruire  la  Sainte- 
Alliance,  et  «  d'effacer  la  honte  des  traités  de  1815  ». 

L'occupation  étrangère  donna  à  ces  sentiments  une  puissance 
et  une  violence  durables.  150  000  étrangers,  maîtres  brutaux  et 
pillards  permanents,  Anglais,  Autrichiens,  Prussiens,  Russes,  Alle- 
mands, s'installèrent.  Contre  eux,  aucun  recours,  sauf  les  récla- 
mations que  le  préfet  envoie  à  Richelieu  et  que  Richelieu  transmet 
à  Wellington.  La  haine  fut  proportionnée  à  la  charge,  qui  fut  rui- 
neuse, à  l'humiliation  du  pays,  qui  se  sentait  dégradé. 


chapitre  m  La  Réaction  royaliste. 


111.  _   FORMATION   DES   PARTIS  » 

LA  seconde  chute  de  Napoléon  ne  fut  pas  accueillie  avec  la  môme  la  gceimb 

indifférence  que  la  première.  Partout  où  les  soldats  étrangers 
n'appuyaient  pas  les  royalistes,  le  parti  révolutionnaire  tenta  de 
s'opposer  aux  Bourbons.  Faible  résistance,  sans  doute,  puisque  la 
France  de  l'Est,  où  ce  parti  dominait,  était  occupée  par  l'ennemi. 
Tout  au  plus  l'installation  du  nouveau  gouvernement  en  fut-elle 
parfois  retardée.  A  Lyon,  le  drapeau  blanc  ne  reparut  que  le 
17  juillet.  Les  représailles  royalistes  furent  sanglantes  dans  le 
Midi.  A  Marseille,  la  nouvelle  de  Waterloo  fut  accueillie  avec  joie; 
on  massacra  des  bonapartistes  et  des  soldats  dans  les  rues;  la 
garnison  évacua  la  ville  le  24  juin.  Le  maréchal  Brune,  qui  avait 
maintenu  à  Toulon  le  drapeau  tricolore  jusqu'au  24  juillet,  puis 
démissionné  pour  éviter  une  occupation  militaire  à  la  ville  bloquée 
par  la  flotte  anglaise,  fut  traqué  après  sa  sortie  de  la  ville,  décou- 
vert et  massacré  à  Avignon.  Dans  toute  la  Provence  des  incendies 
furent  allumés  pour  satisfaire  des  haines  politiques.  En  Languedoc, 
les  volontaires  royaux  de  l'ancienne  armée  réunie  par  le  duc  d'Angou- 
lème  après  le  retour  de  l'île  d'Elbe  organisèrent  des  représailles 
politiques  et  des  vengeances  privées.  Les  fédérés  de  Nîmes  ayant 
été  désarmés  le  17  juillet,  les  bandes  royalistes  envahirent  la  ville; 
les  soldats  l'évacuèrent  après  avoir  déposé  leurs  armes  ;  quelques-uns 
furent  massacrés.  Dans  le  Gard,  la  fureur  royaliste  se  tourna  contre 

i.  Cf.  Ernest  Daudet,  La  Terreur  blanche,  Paris,  1876;  —Jean  Loubet,Le  gouvernement  tou- 
lousain du  duc  d'Angoulême  après  les  Cent-Jours  (Révol.  française,  1913».  L'histoire  des 
procès  politiques  est  racontée  dans  toutes  les  histoires  de  la  Restauration  :  le  plus  impor- 
tant, Le  procès  du  maréchal  Ney.  a  été  recueilli  par  Michaud,  1  vol.,  et  Delanoë,  1  vol.,  1816, 
et  raconté  par  Evariste  Dumoulin,  rédacteur  au  Constitutionnel  Histoire  complète  du  procès 
du  maréchal  Ney,  Paris,  2  vol.,  1810;  —  voir  aussi  A.  Sorel,  Le  procès  du  maréchal  Ney,  dans 
Nouveaux  essais  de  critique  et  d'histoire,  1898,  à  propos  du  Maréchal  Ney  de  H.  Wel- 
schinger,  1893. 

Sur  les  doctrines  de  la  droite,  voir  Henry  Michel,  L'idée  de  l'État,  1896,  qui  donne  la 
bibliographie  des  œuvres  politiques  de  Bonahl,  do  Maislre,  de  Ballanche,  de  Savigny,  de 
Ilaller.  Sur  Bonald,  voir,  dans  la  collection  intitulée  «  La  Pensée  chrétienne,  textes  et 
études  »,  le  Bonald  de  Paul  Bourget  et  Michel  Salomon;  les  principaux  textes  y  sont 
classés  et  commentés;  —  Joseph  de  Maislre  et  Blacas,  leur  correspondance  inédite,  publiée  par 
Ernest  Daudet,  1908.  Sur  les  doctrines  de  la  gauche,  voir  les  Mémoires  de  Guizot ,  —  les  Sou- 
venirs de  Barante,  t.  II  et  III,  qui  donnent  de  nombreuses  lettres  de  Guizot,  de  Mme  de 
Brogliè,  de  Rémusat;  —  de  Barante,  La  vie  politique  de  Royer-Collard,  ses  discours  et  ses  écrits, 
2  vol.  (déjà  citésj.  Il  importe  aussi  de  lire  les  textes  «  libéraux  »  les  plus  importants, 
surtout  les  Réflexions  sur  la  constitution  de  Benjamin  Constant,  181/,,  et  les  Considérations 
sur  la  Révolution  française  de  Mme  de  Staël,  1818.  Thureau-baiiniu  a  étudié  les  doctrines 
et  Burtoul  l'attitude  politique  des  partis  dans  deux  livres  déjà  cités  :  Le  parti  libéral  sous 
la  Restauration,  1888,  et  Royalistes  el  républicains,  1*7',.  2*  éd.,  1888. 

Sur  le  premier  romantisme,  l'étude  lié-  suggestive  de  ttarsan,  Notes  sur  la  bataille 
romantique,  e-t  ausfii  très  utile  par  la  bibliographie  considérable  éparee  dans  les  notes^  — 
F.  Baldensperger,  Le  «  genre  troubadour    .  dans  Éludes  d'histoire  littéraire,  Paris,  1907. 

<    77  > 


L'établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


LA  TERREUR 
BLANCHE. 


COLERES 

ET  RANCUNES 

ROYALISTES. 


les  protestants;  on  en  tua  jusqu'en  octobre.  Les  agents  de  l'autorité 
ne  dirigeaient  pas  ces  violences,  mais  ils  les  laissaient  commettre; 
le  gouvernement  feignit  de  les  ignorer.  Le  duc  d'Angoulême, 
envoyé  dans  le  Midi,  s'installa  à  Toulouse  (23  juillet-3  août);  la 
ville  était  restée  pendant  les  Cent-Jours  un  foyer  d'action  royaliste; 
elle  devint  le  centre  d'un  gouvernement  qui  s'étendit  sur  plusieurs 
départements.  Le  duc,  entouré  d'émigrés  revenus  d'Espagne,  abso- 
lutistes purs,  sembla  agir  moins  au  nom  du  Roi  qu'au  nom  du  comte 
d'Artois;  les  volontaires  royaux  y  portaient  l'uniforme  vert;  ils 
y  imposèrent  le  drapeau  blanc  bordé  de  vert  (le  vert  était  la  couleur 
de  la  livrée  de  Monsieur)  ;  la  Terreur  des  «  verdets  »  survécut  au 
départ  du  duc.  Le  général  Ramel,  qui  n'avait  pas  servi  pendant  les 
Cent-Jours  et  commandait  la  place  pour  le  Roi,  essaya  de  s'opposer 
à  leurs  violences;  il  fut  massacré.  Assassinats,  massacres,  ven- 
geances, colères  de  populaces  méridionales  et  crimes  de  bandits 
vulgaires,  telle  fut  la  Terreur  blanche.  Ailleurs,  dans  le  Nord,  dans 
l'Ouest,  c'est  seulement  par  des  adresses,  des  discours  et  des  cris 
que  les  royalistes  manifestèrent  leur  enthousiasme  pour  les  alliés. 

Le  gouvernement  n'osa  pas  s'opposer  aux  violences  de  ses 
partisans.  Journaux  et  brochures  royalistes  le  sommèrent  d'agir 
contre  les  «  conspirateurs  ».  On  écrivit  dans  des  brochures  «  que  ce 
serait  une  injure  atroce  à  l'espèce  humaine  que  de  laisser  subsister 
desNey,  des  Davout,  des  Fouché,  des  Carnot  »;  que  le  Roi  «  n'avait 
pas  le  droit  d'écrire  dans  la  proclamation  de  Cambrai  qu'il  promet- 
tait de  pardonner  aux  Français  égarés  ».  La  Gazette  de  France 
proposa  de  répartir  les  frais  de  la  guerre  entre  ceux  qui  avaient 
signé  l'Acte  additionnel.  Les  alliés  poussaient  aussi  le  gouverne- 
ment à  se  montrer  rigoureux.  Ils  remirent  le  13  juillet  à  Talley- 
rand  une  note  l'invitant  à  donner  des  «  éclaircissements  sur  les 
mesures  à  prendre  contre  les  membres  de  la  famille  Ronaparte  et 
autres  individus  dont  la  présence  était  incompatible  avec  l'ordre 
les  ordonnances  public  ».  Le  gouvernement  obéit.  Deux  ordonnances  parurent  le 
24  juillet;  l'une  révoquait  29  pairs,  l'autre  était  une  liste  de  proscrip- 
tion. Malgré  la  déclaration  de  Cambrai,  qui  promettait  de  laisser 
aux  Chambres  le  soin  de  désigner  les  vrais  coupables,  18  généraux 
furent  immédiatement  déférés  aux  conseils  de  guerre;  38  autres 
personnes  furent  placées  en  surveillance  jusqu'à  ce  que  les  Chambres 
eussent  statué.  Or,  de  ces  56  suspects,  31  seulement  avaient  accepté 
des  fonctions  de  Napoléon  avant  le  23  mars  ;  le  Roi  avait  promis  le 
pardon  pour  tous  les  actes  postérieurs  à  cette  date. 

Les  premiers  procès  furent  ceux  du  général  La  Rédoyère,  qui 
s'était  rallié  à  Napoléon  à  Grenoble  lors  du  retour  de  l'île  d'Elbe, 


DU  U  JUILLET. 


CIIAI'ITRE    III 


La  Réaction  royaliste. 


des  frères  Faucher,  les  «  jumeaux  de  la  Réole  »,  généraux  à  l'armée 
des  Pyrénées  pendant  les  Cent-Jours,  et  du  maréchal  Ney.  La 
Bédoyère  fut  fusillé  à  Grenoble,  le  19  août;  les  frères  Faucher  à 
Bordeaux,  le  27  septembre.  Le  procès  de  Ney  fut  le  plus  retentissant. 
Le  maréchal  figurait  le  premier  sur  la  liste  du  24  juillet.  Il 
attendait,  dans  le  Lot,  caché  dans  la  maison  d'une  parente,  une 
occasion  de  passer  la  frontière,  quand  la  police  le  découvrit.  Trans- 
féré à  Paris,  il  fut,  conformément  à  l'ordonnance,  traduit  devant  un 
conseil  de  guerre.    Moncey,  nommé  président,  refusa  de  siéger  : 

«  Moi,  j'irais  prononcer  sur  le  sort  du  maréchal  Ney  !  écrivit-il  à  Louis  XVIII. 
Mais,  Sire,  permet tez-nioi  de  demander  à  Votre  Majesté  où  étaient  les  accusa- 
teurs tandis  que  Ney  parcourait  tant  de  champs  de  bataille?  Ah!  si  la  Russie 
et  les  alliés  ne  peuvent  pardonner  au  prince  de  la  Moskova,  la  France  peut- 
elle  donc  oublier  le  héros  de  la  Bérézina?  » 

Moncey  fut  destitué  et  puni  de  trois  mois  de  prison  par  un 
ordre  du  Roi  contresigné  du  minisire  de  la  Guerre  Gouvion  Saint-Cyr 
(29  août).  Le  conseil  fut  composé  de  quatre  maréchaux,  Jourdan, 
président,  Masséna,  Augereau,  Mortier,  de  trois  lieutenants  géné- 
raux et  d'un  maréchal  de  camp.  Il  se  réunit  le  9  novembre.  Une 
foule,  où  l'on  remarquait  des  officiers  étrangers,  se  pressait  à  l'au- 
dience dans  la  salle  des  Assises,  au  Palais  de  justice;  derrière  les 
juges  étaient  assis  le  prince  Auguste  de  Prusse,  Metternich,  lord 
Castlereagh.  Interrogé,  le  maréchal  déclara  décliner  la  compétence 
du  conseil,  invoquant  sa  qualité  de  pair  pour  être  jugé  par  la  Cour 
des  pairs.  Le  conseil,  où  le  maréchal  comptait  des  camarades  qui 
s'étaient  comme  lui  ralliés  à  Napoléon  pendant  les  Cent-Jours, 
s'empressa  d'accueillir  l'exception  et  de  se  déclarer  incompétent. 

Une  ordonnance  du  11  novembre  déféra  l'accusé  à  la  Cour  des 
Pairs;  elle  y  fut  apportée  par  le  procureur  général  Bellart  accom- 
pagné des  ministres;  le  président  du  Conseil,  duc  de  Richelieu, 
déclara  : 

-  Ce  n'est  pas  seulement,  Messieurs,  au  nom  du  Roi,  c'est  au  nom  de  la 
France,  depuis  longtemps  indignée  et  maintenant  stupéfaite  ;  c'est  même  au 
nom  de  l'Europe  que  nous  venons  vous  conjurer  et  vous  requérir  a  la  fois  de 
juger  le  maréchal  Ney.  Nous  osons  dire  que  la  Chambre  des  pairs  doit  au 
monde  une  éclatante  réparation....  Vous  ne  souffrirez  pas  qu'une  longue 
impunité  engendre  de  nouveaux  fléaux.  Les  ministres  du  Roi  sont  obligés  de 
vous  dire  que  cette  décision  du  conseil  de  guerre  devient  un  triomphe  poul- 
ies factieux;  il  importe  que  leur  joie  soit  courte  pour  qu'elle  ne  soit  pas 
funeste.  » 

L'instruction  de  l'affaire  fut  achevée  le  21  novembre,  et  le  maré- 
chal comparut  devant  la  Cour  des  pairs.  Le  public  était  nom- 
breux et  choisi  ;  il  y  avait  là  des  généraux  russes  et  anglais,  Metter- 


PBOCÈS  DU 
MARÉCHAL  NEY. 


LE  RENVOI 
DEVAST 
LA  COU H 

DES  PA1F.S 


LES  DEBATS. 


79 


Lî établissement  du   Régime  parlementaire.  livre  pbsmikb 

nich,  le  prince  royal  de  Wurtemberg.  Après  la  lecture  de  l'acte 
d'accusation,  les  défenseurs  du  maréchal  soulevèrent  une  question 
préjudicielle  :  il  devait  être  sursis  au  jugement  de  l'accusé  jusqu'au 
jour  où  une  loi  aurait  réglé  les  attributions  de  la  Chambre  opérant 
en  qualité  de  Cour  de  justice.  La  Cour  passa  outre.  Ils  demandèrent 
alors  des  délais  pour  avoir  le  temps  de  faire  venir  des  témoins  éloi- 
gnés que  la  rapidité  de  la  procédure  n'avait  pas  permis  de  convo- 
quer. La  Cour  s'ajourna  au  4  décembre.  Le  procès  dura  trois  jours. 
Ney  consentit  à  répondre  aux  questions  du  président  «  sous  la 
réserve  de  l'article  12  de  la  capitulation  de  Paris  et  du  traité  du 
20  novembre  »  :  l'article  12  contenait  une  amnistie  formelle  pour  les 
personnes,  «  quelles  qu'eussent  été  leurs  fonctions,  leurs  opinions, 
et  leur  conduite  »  ;  le  traité  stipulait  qu'aucun  individu  né  dans  les 
pays  cédés  ne  pourrait  être  inquiété  à  cause  de  sa  conduite  et  de 
ses  opinions  politiques.  Ces  réserves  lui  avaient  été  dictées  par  ses 
avocats.  Quand  Ney  connut  le  sens  de  la  seconde  (il  était  originaire 
de  Sarrelouis),  il  en  refusa  avec  indignation  le  bénéfice  :  «  Je  suis 
Français!  Je  mourrai  Français!  »  Les  débats  s'ouvrirent.  Le  témoi- 
gnage de  Bourmont  fut  capital  ;  il  avait  assisté  avec  Lecourbe  aux 
angoisses  de  Ney  à  Lons-le-Saulnier,  avant  son  ralliement  à  l'Em- 
pereur; mais  Lecourbe  était  mort;  Bourmont  put  sans  être  démenti 
sinon  par  l'accusé  composer  une  déposition  qui  établit  aux  yeux 
des  juges  la  préméditation  de  Ney.  Ney  laissa  ses  avocats  chicaner 
sur  l'article  12;  aucun  d'eux  —  c'étaient  Berryer  père  et  fils  et 
Dupin,  royalistes  tous  les  trois,  —  ne  pouvait  avec  conviction 
défendre,  contre  la  Restauration  victorieuse,  la  France  impériale 
la  condamnation  vaincue.  Les  161  pairs  présents  déclarèrent  à  l'unanimité  (sauf  une 
abstention)  que  l'accusé  avait  excité  ses  troupes  à  la  désertion  et 
leur  avait  donné  l'ordre  de  se  réunir  à  l'usurpateur;  139  voix  (contre 
une  abstention  et  un  vote  négatif,  celui  du  duc  de  Broglie)  le  décla- 
rèrent coupable  de  haute  trahison  et  d'attentat  contre  la  sûreté  de 
l'Etat;  139  votèrent  la  mort,  17  la  déportation;  5  s'abstinrent.  Il  y 
avait,  parmi  les  juges  du  maréchal,  Marmont,  Gouvion  Saint-Cyr, 
Sérurier,  et  Kellermann,  duc  de  Valmy;  aucun  d'eux  ne  demanda 
sa  grâce.  Wellington,  dit-on,  fut  prié  d'intervenir  en  faveur  du 
soldat  de  Mont-Saint-Jean;  il  usa  de  sa  grande  autorité  pour  donner 
de  l'article  12  de  la  capitulation  de  Paris  une  interprétation  défavo- 
rable à  l'accusé  :  cet  article  n'avait,  de  l'avis  de  Wellington,  engagé 
que  les  militaires  .qui  l'avaient  signée  et  non  pas  le  gouvernement. 
Michel  Ney  fut  fusillé  le  7  octobre  au  matin  sur  la  place  de  l'Obser- 
vatoire. Il  refusa  de  se  laisser  bander  les  yeux  et  de  se  mettre  à 
genoux  :  «  Un  homme  comme  moi  ne  se  met  pas  à  genoux  ».  En 


CHAPITRE   III 


La  Réaction  royaliste. 


face  du  peloton  d'exécution,  il  dit  :  «  Français,  je  proteste  contre 
mon  jugement...  ».  Quand  il  tomba,  les  troupes  qui  entouraient  la 
place  crièrent  :  «  Vive  le  Roi  !  » 

Louis  XVIII  avait  voulu  donner  aux  Français,  aux  alliés,  et 
aux  «  furies  »  de  salon  la  preuve  qu'il  savait  régner,  qu'il  ne 
ressemblait  pas  à  Louis  XVI  ;  il  crut  avoir  terrifié  l'armée.  Il  ne 
fit  qu'allumer  en  beaucoup  de  cœurs  français  une  haine  qui  ne 
devait  pas  pardonner. 

On  procéda  à  l'épuration  administrative  :  l'ordonnance  du 
12  juillet  révoqua  tous  les  fonctionnaires  nommés  après  le  20  mars; 
parmi  ceux  dont  la  nomination  était  antérieure  au  20  mars,  un 
grand  nombre,  devenus  suspects,  furent  frappés;  une  vingtaine  de 
préfets  seulement  retournèrent  à  leur  poste.  Par  une  ordonnance 
du  21  mars  1816,  Garât,  Cambacérès,  Andrieux,  Rœderer,  Siéyès, 
Merlin,  Lucien  Bonaparte,  Etienne,  Maret  duc  de  Bassano,  Arnaud, 
Regnault  de  Saint-Jean-d'Angély,  Maury  avaient  été  exclus  de 
l'Académie  française,  et  Monge,  Lakanal,  Carnot,  le  peintre  David, 
l'évêque  Grégoire,  des  autres  sections  de  l'Institut.  La  Commission 
de  l'instruction  publique  destitua  des  proviseurs,  des  principaux, 
des  recteurs,  des  professeurs  et  des  régents.  Une  ordonnance,  le 
1er  août,  cassa  toutes  les  promotions  militaires  des  Cent-Jours. 

Ainsi  les  Français  se  trouvent  en  état  de  guerre  civile;  deux 
partis  s'organisent  :  le  parti  royaliste  et  le  parti  libéral.  Leurs 
théoriciens  rédigèrent  leurs  doctrines;  mais  il  faut  sans  doute, 
pour  exprimer  toute  la  valeur,  et  pour  indiquer  toute  la  portée  des 
«  philosophies  »  libérale  et  royaliste,  tenir  compte  de  leurs  enri- 
chissements ultérieurs. 

Les  théoriciens  de  la  monarchie  restaurée  s'en  prirent  à  tous 
les  principes  rationalistes  du  xviir2  siècle  et  de  la  Révolution.  Ils 
se  divisent  en  deux  écoles  distinctes,  l'école  théocratique  et  l'école 
historique;  mais,  parties  de  régions  très  distantes,  elles  concluent 
à  la  même  condamnation  des  idées  révolutionnaires. 

Les  théocrates,  Bonald,  Joseph  de  Maistre,  Ballanche  pro- 
fessent que  le  pouvoir  vient  de  Dieu;  la  société  politique  est  une 
œuvre  divine;  l'homme,  qui  ne  l'a  pas  inventée,  ne  saurait  la 
modifier;  sa  raison  est  impuissante  à  en  pénétrer  les  origines 
comme  son  action  à  en  diriger  le  développement.  «  L'homme,  dit 
Bonald,  ne  peut  pas  plus  donner  une  constitution  à  la  société  poli- 
tique qu'il  ne  peut  donner  la  pesanteur  aux  corps,  ou  l'étendue  à 
la  matière;...  bien  loin  de  pouvoir  constituer  la  société,  l'homme, 
par  son  intervention,  ne  peut  qu'empêcher  que  la  société  ne  se 
constitue.  »  Et.  de  ces  principes,  ils  marquent  les  conséquences  : 


L'ÉPURATION 
ADMINISTRATIVE. 


HAINES 
POLITIQUES. 


LES  DOCTRINES 
CONTRE-RÉVOLU- 
TIONNAIRES. 

L'ÉCOLE 
THÉOCRATIQUE. 


Lavisse.  —  H.  Coutemp.,  IV. 


Lî établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

l'inégalité  entre  les  hommes  est  une  loi  de  la  nature,  «  et  la  poli- 
tique ne  peut  pas  redresser  la  nature  ».  La  Charte  a  beau  déclarer 
en  son  article  3  que  «  les  Français  sont  tous  également  admissibles 
à  tous  les  emplois  civils  et  militaires  »,  la  nature  «  dans  une  loi 
plus  ancienne  et  non  écrite  »  a  décrété  le  contraire.  C'est  qu'à  vrai 
dire,  l'individu  n'a  pas  de  droits,  la  société  seule  en  a.  «  La  société 
est  la  vraie  et  même  la  seule  nature  de  l'homme  »,  dit  Bonald;  et 
Joseph  de  Maistre  :  «  L'homme  est  un  être  social  et  que  Ton  a 
toujours  observé  en  société  ».  Une  société  constituée  est  formée  de 
groupes  hiérarchisés,  inégaux  en  force  et  en  valeur,  où  les  indi- 
vidus ont  une  existence  politique  fixe,  transmissible  par  hérédité. 
L'ancienne  France,  écrit  de  Bonald,  était  à  cet  égard  un  modèle. 
Elle  avait  partout  des  «  existences  politiques,  et  pour  toutes  les 
fortunes  et  toutes  les  ambitions,  dont  chacune  était  satisfaite  dans 
sa  sphère  particulière  et  locale  :  et  j'appelle  existence  politique 
toute  existence  héréditaire  qu'on  peut  transmettre  à  ses  enfants  ou 
plutôt  à  sa  famille  ».  De  la  noblesse  aux  corporations  de  métier, 
toutes  les  familles  avaient  leur  place  dans  une  catégorie  naturelle 
où  elles  trouvaient  à  remplir  des  devoirs  politiques  spéciaux  et 
bien  déterminés.  Au-dessus  d'elles  toutes,  il  y  avait  un  «  pouvoir 
général  ».  Dans  une  société  constituée,  dit  encore  de  Bonald,  «  le 
pouvoir  général  est  aux  mains  d'un  seul  homme  »,  le  prince,  repré- 
sentant de  Dieu  qui  a  partagé  les  territoires  entre  les  princes;  le 
prince  administre  son  territoire  comme  un  propriétaire  ses  terres. 
Donc,  toute  limitation  du  pouvoir  du  prince,  tout  contrôle  de  ses 
actes  est  une  entreprise  contre  une  force  invincible,  la  nature  des 
choses,  c'est-à-dire  contre  la  volonté  de  Dieu. 
l'école  Un  étranger.  Louis  de  Haller,  a  voulu  donner  dans  sa  Restau- 

msioRiQUE.  ration  de  la  science  politique  (1824)  un  fondement  scientifique  à  la 

doctrine  des  théocrates  français  :  «  les  rois  légitimes  sont  replacés 
sur  le  trône,  nous  allons  y  replacer  la  science  légitime,  celle  qui 
sert  le  souverain  maître  et  dont  tout  l'univers  accepte  la  vérité  ». 
Replacer  sur  le  trône  la  science  légitime,  c'est-à-dire  faire  la 
contre-révolution  de  la  science,  c'est  l'objet  propre  des  efforts 
de  l'école  historique.  Ses  affirmations  procèdent  de  l'étude  du 
passé  et  non  d'une  métaphysique,  mais  le  résultat  est  le  même. 
Le  xvuie  siècle  a  pensé  que  le  droit  se  façonnait  au  gré  des 
hommes,  qu'on  pouvait,  au  bout  d'un  raisonnement,  trouver  une 
"  loi,  ou  une  constitution.  Or,  l'histoire  prouve  que  le  droit,  les  insti- 
tutions ont  une  vie  propre  ;  la  raison  pure  ne  les  refait  pas  ;  ils  se 
développent  naturellement  «  par  des  forces  intérieures  et  silen- 
cieuses ». 

*  82  > 


[.ETABLISSEMENT  DU  REGIME  PARLEMENTAIRE 


SÉANCE    ROYALE    d'oUVEBTUHE    DE    LA    SESSION    DES    CHAMBRES,     L823. 

Louis  XVIII,  assis  sur  son  trône  et  entouré  des  grands  of/iciers  de  la  Couronne,  préside  la  céré- 
monie, qui  a  lieu  au  Louvre  pour  la  première  fois,  le  28  janvier  1823.  En  celte  séance,  il  annonce 
l'expédition  d'Espagne.  —  I'tinlurc  de  Renoux,  1843.  Musée  de  Versailles,  n°  1783. 


11.  (..   IV.  —  Pi..    1.    Page_82. 


CHAPITRE    ni 


La  Réaction  royaliste. 


Le  programme  pratique  du  royalisme,  qu'il  s'appuie  sur  une 
métaphysique  ou  sur  l'histoire,  est  unique.  Dans  une  société  «  natu- 
relle ».  issue  de  Dieu  ou  de  l'histoire,  la  monarchie  absolue  est  fondée 
en  droit;  elle  repose  sur  les  institutions  avec  lesquelles  elle  est  née 
et  par  lesquelles  elle  a  vécu  :  un  clergé  propriétaire  de  terres,  déten- 
teur de  l'état  civil  et  maître  de  l'éducation,  une  aristocratie  foncière 
qui,  par  la  substitution  et  le  droit  d'aînesse,  conserve  le  régime  de  la 
grande  propriété,  et.  par  la  décentralisation,  administre  les  sujets 
du  Roi.  Or,  le  premier  pas  vers  la  reconstitution  politique  est  fait 
depuis  que  le  Roi  est  revenu.  La  restauration  intégrale  de  l'autorité 
se  fera  par  la  destruction  méthodique  de  la  législation  révolution- 
naire. Mais,  ces  résultats  acquis,  il  faudra  refaire  des  goûts  et  des 
pensées  «  légitimes  »  à  un  peuple  corrompu  par  la  philosophie  du 
xvme  siècle.  C'est  la  fonction  de  la  littérature. 

Bonald  a  donné  la  formule  :  «  La  littérature  est  l'expression 
de  la  société  ».  Une  société  chrétienne  et  royaliste  doit  donc  avoir 
pour  expression  une  littérature  différente  de  celle  qui,  depuis  la 
Renaissance,  s'est  rattachée  aux  croyances,  à  l'histoire,  à  l'art 
d'Athènes  et  de  Rome.  Le  mot  romantique,  réservé  par  le  xvine  siècle 
à  des  variétés  du  pittoresque  et  du  romanesque,  est  de  plus  en  plus 
employé  pour  désigner  la  littérature  autochtone  qui  doit  réapparaître 
après  une  longue  éclipse.  La  littérature  «  royaliste  »  va  donc  chercher 
sa  matière  dans  les  légendes  du  moyen  âge  et  de  la  «  chevalerie  ». 
Chateaubriand  a  remis  en  honneur  le  merveilleux  chétien  ;  qui  rendra 
aux  lettres  le  merveilleux  «  féodal  »?  Qui  fera  revivre  dans  l'âme 
française  le  sentiment  de  ses  traditions  nationales?  L'érudition  vient 
au  secours  des  politiques  :  les  Chevaliers  de  la  Table-Ronde,  poème 
en  20  chants,  tiré  des  vieux  romanciers,  par  Creuzé  de  Lesser  (1813), 
les  huit  volumes  de  la  Gaule  poétique  (1813-1817)  de  Marchangy, 
le  Dictionnaire  infernal  de  Collin  de  Plancy,  le  pastiche  publié  sous 
le  nom  de  Clotilde  de  Surville,  le  Choix  des  poésies  originales  des 
troubadours  de  Raynouard  (1816),  bientôt  le  Voyage  pittoresque  et 
romantique  de  Taylor  et  Nodier  donnent  des  matériaux  à  utiliser. 

Malheureusement,  les  écrivains  manquent.  L'Art  poétique  (1813) 
de  Perceval  de  Grandmaison  a  beau  annoncer  une  résurrection  : 


PROCRAMME 

POLIT! 

DES  CONTRE- 
RÉVOLUTIONNAI- 
RES. 


ESTHETIQUE 

CO.XTRE- 

RÊV0LU  TIONNA  IRE. 

LE  PREMIER 

ROMANTIdilE. 


LA 

RESTAURATION'  » 
LITTÉRAIRE. 


...Je  crois  revoir  Bradamante,  Angélique, 
Roland,  le  bon  Roger,  lous  les  preux  du  vieux  temps  ; 
Je  vois  les  grands  châteaux  pleins  de  faits  éclatants. 
N'entends-je  pas  au  pied  de  leurs  nobles  tourelles 
Le  gothique  refrain  des  tendres  pastourelles? 

La  tradition   nationale  et  chrétienne  ne   trouve  à   s'exprimer  que 
par  des  étrangers,  et  l'on,  est  réduit  k  espérer  que  la  grande  épopée 


S'i 


Lï établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE  PREMIER 


religieuse,  Dante,  Milton,  Klopstock,  les  lyriques  inspirés  par  la 
Bible  feront  enfin  école.  Le  grand  public,  d'ailleurs,  ne  prend  qu'un 
intérêt  lointain  aux  discussions  théoriques.  Mais  il  fait,  à  sa 
manière,  de  la  «  Restauration  »  en  dévorant  des  romans  «  fantasti- 
ques »,  en  faisant  accueil,  surtout,  au  rapsode  moderne  qui  offre, 
avec  un  sens  pénétrant  du  pittoresque  historique,  la  fidélité  la  plus 
déterminée  aux  traditions,  Walter  Scott,  que,  dès  1817,  l'âme  inoc- 
cupée des  Français  adopte  et  naturalise  d'enthousiasme.  Donjons  et 
tourelles,  ménestrels  et  damoiseaux  font  irruption  dans  la  littéra- 
ture et  dans  les  salons.  Scott  est  le  «  poète  de  la  légitimité  »  ;  il  a 
écrit  un  pamphlet  historique  contre  Buonaparte.  En  province,  les 
«  amis  des  Muses  »  sont  pénétrés  de  l'amour  du  temps  passé;  on 
chante  chez  eux  sa  foi,  son  roi  et  sa  belle  : 

Gais  troubadours,  vos  luths  harmonieux 
Vont  célébrer  votre  prince  et  les  dames; 
Ce  feu  d'amour  dont  brûlaient  vos  aïeux, 
Il  vit  encor  dans  le  fond  de  vos  âmes. 


INFLUENCE 
DES  ÉTRANGERS. 


RETOUR 

A  LA   TRADITION 

NATIONALE. 


Ainsi  apparaît  le  premier  romantisme. 

Ce  mouvement  national  se  précise  grâce  à  l'influence  étrangère. 
C'est  hors  de  France  que  quelques-uns  de  ses  représentants  ont 
trouvé  l'initiation  à  des  formes  nouvelles  de  sensibilité.  Un  esprit 
curieux  comme  Charles  Nodier  a  appris  par  divers  contacts  à  étendre 
sa  curiosité  au  folklore.  L'émigration  est  aussi  un  fait  de  l'histoire 
littéraire.  Chateaubriand,  Camille  Jordan,  Chênedollé,  Narbonne 
ont  en  Allemagne  connu  Goethe,  Klopstock,  Schiller,  Wieland, 
Herder;  d'autres  ont  rédigé  le  Spectateur  du  Nord  à  Hambourg,  et 
à  leur  retour  les  Archives  littéraires  de  l'Europe;  Charles  de  Villers, 
officier  émigré,  a  entrepris  de  faire  connaître  aux  Français  la  culture 
et  les  universités  germaniques.  Leurs  livres  furent  les  premiers 
maîtres  de  Mme  de  Staël.  C'est  ensuite  dans  son  Allemagne  (1810- 
1813),  dans  les  livres  de  Sismondi  {De  la  littérature  du  midi  de 
l'Europe,  1813)  et  de  Schlegel  (Cours  de  littérature  dramatique,  tra- 
duit en  1813)  qu'on  chercha  des  horizons  inconnus. 

Sans  doute,  un  tel  mouvement,  faible  encore  et  indécis, 
témoigne  moins  d'une  esthétique  précise  que  d'une  tendance  favo- 
risée par  la  lutte  politique.  On  n'a  pas  encore  en  1815  l'ambition 
de  «  libérer  l'art  »  ni  de  renouveler  les  genres  et  le  style;  on  ne 
pense  qu'à  renouveler  les  sujets  de  littérature;  tout  au  plus  cherche- 
t-on  les  «  ornements  »,  ou  du  moins  les  variétés  du  merveilleux, 
ailleurs  que  dans  la  mythologie  païenne  où  les  prenait  l'esthétique 
traditionnelle.    Puisqu'il  est   entendu   que  les   vieilles  chroniques 


84 


chapitre  in  La  Réaction  royaliste. 

doivent  supplanter  l'histoire  ancienne,  on  s'émeut  pour  des  person- 
nages et  des  faits  de  l'antiquité  nationale.  A«u  théâtre,  on  applaudit 
des  «  Jeanne  d'Arc  »,  des  «  Vêpres  siciliennes  »,  des  «  Louis  XI  », 
des  «  Marie  Stuart  » ,  sujets  nationaux  traités  dans  la  manière 
ancienne.  On  s'éprend  du  lyrisme  nostalgique  et  rêveur  qui  trou- 
vera bientôt  dans  les  Méditations  de  Lamartine  ses  accents  les  plus 
émouvants;  les  Odes,  les  Ballades  de  Victor  Hugo  parent  de  véhé- 
mence ou  de  pittoresque  des  événements  de  la  Contre-Révolution,  des 
épisodes  ou  des  croyances  de  L'ancienne  France.  Biblique,  ou  angô- 
lique,  ou  mystique,  ou  simplement  idéaliste,  la  poésie  d'un  Vigny, 
d'un  Loyson,  d'un  Guttinguer,  d'un  Ghênedollé  s'écarte  peu  des 
tropes,  des  figures,  des  procédés  familiers  au  pseudo-classicisme.  11 
n'y  a  pas  encore  de  révolution  dans  le  programme  du  premier  roman- 
tisme; il  n'est  encore  et  il  ne  veut  être  qu'une  restauration;  c'est 
un  romantisme  d'émigrés;  il  accompagne  et  célèbre  la  victoire  du 
trône  et  de  l'autel.  Aussi  ses  ennemis  détestent-ils  en  lui  l'adversaire 
antirationaliste  et  mystique,  la  nouveauté  littéraire  à  laquelle  se 
heurtent  de  longues  habitudes  de  pensée  rationaliste  et  voltairienne. 

Mais  l'association  qui  unit  les  champions  d'une   résurrection      le  romantisme 
politique  et  les  précurseurs  d'une  révolution  esthétique  profonde  annonce 

n'est  pas  durable.  Au  romantisme  naissant,  traditionaliste  et  réac-  le  romantisme 
tionnaire,  il  ne  suffira  bientôt  plus  de  satisfaire  la  sensibilité  des 
émigrés  et  des  «  amis  des  Muses  ».  Le  succès  même  des  extrava- 
gances «  frénétiques  »  d'un  d'Arlincourt  annonce  la  révolution  pro- 
chaine dans  la  langue  et  dans  les  formes  d'art,  par  où  les  romanti- 
ques de  1824  iront  rejoindre  les  libéraux  de  juillet. 

Le  parti  libéral  est  une  coalition.  Il  réunit  les  révolutionnaires  le  parti  libéral. 
des  Cent-Jours,  les  bonapartistes,  les  hommes  de  gauche  ralliés 
d'abord  à  la  monarchie  en  1814,  puis  devenus  en  1815  ses  ennemis 
irréconciliables.  Leur  idéal  politique  est  certainement  divers,  les 
uns  désirant  une  monarchie  constitutionnelle  avec  le  duc  d'Orléans, 
d'autres  l'empire  avec  Napoléon  II,  d'autres  enfin  —  rares,  à  la  vérité, 
—  une  république  Mais  il  n'y  a  pas  urgence  à  s'accorder  d'avance 
sur  la  solution  qu'il  faudra  trouver  après  la  victoire.  Ils  ont  en 
commun  la  haine  de  l'ancien  régime,  des  Bourbons,  du  clergé,  du 
drapeau  blanc,  des  traités  de  1815,  le  regret  de  la  victoire  —  voyez 
cette  histoire  et  cette  philosophie  dans  les  vers  de  Béranger  et  dans 
la  prose  de  Courier.  D'ailleurs,  la  forme  politique  mise  à  part,  leurs 
doctrines  s'accordent  sur  les  points  essentiels. 

Aucun  d'eux  n'est  démocrate  ;  aucun  ne  réclame  la  participation  la  doct^ise 

de    tous    les    citoyens   aux    droits  politiques.   Benjamin   Constant 

<  85  » 


ET  LA  CHARTE. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

réserve  ces  droits  à  ceux  qui  ont  un  certain  degré  de  lumières,  et 
un  intérêt  commun  avec  les  autres  membres  de  la  cité,  c'est-à-dire 
aux  propriétaires.  Mme  de  Staël  déclare  la  démocratie  «  impos- 
sible »  en  France  :  «  Il  y  a  une  classe  qui,  par  ses  lumières,  est 
appelée  à  gouverner  »*,  elle  exerce  son  droit  par  le  système  repré- 
sentatif. C'est  le  résultat  essentiel  de  la  Révolution,  le  seul  durable; 
car  la  Révolution  a  été  «  dénaturée  »  par  la  passion  de  l'égalité.  Le 
meilleur  système  de  gouvernement,  c'est  l'anglais,  avec  ses  deux 
Chambres,  dont  l'une  est  directement  élue,  et  ses  ministres  respon- 
sables. Le  système,  s'il  fonctionne  bien,  garantit  l'essentiel  de  la 
Révolution,  ses  conquêtes  civiles,  c'est-à-dire  les  droits  individuels, 
la  liberté  personnelle,  l'égalité  civile,  le  jury,  la  liberté  d'industrie, 
la  propriété,  la  liberté  de  la  presse;  il  «  termine  »  la  Révolution. 
les  libéraux  Les  théoriciens  du  libéralisme  devraient  donc  être  satisfaits  par 

la  Charte.  De  fait,  ils  l'ont  été,  ils  le  seraient  encore,  ils  sont  prêts  à 
le  redevenir,  mais  à  la  condition  que  la  Charte  soit  autre  chose  que 
ce  que  les  Bourbons  en  ont  fait;  car  les  Bourbons  n'ont  pas  voulu 
qu'elle  fût  un  contrat  avec  la  nation;  elle  n'est  pour  eux  qu'une 
concession  faite  de  mauvaise  grâce  et  révocable;  ils  ne  l'aiment  pas 
sincèrement,  ils  projettent  de  la  détruire  pièce  par  pièce.  Chateau- 
briand n'avoue-t-il  pas  dans  la  Monarchie  selon  la  Charte  (1816) 
«  qu'il  est  possible  qu'un  beau  matin  toute  la  Charte  soit  confisquée 
au  profit  de  l'article  14  »?  En  attendant,  on  refuse  la  liberté  à  la 
presse,  on  multiplie  les  lettres  de  noblesse,  on  appelle  aux  fonc- 
tions un  personnel  d'ancien  régime,  on  prodigue  les  faveurs  aux 
prêtres  et  aux  évêques.  La  Charte,  pratiquée  par  les  Bourbons, 
n'assure  ni  la  liberté,  ni  l'égalité  civile,  ni  la  tolérance  religieuse. 
Elle  promet  des  garanties,  mais  les  lois  d'exception,  les  mesures  de 
circonstance  font  illusoires  ses  promesses.  Ainsi,  le  libéralisme 
réclame  un  gouvernement  représentatif  bourgeois,  qui  assurera  les 
garanties  juridiques  nécessaires  à  tous,  réservera  les  satisfactions 
politiques  à  une  clientèle  un  peu  plus  étendue  que  celle  que  visait 
au  xvnie  siècle  le  despotisme  éclairé.  Plus  d'arbitraire,  plus  de  pro- 
scriptions, respect  de  la  propriété,  liberté  de  l'industrie,  indépen- 
dance des  juges,  indifférence  du  gouvernement  à  l'égard  des  reli- 
gions, qui  sont  affaire  individuelle,  un  «  état  intérieur  »,  comme  dit 
Benjamin  Constant,  —  les  libéraux  ne  vont  pas  au  delà.  Leur  for- 
mule favorite  est  qu'il  faut  «  clore  la  Révolution  ».  Du  reste,  ils 
aiment  la  liberté.  «  C'est  dans  l'âme,  dit  Mme  de  Staël,  que  les  prin- 
cipes de  la  liberté  sont  fondés.  Ils  font  battre  le  cœur  comme 
l'amour  et  l'amitié.  »  Ils  donnent  à  l'homme  la  première  raison  de 
vivre,  la  suprême  dignité. 

<  86  > 


CHAPITRE   III 


La  Réaction  royaliste. 


Les  deux  partis,  le  royaliste  et  le  libéral,  cachent  donc  sous  les  les 

noms  qu'ils  se  donnent  des  arrière-pensées;  les  intérêts  qu'ils  ^^srÔyallsivs 
défendent  ne  sont  pas  toujours  ceux  de  la  liberté  ou  de  la  monar-  et  des  libéraux. 
chie.  Le  premier  veut  refaire  une  société  hiérarchisée,  à  privilège; 
le  second  représente  les  bénéficiaires  de  la  Révolution,  banquiers, 
manufacturiers,  avocats,  acquéreurs  de  biens  nationaux,  bourgeoisie 
qui  s'est  élevée  par  la  richesse,  qui  veut  l'égalité  civile  par  laquelle 
elle  se  garantit  contre  la  noblesse,  et  l'inégalité  politique  qui  assure 
sa  domination.  —  Mais  ni  l'un  ni  l'autre  parti  ne  peut  dire  ce  qu'il 
pense  sans  réticence  et  sans  arrière-pensée.  Les  libéraux  haïssent 
les  Bourbons,  et  les  royalistes,  la  Charte.  «  Si  mes  ouvrages  doivent 
passer  à  la  postérité,  disait  Bonald  à  Chateaubriand,  je  ne  veux  pas 
qu'on  ait  à  me  reprocher  d'y  trouver  un  mot  en  faveur  de  la 
Charte.  »  Il  arrive  pourtant  que,  par  tactique,  les  uns  et  les  autres 
défendent  les  institutions  qu'ils  détruiraient  le  jour  où  ils  seraient 
les  maîtres  du  pouvoir.  Le  Roi  et  la  Charte  ne  sont  que  des  instru- 
ments qu'on  emploie  ou  qu'on  rejette  selon  qu'ils  servent  ou 
menacent  les  intérêts  profonds. 


Un  tiers-parti  se  forma,  qui  aima  à  la  fois  les  Bourbons  et  la  les 

Charte;  il  comprit,  il  accepta  pleinement  la  Restauration  comme 
une  transaction  nécessaire  et  définitive  entre  l'ancienne  France  et 
la  nouvelle.  Ceux  qui  exprimèrent  les  idées  du  parti  firent  effort  pour 
les  fonder  sur  une  histoire  et  sur  une  philosophie.  Ils  montrèrent  un 
goût  très  vif  pour  les  formules  abstraites  et  furent  portés  à  juger  de 
haut  les  hommes  et  les  choses.  On  les  appela  les  «  doctrinaires  ». 

Le  plus  notoire  d'entre  eux,  Royéfr-Collard,  écrivait  à  Guizot,  royer-collard. 
autre  doctrinaire,  en  1823  :  «  Je  n'ai  jamais  pris  le  mot  Restauration 
dans  le  sens  étroit  et  borné  d'un  fait  particulier;  mais  j'ai  regardé  et 
je  regarde  encore 'ce  fait  comme  l'expression  d'un  certain  système 
de  société  et  de  gouvernement,  et  comme  la  condition,  dans  les 
circonstances  de  la  France,  de  l'ordre,  de  la  justice  et  de  la  liberté  ». 
Déjà,  en  Fructidor,  Royer-Collard  voulant,  lui  aussi,  comme  tant 
d'autres,  «  clore  la  Révolution  »,  cherchait,  comme  il  disait,  «  un  point 
fixe  ».  Il  le  trouva  enfin,  en  1814, dans  la  monarchie  légitime  accom- 
modée au  régime  représentatif.  «  Elle  est  la  vérité  dans  le  gouver- 
nement »,  disait-il,  tenant  pour  certain  qu'une  France  nouvelle  se 
formait  qui  accepterait  la  Charte  sans  arrière-pensée  et  le  Roi  sans 
amertume.  Un  bon  gouvernement  n'est  pas  le  produit  d'une  théorie, 
mais  un  système  de  garanties. 

«  Une  nation  nouvelle,  déclnra-t-il  en  1817,  s'avance  et  se  range  autour  du 
trône,  renouvelé  comme  elle.  A  mesure  qu'elle  s'avance,  elle  accueille  dans  ses 

<   87   > 


L' établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE   l'RKMIKH 


rangs  tous  ceux  qui  n'ont  été  ni  mazarins  ni  frondeurs,  et  qui  n'ont  voulu  que 
le  bien  de  l'État,  espèce  de  gens  qui,  dit  le  cardinal  de  Retz,  ne  peut  rien  au 
commencement  des  troubles,  <>t  qui  peut  tout  à  la  fin.  La  nation  dont  je  parle, 
innocente  de  la  Révolution  dont  elle  est  née,  mais  qui  n'est  point  son  ouvrage, 
ne  se  condamne  point  à  l'admettre  ou  à  la  rejeter  en  arrière.  Ses  résultats  seuls 
lui  appartiennent....  En  elle  réside  aujourd'hui  la  véritable  France....  Elle  veut 
la  légitimité,  l'ordre,  la  liberté;  mais  elle  ne  connaît,  n'estime  et  ne  souhaite 
rien  au  delà.  Pour  elle,  les  temps  qui  ont  précédé  notre  révolution  sont  relégués 
dans  l'histoire.  » 


CUIZOT. 


COUSIN. 


LIBERAUX 

ET  DOCTRINAIRES 

ONT  DES  VUES 

POLITIQUES 

ANALOGUES. 


Guizot,  étant  historien,  cherche  et  trouve  dans  l'histoire  les  faits 
et  les  arguments  qui  font  de  la  Charte  bourbonienne  l'aboutisse- 
ment normal,  la  conséquence  naturelle  de  toute  l'histoire  de  France. 
Qu'il  développe  ses  vues  dans  le  cours  fait  à  la  Sorbonne  de  1820 
à  1822  (Histoire  des  origines  du  gouvernement  représentatif  en 
Europe),  ou  dans  le  «  grand  cours  »  de  1828-1830  (Histoire  de  la  civi- 
lisation), ou  dans  les  brochures  de  circonstance  qu'il  écrit  depuis 
1814,  sa  pensée  apparaît  toujours  la  même  :  l'histoire  de  France, 
c'est  l'histoire  de  la  lente  ascension  de  la  bourgeoisie;  la  civilisation, 
c'est  le  résultat  d'un  équilibre  entre  les  éléments  démocratique, 
aristocratique,  théocratique  et  monarchique  de  la  société,  équilibre 
réalisé  dans  les  classes  moyennes  qui  représentent  ce  qu'il  faut  de 
liberté  et  ce  qu'il  faut  d'autorité.  Guizot  est  pour  la  bourgeoisie  ce 
que  Rousseau  avait  été  pour  la  démocratie,  ce  qu'était  de  Bonald 
pour  la  théocratie,  Bossuet  pour  la  monarchie  pure  :  son  historien 
et  son  théoricien. 

Un  troisième,  Victor  Cousin,  pourvoit  la  doctrine  d'une  philo- 
sophie. Son  cours  de  1818  (publié  en  1836  sous  le  titre  Du  vrai,  du 
beau,  du  bien)  rattache  la  politique  à  la  morale.  La  société  est  «  le 
développement  de  la  morale  et  du  droit  naturel  ».  Morale  et  droit 
naturel  sont  révélés  par  la  conscience  et  la  raison.  La  conscience  et 
la  raison  créent  le  droit  civil  et  le  droit  politique;  ils  sont  réalisés 
dans  la  Charte,  qui  consacre  les  droits  de  l'individu  (droits  sociaux 
ou  civils)  et  qui  donne  les  droits  politiques  à  ceux  qui  sont  capables 
de  les  exercer.  Ainsi,  Cousin  relève  du  discrédit  où  l'ont  fait  tomber 
les  théocrates,  et  tire  de  l'oubli  où  les  libéraux  le  laissent,  le  droit 
naturel  du  xvme  siècle,  mais  pour  le  mettre  au  service  de  la  Charte. 

La  distance  qui  sépare  les  doctrinaires  des  libéraux  est  courte. 
Bien  qu'ils  soient  haïs  d'une  égale  haine  par  les  partis  de  droite 
—  Bonald  comparera  Guizot  à  Louvel,  l'assassin  du  duc  de  Berry,  — 
ils  ne  sont  pas  des  révolutionnaires,  en  ce  sens  qu'ils  croient  la 
Révolution  définitivement  close,  par  l'établissement  de  la  liberté 
civile,  de  la  liberté  de  conscience  et  de  la  liberté  politique,  réservée 
aux  privilégiés  de  la  Charte.  C'est  à  l'avènement  politique  des  pro- 


88  > 


chapitre  m  La  Réaction  royaliste. 

priétaires  fonciers,  des  industriels,  des  commerçants,  qu'aboutissent, 
croient-ils,  la  philosophie  du  xvme  siècle  et  la  Révolution,  toute 
l'histoire,  et  toute  la  civilisation  de  la  société  française.  Que  les 
doctrinaires  restent  des  légitimistes  obstinés,  que  les  autres,  les 
libéraux,  aient  les  Bourbons  en  haine,  tous  n'en  professent  pas 
moins  la  même  doctrine  conservatrice. 


Il  faut  pourtant  noter  que,  dans  la  bataille  politique  qui  s'en- 
gage, la  foule  sans  droits  politiques,  et  qui  ne  compte  pas  dans  le 
calcul  des  forces  électorales,  accompagne  de  son  ardente  sympathie 
les  libéraux  qui  ne  travaillent  pas  pour  elle.  C'est  que  le  libéralisme, 
bien  qu'il  «  manque  d'air  »,  comme  dit  Jouffroy,  est,  aux  yeux  du 
peuple,  une  doctrine  d'opposition.  Et  comme  les  libéraux  se  récla- 
ment des  souvenirs,  restés  chers  au  cœur  populaire,  d'une  révo- 
lution prodigieuse  et  d'une  gloire  inouïe,  le  peuple  voit  en  elle  la 
revanche  de  l'humiliation  de  1815  et  l'espérance  confuse  d'un 
avènement  prochain  de  la  démocratie. 


LES  SYMPATHIFS 

POPULAIRES 

VONT  A  UX 

PARTIS 

DE  GAUCHE, 


IV.   —   LA    CHAMBRE   INTROUVABLE^ 


LE  gouvernement,  considérant  les  Cent-Jours  comme  un  accident, 
reprit  sa  marche  au  point  où  elle  avait  été  interrompue  le 
20  mars.  Toutefois,  de  même  qu'il  avait  épuré  le  personnel  admi- 
nistratif, il  élimina  les  suspects  du  personnel  politique.  Les  pairs 
qui  s'étaient  ralliés  à  Napoléon  ne  reprirent  pas  leurs  sièges;  le  Roi 
en  nomma  94  nouveaux  et  conféra  à  tous  l'hérédité  (19  août).  La 
Chambre  de  1814,  dont  beaucoup  de  membres  avaient  siégé  à  la 
Chambre  des  Cent-Jours,  fut  dissoute  le  13  juillet.  Et,  comme  la 


LR  NOUVEAU 
RÉGLEME.\T 
ÉLECTORAL. 


i.  Les  débats  de  la  Chambre  introuvable  sont  longuement  analysés  dans  l'Histoire  du 
gouvernement  parlementaire  de  Duvergier  de  Hauranne.  C'est  également  dans  cette  his- 
toire que  l'échange  célèbre  de  principes  entre  la  droite  et  la  gauche  est  le  plus  complète- 
ment étudié;  Duvergier  a  utilisé  la  plupart  des  brochures  publiées  à  ce  sujet.  Les  plus 
importantes  sont  celles  de  Guizot,  Du  gouvernement  représentatif  et  du  gouvernement  actuel 
de  la  France,  i8i5;  —  de  Fiévée,  La  session  de  1815, 1816.  Voir  les  Mémoires  cités  à  la  section 
précédente  de  ce  chapitre,  et  le  Royer-Collard  de  Barante,  et  y  ajouter  le  tome  I"  des 
Mémoires  de  Villèle.  Il  faut,  pour  quelques  débats  importants,  ceux  surtout  relatifs  au 
clergé,  à  l'Université,  etc.,  se  reporter  aux  Archives  parlementaires. 

Sur  le  budget  de  Corvetto,  voir  les  développements  de  Calmon,  Histoire  des  finances  de 
la  lieslauralion  (déjà  cité).  , 

La  polémique  qui  s'engagea  en  1816  sur  l'Université  et  la  liberté  d'enseignement  est 
résumée  (avec  l'indication  des  brochures  de  circonstance)  dans  Henri  de  Kiancey,  Histoire 
critique  et  législative  de  l'instruction  publique  et  de  la  liberté  de  l'enseignement  en  France 
(i8Vi),  t.  IL 

Les  Cours  prévolales  (1816-1818),  sont  étudiées  avec  soin  dans  un  article  de  André  Paillet 
(Revue  des  Deux  Mondes,  1"  juillet  i«jn). 

<   89  •» 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

loi  électorale  prévue  par  la  Charte  n'était  pas  faite,  le  Roi  y  suppléa 
lui-même  par  deux  ordonnances  (13  et  21  juillet)  :  les  collèges 
d'arrondissement  et  de  département  seront  convoqués  tels  qu'ils 
étaient  constitués  par  le  sénatus-consulte  de  Tan  X;  les  collèges 
d'arrondissement  éliront  chacun  un  nombre  de  candidats  égal  au 
nombre  des  députés  du  département;  ceux  du  département  éliront 
les  députés  en  prenant  au  moins  la  moitié  des  noms  dans  les  listes 
d'arrondissement;  les  préfets  seront  autorisés,  comme  ils  l'étaient 
depuis  le  décret  de  1806,  à  ajouter  à  chaque  collège  d'arrondis- 
sement ou  de  département  dix  électeurs  pris  parmi  les  plus  imposés 
et  dix  pris  parmi  ceux  qui  ont  rendu  des  services  à  l'État.  L'âge  de 
l'électorat  est  abaissé  à  vingt  et  un  ans,  celui  de  l'éligibilité  à  vingt- 
cinq  ans  ;  le  nombre  total  des  députés  est  porté  de  262  à  402.  Cette 
modification  de  la  Charte  par  la  seule  volonté  du  Roi  et  de  ses 
ministres  était  inconstitutionnelle  ;  pourtant  personne  ne  protesta  : 
«  Cette  fois,  écrit  Vitrolles,  Le  sentiment  public  était  avec  nous.  On 
ne  nous  chicanait  pas  sur  la  forme-  »  Il  est  vrai  que  le  Roi  donna 
son  règlement  électoral  comme  provisoire,  et  annonça  qu'il  sou- 
mettrait aux  Chambres  toutes  les  modifications  qu'il  se  proposait 
d'apporter  ultérieurement  à  la  Charte. 
les  élections  Les  collèges  électoraux  se  réunirent  le  14  et  le  22  août.  Leurs 

présidents,  nommés  par  le  gouvernement,  se  trouvaient,  par  leurs 
seules  fonctions,  désignés  comme  candidats  officiels,  et  ils  pesaient 
fortement  sur  la  liberté  des  votants.  Ceux-ci  étaient  d'ailleurs  tout 
disposés  à  se  conformer  aux  vues  du  ministère  ;  car  les  préfets  négli- 
gèrent de  convoquer  les  électeurs  connus  pour  leur  hostilité  à  la 
Restauration,  et  ceux  des  électeurs  qui  se  sentaient  suspects  se 
gardèrent  de  paraître.  Les  opposants  les  plus  dangereux  étaient 
d'ailleurs  emprisonnés  ou  recherchés  comme  complices  du  retour 
de  l'usurpateur.  Sur  72199  inscrits,  48  478  seulement  votèrent.  Plu- 
sieurs préfets  dévoués  aux  ultras  ou  intimidés  par  eux,  ajoutèrent 
quelques  unités  au  nombre  de  20  électeurs  qu'ils  avaient  le  droit 
d'adjoindre  à  chaque  collège  :  l'historien  Duvergier  de  Hauranne, 
qui  rapporte  ces  pratiques  et  cette  illégalité,  en  tenait  sans  doute 
le  récit  de  son  père,  député  à  la  Chambre  introuvable;  un  autre 
député,  Sainte- Aulaire,  avoua  plus  tard  dans  un  discours  à  la 
Chambre  de  1819  «  qu'il  était  possible  que  des  électeurs  eussent 
illégalement  voté  ».  Dans  le  Nord  et  dans  l'Est  de  la  France, 
on  vota  sous  la  surveillance  des  armées  alliées,  à  l'Ouest  et  au 
Midi,  en  pleine  Terreur  blanche.  A  Nîmes,  13  protestants  furent 
massacrés  la  veille  du  scrutin.  La  presse  ne  put  jouer  aucun  rôle, 
les   journaux   étant  soumis   à    une   nouvelle   autorisation   depuis 

<  90  > 


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Caricatures  de  Boilly,  1811 


L  l  I.TI!  A 
Types  de  la  société  parisienne  de  l'époque.  —  Bi'W.  .Vu/,  /-;.s/.  CoZ- 
/ec/ion  Hennin,  n<"  13933-13934. 


(Ali:     l,\.MI!l.l\ 


Peinture  de  Boittg.   Un  libéral  (à  gauche)  joue  une  partie  de  dames  avec  un  ultra   (à  droite). 

Autour  d'eux,  spectateurs  <le  types  divers,  portant  les  costumes  du  temps.  Le  café  Lamblin  était, 

ou  Palais-Royal,  le  rendez-vous  île  In  belle  société.  —  Musée  Condé  à  Chantilly,  n"  121.  (Le 

tableau  a  été  endommagé  pur  l'incendie  en  1848J 


II.  <:.  IV.     -  Pl.  ."».  Page  90. 


chapitre  m  La  Réaction  royaliste. 

l'ordonnance  du  9  août;  les  feuilles  opposantes  se  bornaient  à 
donner  des  nouvelles  de  l'étranger  et  à  discuter  des  problèmes 
abstraits  de  politique  constitutionnelle;  un  seul  journal,  le  Nain 
jaune,  continuait  son  opposition  ouverte;  mais  il  était  réfugié  en 
Belgique.  Le  résultat  fut  ce  qu'on  pouvait  attendre.  Les  choix  déii- 
nitifs  faits  par  les  électeurs  de  département  (qui  étaient  au  nombre 
de  15  000  environ)  semblèrent  prouver  que  tous  les  partis,  sauf 
le  royaliste,  avaient  disparu.  A  part  quatre  ou  cinq  députés  dont 
rattachement  à  la  Révolution  était  connu,  il  n'y  eut  parmi  les 
élus  que  des  royalistes  ardents.  «  Chambre  introuvable  »,  déclara 
Louis  XVIII,  surpris  et  satisfait.  La  plupart  des  députés  étaient  des 
hommes  nouveaux  dans  la  politique  :  propriétaires  ou  fonction- 
naires, riches,  aisés  au  moins,  car  l'indemnité  parlementaire  qu'on 
avait  maintenue  en  1814  était  désormais  supprimée.  Ils  apportèrent 
dans  la  politique  un  royalisme  provincial  et  rural,  sans  nuances, 
jeune,  robuste  et  violent. 

Le  premier  résultat  des  élections  fut  la  chute  du   ministère  cuite 

Talleyrand-Fouché.  Ils  n'étaient  plus  les  hommes  nécessaires.  Leur        °tawbyranu. 
habileté,  si  célèbre,  avait  paru,  à  la  voir  de  près,  moins  utile,  moins  foucih-:. 

redoutable  aussi.  Fouché,  choisi  pour  rassurer  le  parti  révolution- 
naire, devint,  ce  parti  anéanti,  encombrant  et  odieux.  Dépaysé  au 
Conseil,  tenu  à  l'écart  par  ses  collègues,  haï  à  la  cour  (la  duchesse 
d'Angoulême  n'avait  jamais  consenti  à  le  recevoir),  il  essaya  de 
donner  des  gages  en  dressant  la  liste  des  «  coupables  »  des  Cent- 
Jours,  et  en  y  inscrivant  ceux  dont  il  était  le  camarade  politique 
depuis  vingt  ans,  Boulay  de  la  Meurthe,  Thibaudeau,  Regnault  de 
St-Jean-d'Angély,  Carnot,  Merlin  de  Douai,  Barère,  Garnier  de 
Saintes,  Rovigo,  Lavalette,  Bassano  :  on  ne  l'en  estima  pas  davan- 
tage. Il  voulut  se  créer  une  popularité  personnelle  en  publiant 
deux  rapports  au  Roi  sur  la  triste  situation  laite  à  la  France  par 
l'occupation  étrangère  et  par  la  guerre  civile  :  «  Le  royalisme  au 
Midi,  y  disait-il,  s'exhale  en  attentats  ;  les  bandes  armées  pénètrent 
dans  les  villes  et  parcourent  les  campagnes;  les  assassinats,  les 
pillages  se  multiplient;  la  justice  est  partout  muette;  l'administra- 
tion, partout  inactive;  il  n'y  a  que  les  passions  qui  agissent,  qui 
parlent  et  qui  soient  écoutées  ».  L'effet  fut  nul  sur  le  parti  vaincu 
qui  méprisait  Fouché.  Wellington  enfin  cessa  de  le  défendre.  Fouché 
donna  sa  démission  (19  septembre)  et  fut  nommé  ministre  plénipo- 
tentiaire à  Dresde.  Talleyrand,  lui  aussi,  avait  cessé  d'être  nécessaire; 
on  était  au  moment  des  dernières  négociations  pour  la  paix;  on 
débattaitle  chiffre  de  l'indemnité,  la  durée  de  l'occupation.  Louis  XVI II 
était  convaincu  que  Talleyrand,  mal  vu  du  tsar,  obtiendrait  peu  de 

(  g!    > 


L?  établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


LE  MINISTÈRE 
RICHELIEU. 


L'ETAT  D'ESPRIT 

DES 

NOUVEAUX  ÉLUS. 


concessions.  Talleyrand,  inquiet  de  la  froideur  grandissante  de  la 
cour,  de  l'hostilité  prochaine  de  la  Chambre,  crut  habile  de  mettre 
le  Roi  en  demeure  de  le  soutenir  ouvertement  auprès  des  souverains 
et  auprès  du  Parlement.  Louis  XVIII  lui  répondit  :  «  Gela  est  peu 
constitutionnel,  c'est  à  mes  ministres  à  se  tirer  d'affaire.  —  En  ce 
cas,  nous  serons  obligés  de  nous  retirer.  —  Eh  bien,  si  mes  ministres 
se  retirent,  je  ferai  comme  en  Angleterre,  je  chargerai  quelqu'un  de 
former  un  nouveau  cabinet  »  (24  septembre).  Talleyrand  fut  nommé 
Grand  Chambellan.  Fouché  et  Talleyrand  partis,  les  royalistes  ces- 
sèrent d'avoir  devant  les  yeux  cette  vision  que  Chateaubriand  appe- 
lait infernale  :  «  le  vice  appuyé  sur  le  bras  du  crime  ». 

Le  nouveau  ministère  était  tout  prêt.  La  présidence  avec  les 
Affaires  étrangères  en  fut  donnée  au  duc  de  Richelieu.  Petit-fils  du 
maréchal,  cet  ancien  émigré,  qui  avait  pris  du  service  en  Russie  et 
qui  s'était  distingué  comme  gouverneur  d'Odessa,  était  désintéressé, 
modeste,  loyal;  il  connaissait  peu  la  France;  il  ne  désirait  pas  le 
pouvoir,  se  sentant  peut-être  impropre  à  conduire  le  parti  royaliste, 
et,  s'il  le  fallait,  à  lui  résister.  Les  portefeuilles  furent  distribués  à 
d'anciens  fonctionnaires  impériaux  et  à  des  protégés  de  la  droite 
extrême;  les  premiers,  Corvetto,  ancien  conseiller  d'État  de  Napo- 
léon, aux  Finances,  et  Barbé-Marbois,  ancien  sénateur,  à  la  Justice, 
semblaient  devoir  réprouver  les  violences  que  le  parti  royaliste  avait 
favorisées  ou  commises  ;  les  autres,  duc  de  Feltre  (Clarke)  à  la  Guerre, 
Dubouchage,  ancien  ministre  de  Louis  XVI,  à  la  Marine,  comte  de 
Vaublanc,  préfet  des  Bouches-du-Rhône,  à  l'Intérieur,  représentaient 
l'opinion  royaliste  exaltée.  Decazes,  ministre  de  la  Police,  était  le 
seul  membre  du  cabinet  qui  fût  député;  préfet  de  police  après  le 
retour  de  Gand,  il  n'était  connu  que  par  la  faveur  que  Louis  XVIII 
lui  témoignait.  La  fonction  de  secrétaire  du  Conseil,  exercée  par 
Vitrolles  dans  le  précédent  cabinet,  fut  supprimée  :  Richelieu  ne 
voulut  pas  tolérer,  à  ses  côtés,  une  sorte  de  ministre  sans  porte- 
feuille, agent  du  comte  d'Artois.  «  L'unité  du  ministère  »  tant  vantée 
trois  mois  auparavant,  c'est-à-dire  l'entente  de  tous  les  ministres  sur 
un  programme,  n'avait  pas  survécu  à  Talleyrand. 

La  session  des  Chambres  s'ouvrit  le  7  octobre.  On  était  déjà 
fixé  sur  l'état  d'esprit  des  députés  par  les  adresses  des  collèges 
électoraux;  elles  réclamaient  la  continuation  de  la  politique  de 
répression  inaugurée  par  l'ordonnance  du  24  juillet;  le  Roi  devait 
«  mettre  des  bornes  à  sa  clémence  »  et  «  faire  justice  des  cou- 
pables ».  Chateaubriand,  président  du  collège  électoral  du  Loiret, 
rédigea  l'adresse  la  plus  significative  qui  fut  aussitôt  répandue 
et  imitée  : 


92 


CHAPITRE    IU 


La  Réaction  royaliste. 


■  Sire,  vous  avez  deux  fois  sauvé  la  France  :  vous  allez  achever  voire 
ouvrage.  Ce  n'est  pas  sans  une  vive  émotion  que  nous  venons  de  voir  le  com- 
mencement de  vos  justices!  Vous  avez  saisi  ce  glaive  que  le  souverain  du  ciel 
a  confié  aux  princes  de  la  terre  pour  assurer  le  repos  des  peuples.  » 

L'adresse  de  la  Chambre  parla  le  même  langage  : 

«  Nous  vous  supplions,  au  nom  de  ce  peuple  même,  victime  des  malheurs 
dont  le  poids  l'accable,  de  faire  enfin  que  la  justice  marche  là  où  la  clémence 
s'est  arrêtée.  Que  ceux  qui,  aujourd'hui  encore,  encouragés  par  l'impunité,  ne 
craignent  pas  de  faire  parade  de  leur  rébellion,  soient  livrés  à  la  sévérité  des 
tribunaux.  La  Chambre  concourra  avec  zèle  à  la  confection  des  lois  nécessaires 
à  l'accomplissement  de  ce  vœu.  » 

Les  candidats  présentés  au  Roi  pour  la  présidence  de  la  Chambre 
furent  choisis  parmi  les  royalistes  les  plus  purs  ;  le  Roi  nomma  Laîné> 
avocat  de  Bordeaux  que  son  opposition  à  l'Empereur,  au  Corps 
législatif  de  1813,  avait  rendu  célèbre.  Les  députés,  à  peu  près 
unanimes  dans  leurs  sentiments,  ne  s'organisèrent  pas  en  partis; 
mais  ils  se  réunirent  par  petits  groupes  dans  quelques  salons  pari- 
siens où  s'échauffa  leur  enthousiasme  royaliste.  C'est  la  discussion 
des  lois  politiques  qui  fit  apparaître  plus  tard  une  majorité  et  une 
minorité;  encore  furent-elles  toujours  mal  définies,  mal  connues,  car 
on  votait  au  scrutin  secret.  L'assemblée  ne  cessa  pas  d'obéir  aux 
directions  des  contre-révolutionnaires  les  plus  ardents  '  on  les  appela 
les  ultra-royalistes  l. 

A  la  Chambre  des  pairs,  les  sentiments  étaient  plus  modérés, 
Deux  pairs,  Jules  de  Polignac,  ami  personnel  du  comte  d'Artois, 
et  La  Bourdonnaie,  ayant  refusé  de  prêter  serment  à  la  Charte, 
parce  que,  disaient-ils,  elle  contenait  des  articles  outrageants  pour 
la  religion,  l'Assemblée  refusa  de  les  admettre  aux  séances.  Un 
passage  de  l'adresse,  telle  qu'elle  sortit  des  délibérations  de  la 
commission  chargée  de  la  rédiger,  rappelait  le  texte  voté  par  les 
députés  :  «  Sans  ravir  au  trône  les  bienfaits  de  la  clémence,  nous 
oserons  lui  recommander  les  droits  de  la  justice;  nous  oserons  solli- 
citer humblement  de  son  équité...  l'exécution  des  lois  existantes  et 
la  pureté  des  administrations  publiques  »;  l'Assemblée  lui  substitua 
une  phrase  plus  anodine  :  «  Nous  sommes  clans  la  parfaite  confiance 
que  V.  M.  saura  toujours  concilier  avec  les  bienfaits  de  sa  clémence 
les  droits  de  la  justice  ». 

Le  gouvernement  suivit  les  indications  de  l'adresse  votée  par 
les  députés.  Quatre  projets  de  loi  furent  déposés  successivement, 


MODERATION 

DE  LA 

CHAMBRE 

DES    PAIRS. 


LES  PROJETS  DU 
GOUVERNEMENT. 


1  Ce  nom,  qui  fut  appliqué  aux  royalistes  purs  jusque  vers  1820,  aurait  été  employé,  au 
dire  de  Duvergier  de  Hauranne,  d'abord  dans  quelques  salons  et  dans  quelques  jouiuaui 
étrangers. 


93   > 


L établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE    PREMIER 


I"  LOI  SUR 
LES  DISCOURS 
ET  LES  ÉCRITS 
SEDITIEUX. 


S"  LOI  DE  SURETE 
GENERALE. 


3°  l.OI 

RÉTABLISSANT 
LES  COURS 
PRÈVOTALES. 


qui  devaient  accélérer  la  punition  des  rebelles  et  supprimer  toute 
opposition. 

Le  premier,  sur  les  cris,  discours  et  écrits  séditieux  (loi  du 
9  novembre),  ne  prévoyait  pas  pour  ces  délits  de  peine  plus  grave 
que  l'emprisonnement  et  la  déportation.  Un  député,  nommé  Piet, 
demanda  que  la  mort  fût  substituée  à  la  déportation.  Le  Journal  des 
Débats  écrivit  :  «  Partout,  et  dans  tous  les  siècles,  on  a  puni  de 
mort,  excepté  le  cas  de  démence,  quiconque  a,  par  des  cris  sédi- 
tieux, demandé  la  ruine  de  l'ordre  établi  ».  La  Chambre  vota  la 
peine  de  mort  et  aggrava  la  loi  en  rangeant,  parmi  les  actes  séditieux 
punissables  de  la  déportation,  les  menaces  contre  le  Roi  et  sa  famille, 
même  non  suivies  d'effet  et  non  liées  à  un  complot.  Une  faible 
majorité  repoussa  pourtant  une  motion  de  Castelbajac  punissant  de 
mort  l'acte  de  porter  ou  de  détenir  le  drapeau  tricolore. 

La  loi  dite  de  Sûreté  générale  (31  octobre  1815)  suspendait  la 
liberté  individuelle  jusqu'à  la  session  suivante,  autorisait  la  déten- 
tion de  tout  individu  suspect  de  comploter  contre  la  sûreté  de  l'État 
sans  qu'il  fût  nécessaire  de  le  traduire  devant  les  tribunaux. 
Quelques  députés  demandèrent  certaines  garanties  contre  l'arbi- 
traire dont  les  fonctionnaires  investis  d'un  pouvoir  aussi  redoutable 
ne  manqueraient  pas  de  faire  preuve.  Hyde  de  Neuville  déclara  : 

«  On  propose  des  amendements,  on  demande  des  garanties;  on  redoute  la 
force  et  l'arbitraire,  quand  on  ne  devrait  redouter  que  l'indulgence  et  la  bonté! 
Ah!  messieurs,  à  qui  allez-vous  remettre  l'exercice  de  cette  loi  salutaire?  C'est 
au  Roi,  au  plus  sage  des  rois!  Et  l'on  parle  de  garanties!  et  l'on  propose  des 
amendements!  » 

Et  le  ministre  de  l'Intérieur,  Vaublanc,  s'écria  :  «  Ce  que  veut 
la  France,  il  est  aisé  de  le  dire  :  La  France  veut  son  Roi!  »  La  loi 
fut  votée  par  294  voix  contre  56. 

La  loi  sur  le  rétablissement  des  cours  prévôtales  (20  décem- 
bre 1815)  fit  revivre  l'ancienne  juridiction  de  police  des  «  prévôts  des 
maréchaux  »,  à  moitié  militaire,  à  moitié  civile,  chargée  de  réprimer 
certains  crimes  de  droit  commun.  Cette  juridiction,  abolie  en  1790, 
reconstituée  par  le  Consulat  (loi  de  pluviôse  an  IX)  sous  le  nom  de 
«  Cours  spéciales  »,  avait  surtout  pour  objet  de  réprimer  le  vaga- 
bondage. L'article  63  de  la  Charte,  qui  interdisait  la  création  de 
«  commissions  et  tribunaux  extraordinaires  »,  avait  toutefois  réservé 
la  possibilité  des  «  juridictions  prévôtales,  si  leur  rétablissement 
était  jugé  nécessaire  ».  Les  «  cours  prévôtales  »  de  la  loi  de 
novembre  1815,  —  une  par  département,  —  composées  d'un  prési- 
dent, de  quatre  juges  choisis  parmi  les  magistrats  ordinaires,  et 
d'un  prévôt  ayant  au  moins  le  grade  de  colonel,  connaîtront,  comme 


94 


CHAPITRE  III 


La  Réaction  royaliste. 


les  Cours  spéciales  de  l'Empire,  des  crimes  commis  par  les  vaga- 
bonds, les  contrebandiers,  les  faux-monnayeurs,  et  aussi  des  actes 
de  violence  commis  par  les  militaires  en  activité  ou  licenciés  depuis 
moins  d'un  an,  des  crimes  de  rébellion  armée  et  de  réunion  sédi- 
tieuse, enfin,  des  infractions  prévues  par  la  loi  sur  les  discours  et 
actes  séditieux.  Elles  prononceront  en  dernier  ressort;  leurs  juge- 
ments seront  exécutoires  dans  les  vingt-quatre  heures;  le  Roi 
abdique  en  leur  faveur  son  droit  de  grâce,  sauf  pour  les  condamnés 
qu'il  leur  plairait  de  recommander  à  sa  pitié.  Il  n'y  eut,  au  vote, 
que  10  opposants.  Un  député,  Duplessis-Grenedan,  avait  demandé 
que,  pour  l'exécution  des  jugements  prévôtaux,  la  guillotine  fût 
remplacée  par  le  gibet,  suivant  l'ancienne  coutume. 

La  loi  d'amnistie  compléta  le  système.  L'article  2  de  l'ordon-  4»  loi  ^amnistie 
nance  du  24  juillet  avait  décidé  que  les  Chambres  statueraient  sur 
le  sort  des  individus  exceptés  de  l'amnistie  :  ils  devaient  ou  sortir 
du  royaume  ou  être  livrés  aux  tribunaux  S 'appuyant  sur  cet  article, 
un  ultra-royaliste,  La  Bourdonnaie,  proposa  (10  novembre)  de  sup- 
plier le  Roi  de  présenter  uh  projet  d'amnistie  qui  excepterait  de  sa 
clémence  ceux  qui  avaient  occupé  de  grandes  charges  administra- 
tives pendant  les  Cent-Jours,  les  généraux  et  les  préfets  qui  avaient 
passé  à  l'usurpateur,  les  régicides  qui  avaient  accepté  des  places 
de  Napoléon,  siégé  aux  Chambres  ou  signé  l'Acte  additionnel.  La 
peine  de  mort  était  applicable  aux  deux  premières  catégories  de 
coupables,  la  déportation  à  la  dernière.  Les  biens  des  condamnés 
seraient  confisqués  :  il  importait  qu'ils  contribuassent  à  réduire  le 
dommage  subi  par  l'Etat  du  fait  de  la  «  conspiration  du  20  mars  ». 
On  calcula  que  le  vote  de  ce  projet  entraînerait  la  mise  à  mort 
d'environ  douze  cents  personnes.  La  Bourdonnaie  déclara  : 

«  Il  faut  des  fers,  des  bourreaux,  des  supplices.  La  mort,  la  mort  seule 
peut  effrayer  leurs  complices  et  mettre  fin  à  leurs  complots....  Ce  ne  sera  qu'en 
jetant  une  salutaire  terreur  dans  l'âme  des  rebelles  que  vous  préviendrez  leurs 
coupables  projets.  Ce  ne  sera  qu'en  faisant  tomber  la  tête  de  leurs  chefs  que 
vous  isolerez  les  factieux....  Défenseurs  de  l'humanité,  sachez  répandre  quelques 
gouttes  de  sang  pour  en  épargner  des  torrents.  » 

La    Chambre   élut    une    commission    favorable   au    projet    de 
La  Bourdonnaie. 

Le  gouvernement  s'inquiéta;  il  se  dit  suffisamment  armé  par      conflit  entre 
les  lois  précédentes  pour  maintenir  l'ordre,  déclara  s'en  tenir  aux  ET  LE  uinistèhe. 
exception?  nominatives  faites  déjà  dans  l'ordonnance  du  24  juillet, 
y  ajouta  simplement  la  proscription  de  la  famille  impériale.  C'était 
le  conflit  entre  le  ministère  et  la  Chambre.  L'évasion,  alors  sur- 
venue, de  Lavalette,  arrêté  parce  qu'il  avait  été  directeur  des  postes 


LES 

CATÉGORIES  , 

DE  LA 

BOURDONNAIE. 


9* 


L'établissement  du  Régime  parlementaire 


LIVRE    PREMIER 


LA  DROITE 

SOUTIENT 

LES  DROITS 

DE  LA   CHAMBRE, 

LA  GAUCHE 

DEFEND 

LA  PRÉROGATIVE 

DU  ROI. 


pendant  les  Cent-Jours,  le  rendit  aigu ,  les  ultras  y  virent  une 
preuve  de  la  mystérieuse  puissance  du  parti  révolutionnaire,  qui 
trouvait  partout,  et  jusque  dans  le  gouvernement,  des  complices. 
On  transigea  pourtant.  Le  gouvernement  obtint  non  sans  peine  de 
la  Chambre  (il  n'eut  que  9  voix  de  majorité)  qu'elle  renonçât  aux 
catégories  de  La  Bourdonnaie,  et  qu'elle  repoussât  la  confiscation; 
mais  il  dut.  malgré  sa  répugnance  à  violer  l'article  de  la  Charte 
qui  interdisait  la  recherche  des  opinions  antérieures  à  la  Restau- 
ration, accepter  l'exil  pour  les  régicides. 

La  querelle  de  la  Chambre  et  du  gouvernement  à  propos  de 
l'amnistie  posait  une  question  constitutionnelle  que  la  Charte  ne 
donnait  pas  le  moyen  de  résoudre.  Dans  un  conflit  entre  la  volonté 
royale  et  celle  de  la  Chambre,  qui  aurait  le  dernier  mot?  D'après 
leurs  principes,  les  libéraux  et  les  constitutionnels  auraient  dû 
tenir  pour  la  Chambre,  et  les  ultras  pour  la  couronne.  Mais,  en 
l'espèce,  l'intérêt  des  ultras  était  d'affirmer  la  prééminence  de  la 
Chambre,  où  ils  avaient  la  majorité,  et  celui  de  leurs  adversaires 
de  défendre  la  prérogative  royale,  où  ils  voyaient  une  sauvegarde. 
Les  deux  partis  élaborèrent  des  théories  de  circonstance  pour  jus- 
tifier une  conduite  contraire  à  leurs  doctrines.  «  Ils  voient,  écrivait 
un  des  chefs  de  la  majorité,  Villèle,  que  nous  nous  servons  des 
institutions  représentatives  pour  nous  défendre;  aussi  sont-ils 
devenus  plus  que  nous  partisans  du  retour  à  une  autorité  unique 
et  c'est  nous  qui  sommes,  à  présent,  les  défenseurs  des  libertés  de 
la  nation.  »  La  Bourdonnaie  déclara,  dans  la  discussion  sur  l'am- 
nistie, qu'il  était  permis,  ordonné  même  «  au  sujet  respectueux, 
au  serviteur  fidèle,  devenu  législateur,  de  combattre  les  propositions 
du  gouvernement,  de  les  rejeter,  d'accuser  les  ministres,  d'être,  en 
un  mot,  en  opposition  avec  les  sentiments  personnels  du  monarque 
pour  le  maintien  des  prérogatives  imprescriptibles  du  trône  ».  Le 
ministre  Decazes,  dans  la  même  discussion,  ne  trouva  pas  d'argu- 
ment plus  fort  contre  son  adversaire  que  de  lui  opposer  la  volonté 
du  Roi;  les  paroles  des  ministres  ne  faisaient,  dit-il,  que  la  traduire  : 

«  Les  ministres  du  Roi  parlent  au  nom  de  l'honneur,  car  ils  parlent  au  nom 
du  Roi;  ils  parlent  au  nom  de  la  nation,  car  ils  parlent  au  nom  du  Roi;  ils 
parlent  au  nom  de  la  raison  et  de  la  sagesse,  car  ils  parlent  au  nom  du  Roi.  » 

Vitrolles,  dans  une  brochure  intitulée  Du  ministère  dans  le 
gouvernement  représentatif,  définit  les  pouvoirs  comme  les  libéraux 
de  1830  : 

«  Dans  les  gouvernements  représentatifs,  l'opinion  publique  est  souveraine, 
et  le  ministère,  sorte  de  corps  intermédiaire  entre  le  Roi  et  les  Chambres, 


96 


CHAl'ITHE   î!l 


La   Réaction   royaliste. 


doit  être  pris  nécessairement  parmi  les  hommes  que  les  Chambres  désigne- 
raient  si  elles  étaient  appelées  à  le  choisir  directement.  » 

Doctrine  que  les  constitutionnels  réfutaient  avec  vigueur. 
Guizot  écrivait  : 

«  C'est  le  Roi  qui  veut  et  qui  agit,  qui  seul  a  le  droit  de  vouloir  et  le  pou- 
voir d'agir.  Les  ministres  sont  chargés  d'éclairer  sa  volonté....  Sans  sa  volonté, 
ils  ne  sont  rien,  ils  ne  peuvent  rien....  Un  ministère  gouvernant  au  nom  du  Roi  et 
subordonné  à  la  majorité  des  Chambres  qui  gouvernent  au  nom  de  l'opinion, 
telle  est  la  plus  simple  expression  du  gouvernement  représentatif  ainsi  que  le 
conçoivent  et  l'expliquent  nos  adversaires.  » 

Il  concluait  qu'une  pareille  doctrine  conduisait  tout  droit  à 
affirmer  la  souveraineté  du  peuple. 

Ce  renversement  des  attitudes  et  cet  échange  des  principes 
furent  surtout  apparents  dans  la  discussion  sur  la  loi  électorale. 
Les  règlements  portés  par  les  ordonnances  du  13  et  du  21  juillet, 
qui  avaient  conservé  les  collèges  électoraux  de  l'empire,  n'étaient 
que  provisoires;  le  gouvernement  déposa  un  projet  de  loi  qui  insti- 
tuait l'élection  à  deux  degrés;  les  électeurs  cantonaux  (30  ans), 
c'est-à-dire  les  fonctionnaires  civils  et  ecclésiastiques  joints  aux 
soixante  plus  imposés  du  canton,  nommeraient  les  électeurs  de 
département (150 à  200)  choisis  parmi  les  contribuables  à  300  francs; 
à  leur  tour,  ces  électeurs  (30  ans)  réunis  aux  archevêques,  évêques 
et  hauts  fonctionnaires  nommeraient  les  députés.  La  Chambre  se 
renouvellerait  par  cinquième.  Ce  système  donnait  aux  agents  du 
gouvernement  le  pouvoir  de  faire  à  leur  gré  la  majorité  :  «  Si 
vous  pouviez,  disait  le  ministre  de  l'Intérieur  Vaublanc,  former  un 
vœu  sur  les  choix  [à  faire  de  ces  électeurs  de  droit],  ce  serait  qu'ils 
portassent  sur  une  collection  d'hommes  aussi  recommandables. 
Pourquoi  donc  ne  pas  former  ces  choix  tout  de  suite,  tels  qu'on 
désirerait  qu'ils  fussent  formés?  »  Les  ultras  jugèrent  le  projet  peu 
libéral  et  peu  démocratique.  «  Le  renouvellement  partiel  n'est  bon 
que  pour  les  tyrans  »,  dit  Clauzel  de  Coussergues.  La  Bourdonnaie 
attaqua  le  mode  de  recrutement  des  collèges  : 

«  Par  qui  donc  veut-on  que  les  députes  soient  nommés?  Par  l'intervention 
du  souverain  auquel  ils  doivent  accorder  «les  subsides,  ou  par  le  choix  du 
peuple  qui  dôil  l«'s  payer?  » 

On  soutint  à  gauche  que  la  Chambre  n'avait  pas  le  droit  de 
changer  le  mode  de  renouvellement  qui  avait  été  lixé  par  la  Charte  : 
«  La  Charte  ne  le  veut  pas  et  le  Roi  ne  le  propose  pas;  cela  doit 
suffire,  dit  Koyer-Collard....  En  France  le  gouvernement  tout  entier 
est.dans  les  mains  du  Moi,  et  il  n'a  besoin  du  concours  des  Chambres 


DISCUSSION 

DE  LA  LOI 

ÉLECTORALE. 


M 


î.avissf.  —  II    Contcmp.,  IV. 


L  établissement  du   Régime  parlementaire.  livre  premier 

que  s'il  reconnaît  la  nécessité  d'une  loi  nouvelle  et  pour  le  budget.  » 
A  quoi  La  Bourdonnaie  répondait  : 

«  Il  est  temps  de  faire  justice  de  ce  système  vraiment  judaïque  qui  tend  à 
faire  admettre  que  tout  ce  qui  n'est  pas  mot  à  mot  énoncé  dans  la  Charte  fait 
partie  des  pouvoirs  que  le  Roi  s'est  réservés....  Nier  la  prérogative  de  la  Chambre, 
c'est  nier  le  gouvernement  représentatif  lui-même.  » 

«  La  Chambre  n'est  pas  représentative  »,  répliquait  Royer- 
Collard,  car  elle  n'est  pas  élue  par  toute  la  population.  C'est  un 
pouvoir.  La  Charte  est  le  seul  titre  de  son  existence.  «  La  Chambre 
est.  ce  que  la  Charte  la  fait,  rien  de  plus,  rien  de  moins.  Comme 
c'est  la  Charte  qui  constitue  la  Chambre  et  non  l'élection,  celle-ci 
ne  lui  donne  en  réalité  que  les  membres  qui  la  composent.  Dans  le 
fait,  la  Chambre  n'exprime  jamais  que  sa  propre  opinion  »,  et  non 
pas  nécessairement  l'opinion  de  la  nation.  «  La  France,  déclara 
M.  de  Serres,  monarchique  par  ses  habitudes,  par  ses  affections,  par 
toute  sa  constitution  physique  et  morale,  attend  de  ses  députés  un 
concours  filial  aux  desseins  paternels  de  son  Roi,  et  non  pas  une 
indépendance  qui  le  contrarierait.  » 
le  programme  Dans  cette  discussion  encore,  les  intérêts  se  déguisaient  en  doc- 

deIT ''droite1 'JE  *  *-rmes-  Les  ultras  réclamaient  le  renouvellement  intégral  tous  les 
cinq  ans  parce  qu'ils  comptaient  ainsi  conserver  le  pouvoir  au  moins 
pendant  cinq  années.  Ils  combattaient  contre  un  mode  d'élection 
qui  assurait  au  gouvernement  une  influence  durable,  parce  qu'ils 
voyaient  dans  le  gouvernement  des  tendances  hostiles  à  leur  poli- 
tique. Ils  réclamaient  un  suffrage  plus  étendu,  plus  démocratique 
(50  francs  d'impôt  pour  les  électeurs  du  canton  ;  La  Bourdonnaie 
proposait  30  francs  et  Villèle  25),  d'abord  parce  que  les  mouvements 
populaires  du  Midi  et  de  l'Ouest  leur  avaient  donné  l'illusion  que 
le  peuple  était  royaliste,  ensuite  parce  qu'ils  comptaient  que  les 
grands  propriétaires  exerceraient  sur  le  vote  des  paysans  électeurs 
une  action  décisive  :  «  Dans  mon  opinion,  disait  Villèle,  les  auxi- 
liaires de  la  haute  classe  sont  dans  la  dernière,  et  la  classe  moyenne 
est  la  plus  à  craindre  ».  La  classe  moyenne  était  celle  des  électeurs 
à  300  francs,  prévue  par  la  Charte,  Il  ajoutait  : 

«  Depuis  que  le  monde  existe,...  la  classe  moyenne,  enviée  de  la  dernière 
et  ennemie  de  la  première,  compose  la  partie  révolutionnaire  dans  tous  les- 
États.  Si  vous  voulez  que  la  première  classe  arrive  dans  vos  assemblées, 
faites-la  nommer  par  les  auxiliaires  qu'elle  a  dans  la  dernière  classe,  descendez 
aussi  bas  que  vous  pourrez,  et  annulez  ainsi  la  classe  moyenne  qui  est  la  seule 
que  vous  ayez  à  redouter.  « 

la  droite  veut  Si  les  ultras  se  trompaient,  si  les  résultats  du  système  électoral 

conserver  <îui  avait  leurs  préférences  devaient  leur  apporter  plus  tard  quelque 

le  pouvoir.  déception,  ils  ne  s'en  souciaient  guère  à  cette  heure  :  il  s'agissait 

«  98  > 


CHAPITRE  III 


La  Réaction  royaliste. 


pour  eux  de  garder  la  majorité  le  temps  nécessaire  pour  opérer  la 
contre-révolution.  De  même,  les  royalistes  constitutionnels  ne 
croyaient  pas,  par  leur  attitude,  compromettre  l'avenir  :  ils  tenaient 
à  la  Charte  parce  qu'elle  assurait  la  liberté  de  conscience,  la  liberté 
politique,  l'égalité  devant  la  loi;  ils  soutenaient  le  Roi,  dont  le  gou- 
vernement semblait  disposé  à  les  détendre.  Mais  si  la  Charte  et  la 
législation  devaient  servir  uniquement  à  les  dépouiller  de  ces  con- 
quêtes révolutionnaires,  ils  ne  tenaient  plus  à  la  Charte.  L'oppo- 
sition qu'ils  faisaient  à  leur  propre  doctrine  passée  dans  le  camp 
ennemi  était,  momentanée;  ils  ne  voulaient  pas  admettre  la  souve- 
raineté d'une  assemblée  contre-révolutionnaire  isolée  dans  une 
nation  privée  des  libertés  publiques,  et  surtout  de  la  plus  impor- 
tante, de  la  liberté  de  la  presse,  et  par  conséquent  incapable  de  l'aire 
connaître  sa  véritable  opinion. 

La  Chambre  se  prononça  contre  le  projet  du  gouvernement, 
pour  le  renouvellement  intégral,  pour  les  électeurs  du  premier 
degré  à  50  francs,  pour  l'éligibilité  des  contribuables  à  1  000  francs. 
Le  gouvernement  n'accepta  pas  les  modifications  votées  par  les 
députés,  et  la  Chambre  des  pairs  les  rejeta  (3  avril).  Un  nouveau 
projet  fut  déposé  par  le  ministère  (5  avril),  qui  confirmait  simple- 
ment les  dispositions  des  ordonnances  de  juillet  1815.  Comme  il 
laissait  indécise  la  question  capitale  du  renouvellement  intégral,  la 
Chambre  le  modifia  encore.  Le  ministère,  obligé  de  faire  voter  le 
budget,  n'insista  pas,  mais  ne  porta  pas  aux  pairs  le  projet  des 
députés. 

Le  budget  souleva  de  graves  difficultés.  On  avait  à  faire  face, 
non  seulement  à  l'arriéré  incomplètement  soldé  de  1814  (462  mil- 
lions), mais  aux  déficits  accumulés  des  neuf  premiers  mois  de  la 
Restauration  (103  millions),  des  Cent-Jours  et  de  tout  le  reste  de 
l'année  1815  (227  millions,  dont  180  pour  frais  de  l'occupation  étran- 
gère), et  au  remboursement  d'un  emprunt  forcé  de  100  millions  con- 
tracté en  septembre  pour  parer  aux  besoins  urgents.  Le  déficit  de  1815 
pouvait  être  partiellement  comblé  par  la  vente  de  35  millions  et  demi 
de  rentes  de  la  caisse  d'amortissement,  et  par  une  surtaxe  de  moitié 
sur  les  quatre  contributions  directes,  soit  un  supplément  de  161  mil- 
lions, dont  10  seraient  affectés  au  remboursement  de  l'emprunt  de 
septembre.  Mais  il  restait  encore  pour  1815  un  arriéré  de  131  mil- 
lions, qui,  ajouté  à  celui  de  1814  et  des  neuf  premiers  mois  de 
la  Restauration,  formait  un  total  de  696  millions.  On  ne  pouvait 
songer  à  payer  une  pareille  somme  avec  les  recettes  de  1816. 
Corvetto  proposa  de  réunir  ces  trois  arriérés  et  de  les  liquider  par 
le  procédé  qu'avait  employé  Louis  pour  l'arriéré  de  l'Empire  :  on 


LE 

GOUVERNEMENT 

REFUSE 

DE  SE  RALLIER 

AU  PROJET 

DE  LA  CHAMBRE. 


LA  SITUATION 
FINANCIERE. 


m  > 


L'établissement  du   Régime  parlementaire. 


LIVRE   PREMIER 


OPPOSITION 

DE  LA  CHAMBRE 

AU  BUDGET. 


donnerait   aux  créanciers,  à    leur  choix,  soit  des   inscriptions    de 
rentes,  soit  des  obligations  du  trésor  à  trois  ans  de  terme,  gagées 
sur  la  vente  de  400000  hectares  de  bois  nationaux.  Les  obligations 
pourraient  être  reçues  en  paiement  des  bois  dans  la  proportion  des 
quatre  cinquièmes  de  leur  prix.  Mais  le  budget  devait  faire  face  en 
même   temps  aux  dépenses  ordinaires  et  extraordinaires  de  1816. 
Elles  étaient  évaluées  au  total  à  800  millions,   dont  140  millions 
pour  le  premier  cinquième  de  la  contribution  de  guerre,  130  mil- 
lions pour  l'entretien  de  l'armée  d'occupation,  et  5  300  000  francs 
pour  divers  paiements  à  faire  en  exécution  du  traité  de  paix.  Gor- 
vetto  proposa  de  continuer  à  percevoir  les  contributions  directes 
avec  la  surtaxe  qu'il  demandait  pour  1813  (soit  320  millions),  d'aug- 
menter les  impôts  indirects  de  100  millions  (soit  408  millions).  Le 
roi  abandonnait  10  millions  de  sa  liste  civile;  une  retenue  sur  les 
traitements,  un  supplément  de  cautionnement  demandé  aux  comp- 
tables de  l'État  fourniraient  62  millions.  Enfin  le  revenu  des  postes 
(14  millions)  serait  affecté  à  la  création  d'une  caisse  d'amortissement. 
Les  propositions  du  ministre  des  Finances  se  heurtèrent  à  la 
Chambre  à  une  opposition  générale.  Les  ultras  lui  reprochèrent  de 
faire  payer  à  la  monarchie  des  dettes  contractées  par  l'Empire  ou 
par  les  rebelles  qui  avaient  renversé  le  Roi  au  20  mars;  plus  obstiné- 
ment encore  ils  se  refusaient  à  vendre,  pour  en  assurer  le  paiement, 
des  bois  qui  avaient  appartenu  au  clergé.  «  Ce  malheureux  système, 
écrivit  Villèle,  nous  n'en  voulons  à  aucun  prix.  »  Ce  budget  était 
«  tout  empreint  de  l'esprit  révolutionnaire  ».  «  Des  révolutionnaires 
seuls  peuvent  songer  à  dépouiller  la  religion  sous  les  yeux  du  fils  de 
saint  Louis  »,  dit  le  député  Roux-Laborie.  Un  autre  déclara  :  «  Si 
on  ne  vend  pas  les  bois,  l'État  les  rendra  à  leurs  légitimes  proprié- 
taires,  et   l'on  ne   verra  pas   les   dernières   propriétés  de   l'Église 
devenir  le   gage  des   derniers  fournisseurs  de  Bonaparte  ».  «   Les 
anciens  fournisseurs,  s'écria  un  troisième,  sont-ils  donc  plus  inté- 
ressants que  les  Vendéens?  »  La  commission  refusa  de  consentir  à 
la  vente,  et  proposa  de  payer  tous  les  créanciers  de  l'arriéré  —  sauf 
ceux  des  Cent-Jours  à  qui,  disait-elle,  on  ne  devait  rien  —  en  rentes 
5  p.  100,  non  au  cours,  qui  était  de  60  francs,  mais  au  pair.  C'était 
abroger  tacitement  la  loi  du  23  septembre  1814  qui  consacrait  les 
droits  des  créanciers  de  l'Empire,  et  obliger  le  Roi  à  violer  les  pro- 
messes de  1814  et  de  1815.  Le  Roi  retira  du  budget  le  projet  relatif 
à  l'arriéréde  1814;  comme  il  était  déjà  réglé  par  une  loi,  etqu'aucune 
proposition  ne  tendait  plus  à  la   modifier,  la  loi   subsistait,  et  la 
nouveauconflit.  Chambre   était  dessaisie.  Néanmoins,  la  commission  tint  bon.  Le 
conflit  devint  aigu.  A  la  discussion  publique,  la  gauche  soutint  que 


chapitre  m  La   Réaction  royaliste. 

la  Chambre  n'avait  pas  le  droit  de  toucher,  de  sa  propre  initiative, 
à  une  loi  existante.  «  Quand  le  Roi  se  tait,  dit  Royer-Collard,  si  la 
Chambre  prétend  délibérer,  je  ne  dirai  pas  que  ses  délibérations 
sont  nulles  ;  je  dirai  qu'il  lui  est  impossible  d'en  prendre.  »  La 
gauche  protesta,  au  nom  du  crédit  de  la  France,  contre  la  banque- 
route de  40  p.  100  que  projetait  la  commission  en  proposant  de  payer 
les  créanciers  de  l'Etat  en  titres  de  rente  tombés  à  60  francs.  Le 
ministère  dut  renoncer  à  la  vente  des  bois;  quant  aux  créanciers, 
ils  reçurent  des  reconnaissances  de  liquidation  portant  intérêt  à 
5  p.  100,  mais  on  remit  à  1820  la  décision  à  prendre  sur  le  mode  de 
remboursement  (27  avril)1. 

Le  conflit  était   presque   permanent   entre   le  ministère  et   la  mesures 

Chambre  dont  le  zèle  contre-révolutionnaire  allait  augmentant.  Le  „  contrb- 

,     ,      n   .  .  ,  .    °  REVOLUTIONNAIRES 

gouvernement  ayant  propose,  le  z  janvier,  de  constituer  au  clergé  votées 

une  dotation  en  rentes  perpétuelles  au  moyen  des  pensions  ecclé-  PAR  LA  CI1AiIBRE- 
siastiques  qui  devenaient  vacantes  par  décès,  la  Chambre  en  fit  le 
point  de  départ  d'une  série  de  mesures  par  lesquelles  elle  s'appliqua 
à  restaurer  l'autorité  morale,  l'indépendance  et  la  richesse  de 
l'Église.  Elle  abolit  le  divorce  sans  débat,  elle  vota  l'autorisation 
pour  les  ecclésiastiques  et  pour  les  établissements  religieux  de  rece- 
voir des  biens  par  donation  et  par  testament.  La  loi  de  finances 
de  1816  affecta  5  millions  au  relèvement  des  traitements  ecclésias- 
tiques et  1  million  à  la  création  de  mille  bourses  dans  les  sémi- 
naires. La  Chambre  vota  la  restitution  au  clergé  de  tous  les  biens 
nationaux  non  aliénés.  Elle  prit  en  considération  la  suppression 
de  l'Université,  qui,  abolie  par  l'ordonnance  du  17  février  1815, 
rétablie  provisoirement  le  15  août,  dirigée  depuis  lors  par  le  prési- 
dent de  la  commission  de  l'Instruction  publique,  Royer-Collard 
avait  reconquis  son  monopole  et  son  autorité.  Un  député,  Murardde 
Saint-Romain,  le  31  janvier  1816,  proposa  une  réorganisation  de 
l'instruction  publique  qui  aurait  mis  les  collèges  et  les  pensions 
sous  la  surveillance  des  évêques  : 

«Ils  réformeront  les  abus  par  eux  reconnus;  ils  nommeront  aux  places  de 
principal  des  collèges  et  des  pensions  :  le  principal  nommera  les  professeurs. 
Néanmoins  les  évêques  pourront  renvoyer  les  sujets  incapables  ou  dont  les 
principe-;  seraient  reconnus  dangereux.  » 

Les  attributions  de  la  commission  de  l'Instruction  publique  se 
trouvant  ainsi  transférées  à  l'évêque  du  diocèse,  celle-ci  serait  sup- 

i.  L'arriéré  fut  liquidé  en  vertu  de  la  loi  du  8  mars  1821.  qui  créa  60  millions  d'annuités 
applicables  au  paiement  des  reconnaissances  de  liquidation;  le  paiement  eut  lieu  de  1821 
à  1826. 


L'établissement  du  Régime  parlementaire.  livre  premier 

primée.  Lachize-Morel  proposa  de  rendre  l'état  civil  au  clergé,  dans 
l'intention  déclarée  de  donner  une  valeur  juridique  aux  cérémonies 
cultuelles  qui  accompagnent  la  naissance,  le  mariage  ou  la  mort, 
c'est-à-dire  de  faire  d'un  sacrement  un  acte  public  :  c'était  augmenter 
l'autorité  du  clergé  dans  les  campagnes,  et,  par  conséquent,  «  servir 
la  cause  de  la  légitimité,  dont  les  prêtres  sont  les  plus  éloquents 
apôtres  ».  Un  des  défenseurs  du  projet  déclara  : 

«  La  Charte  proclame  la  tolérance  la  plus  entière  pour  l'exercice  de  tous  les 
cultes;  mais  elle  ne  parle  pas  de  ceux  qui  n'en  professent  aucun.  Il  faut  donc 
que  chacun  ait  un  culte:  et  il  n'en  existe  point  qui  n'ait  ses  ministres....  Un 
gouvernement  ne  doit  aucune  protection  à  quiconque  ne  croit  à  rien,  parce 
que  c'est  un  être  dangereux  pour  la  société.  » 

Ainsi  la  Contre-révolution  développait  son  programme.  Le 
ministère  s'effraya;  Louis  XVIII,  qui  n'était  pas  dévot,  s'irrita.  Sitôt 
le  budget  voté,  la  session  fut  close  (29  avril). 


V.    —   LA    DISSOLUTION*    (5  SEPTEMBRE    1 8 1 6) 

remaniement  E  gouvernement  était  divisé  dans   sa  lutte  contre  la  majorité 

ministériel,  J_j  uitra-royaliste.  Richelieu  combattait  à  regret  des  hommes 
dont  la  politique  lui  déplaisait,  mais  dont  les  principes  lui  étaient 
chers.  Le  ministre  de  l'Intérieur,  Vaublanc,  affirma,  dans  la  discus- 
sion de  la  loi  électorale,  ses  sympathies  personnelles  pour  le  renou- 
vellement intégral  qu'il  combattait  comme  ministre  :  attitude  singu- 

i  On  ne  pourra  se  faire  une  idée  nette  de  l'état  de  l'esprit  public  en  1816  que  lorsque 
sera  fait  le  dépouillement  des  rapports  de  préfets  et  de  procureurs  généraux.  Les  Archives 
nationales  n'en  ont  qu'un  tout  petit  nombre;  il  est  probable  qu'il  en  subsiste  encore  dans 
quelques  dépôts  départementaux.  C'est  Pasquier  {Mémoires,  t.  IV,  p.  420)  qui  affirme  que 
ces  rapports  firent  impression  sur  le  gouvernement  et  le  décidèrent  à  dissoudre  la  Chambre 
introuvable  —  Voir  Ernest  Daudet,  La  dissolution  de  la  Chambre  introuvable  (Revue  de 
Paris,  1899). 

Les  complots  de  1816  sont  longuement  racontés  dans  les  histoires  de  la  Restauration. 
Pour  l'exode  des  patriotes  conduits  par  les  frères  Lallemand,  voir  Le  champ  d'asile  au 
Texas,  1820,  par  C.  D. 

Le  programme  des  ultras  est  exposé  dans  de  nombreuses  brochures,  souvent  insigni- 
fiantes. Il  faut  voir  surtout  •  Chateaubriand,  La  monarchie  selon  la  Charte,  1816;  —  le  livre  de 
Fiévée  déjà  cité,  La  session  de  1815,  et  la  Réfutation  de  Fiévée  par  Lourdoueix.  Les  opinions 
de  Fiévée  sont  également  disculées  dans  un  recueil  des  débats  parlementaires  intitulé  : 
Annales  historiques  des  sessions  du  Corps  législatif  (Années  1814,  1815,  1816),  par  X...  et 
Gautier  (du  Var),  3  vol.,  1817.—  Parmi  les  Mémoires,  ceux  de  Ferrand,  de  Villèle,  de  Vitrolles 
sont  ici  particulièrement  utiles.  —  Les  Papiers  de  Cuvier  conservés  à  la  Bibliothèque  de 
l'Institut  contiennent  deux  mémoires  intéressants  rédigés  en  i8i5  :  1°  le  Rapport  au  Con- 
seil d'Elat  relatif  à  la  modification  de  la  Charte,  20  le  Mémoire  sur  la  préparation  des  lois. 

Le  rôle  des  étrangers  dans  l'affaire  de  la  dissolution  ressort  avec  évidence  de  la  lecture 
de  la  Correspondance  de  Pozzo  di  Borgo  avec  Nesselrode,  et  du  Recueil  publié  par  la 
Société  russe  (déjà  cité).  Voir  aussi  la  Correspondance  de  Castlereagh,  3e  Série,  Londres, 
iS53.  Ce  rôle  est  étudié  dans  Pierre  Rain,  L'Europe  et  la  Restauration  (déjà  cité). 


CHAPITRE    III 


La  Réaction  royaliste. 


lière  qui  l'obligea  de  quitter  le  pouvoir,  où  Laîné,  président  de  la 
Chambre,  le  remplaça.  Les  ultras  s'indignèrent;  Richelieu,  pour  les 
apaiser,  se  sépara  en  môme  temps  de  Barbé-Marbois,  que  les  ultras 
détestaient,  donna  les  sceaux  au  chancelier  Dambray,  et  destitua 
le  protestant  Guizot,  secrétaire  général  au  ministère  de  la  Justice 
(7  mai).  Il  n'osa  pas  imposer  un  terme  à  la  répression  inaugurée  par 
l'ordonnance  du  24  juillet;  on  continua  de  poursuivre  les  officiers 
ralliés  à  l'Empereur  après  le   retour  de  l'île   d'Elbe.   On   arrêtait 
chaque  jour,  en  vertu  de  la  loi  de  sûreté,  de  nouveaux  «  ennemis  de 
l'État  ».  Les  délateurs  en  découvraient  un  grand  nombre,  une  circu- 
laire du  ministre  de  la  Police  ayant  déclaré  tel  «  tout  homme  qui  se 
réjouit  des  embarras  du  gouvernement  ou  de  l'administration;  qui, 
par  des  discours  ou  des  insinuations  perfides,  tend  à  dissuader  les 
jeunes  gens  de  s'enrôler;  qui,  par  ses  propos,  ses  gestes  ou  son 
attitude,  décèle  sa  haine  ou  son  mépris  pour  les  habitants  paisibles 
et  subordonnés  dont  la  conduite  prouve  leur  dévouement  au  Roi  et 
leur  soumission  aux  lois  ».  Les  cours  d'assises,  les  cours  prévôtales, 
qui  jugèrent  à  elles  seules  2  280  affaires,  dont  un  tiers  environ  avait 
un  caractère  politique,  répondirent  au  zèle  de  la  police  par  un  zèle 
égal.  On  condamna  en   masse,  souvent  à  mort,  les  individus  qui 
avaient,   pendant  les    Cent-Jours,   dispersé  des  bandes    royalistes. 
Les  généraux  Drouot  et  Cambronne  ayant  été  acquittés  par  le  con- 
seil de  guerre,  leurs  avocats   furent  déférés  devant  le  conseil   de 
l'Ordre  par  le  procureur  général  Bellart,  pour  avoir  «  professé  des 
doctrines  dangereuses  et  propres  à  blesser  le  système  de  la  légi- 
timité »    l'un  de  ces  deux  avocats  était  un  royaliste  sincère,  Berryer. 
Un  curé  de  l'Aude  fut  condamné  à  quinze  mois  de  prison  pour  avoir 
dit  en  chaire  que  les  acquéreurs  de  biens  nationaux  devaient  être 
rassurés  par  la  parole  du  Roi.  Il  y  eut  des  exécutions  capitales  jus- 
qu'en juillet  1816  :  les  dernières  furent  celles  du  général  Chartran,  à 
Lille  (22  mai),  du  lieutenant  Mietton  (29  mai)  et  du  général  Mouton- 
Duvernet.  Ce  dernier,  qui  figurait  sur  la  liste  du  24  juillet,  était 
caché  dans  une  maison  cernée;  il  en  sortit  pour  se  constituer  prison- 
nier, convaincu  que,  les  passions  calmées,  on  ne  saurait  le  trouver 
coupable.  Les  actes  qui  établissaient  sa  «  trahison  »  étaient  tous  pos- 
térieurs au  23  mars.  Le  conseil  de  guerre  de  Lyon  le  condamna  à 
mort:  le  Roi  refusa  la  grâce;  on  le  fusilla  le  29  juillet.  Le  conseil  de 
guerre  de    Paris  prononça  des  sentences  de   mort  jusqu'en    sep- 
tembre: mais  les  condamnés  avaient  réussi  à  s'enfuir  à  l'étranger. 
Beaucoup  de  suspects  émigrèrent  :  un  groupe  de  400  anciens  sol- 
dats se  réfugia  au  Texas  sous  la  conduite  de  deux  généraux,  les 
frères  Lallemand,  et  tenta  d'y  foncier  une  colonie,  le  Champ  d'Asile. 


LES  DERNIERS 

PROCÈS 

POLITIQULS. 


<     lui    > 


L  établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE   PREMIER 


CONSPIRATION 
DE  DIDIER. 


Menacés  par  les  garnisons  espagnoles,  ils  se  dispersèrent  en  Amé- 
rique. 

Cette  persécution  permanente  rendit  de  l'activité  au  bonapar- 
tisme. On  se  mit  à  conspirer.  A  Grenoble,  Didier,  directeur  de  l'École 
de  droit,  royaliste  ardent  de  1814,  orléaniste  depuis  Waterloo,  projeta 
d'organiser  un  soulèvement  contre  les  Bourbons;  mais  il  ne  recruta 
d'adhérents  —  un  millier  environ,  paysans,  anciens  soldats  —  qu'en 
se  déclarant  pour  Napoléon  II.  Les  conjurés  marchèrent  sur  Gre- 
noble; ils  furent  arrêtés  à  la  porte  de  la  ville  par  une  fusillade  qui  en 
tua  six.  Le  lieutenant  général  Donadieu,  commandant  des  troupes, 
écrivit  au  ministre  de  la  Guerre  : 


LES  «  PATRIOTES 
DE  ISIO  ». 


MrrOXTENTEMENT 
POPULAIRE. 


«  Vive  le  Roi  !  Les  cadavres  de  ses  ennemis  couvrent  tons  les  chemins  à 
une  lieue  à  l'entour  de  Grenoble.  Je  n'ai  que  le  temps  de  dire  à  Son  Excellence 
que  les  troupes  de  Sa  Majesté  se  sont  couvertes  de  gloire.  » 

La  répression  fut  proportionnée  au  danger  que  l'on  disait  avoir 
couru;  le  département  fut  mis  en  état  de  siège,  la  tète  de  Didier  fut 
mise  à  prix.  Un  arrêté  du  général  Donadieu  portait  «  que  les  habi- 
tants de  la  maison  dans  laquelle  serait  trouvé  le  sieur  Didier, 
seraient  livrés  à  une  commission  militaire  pour  être  passés  par  les 
armes  ».  La  cour  prévôtale  et  le  conseil  de  guerre  fonctionnèrent 
simultanément.  Vingt-quatre  accusés  furent  condamnés  à  mort,  et 
exécutés  le  10  mai.  Didier  fut  pris  et  exécuté  un  mois  après.  —  A 
Paris  la  police  découvrit  le  complot  «  des  patriotes  de  1816  ».  C'était 
une  association  patriotique  d'ouvriers  qu'un  agent  provocateur 
réussit  à  compromettre  en  leur  proposant  un  plan  pour  faire  sauter 
les  Tuileries.  Trois  des  chefs  de  l'association  subirent  en  juillet  la 
peine  des  parricides;  dix-sept  autres  furent  condamnés  à  la  dépor- 
tation ou  à  la  prison. 

Un  mouvement  d'opinion  très  vif  se  déclara  contre  le  parti 
qui  prônait  les  violences  à  la  Chambre  et  qui  les  pratiquait  dans  le 
pays.  La  presse,  n'étant  pas  libre,  .n'en  fit  rien  connaître,  mais  le 
gouvernement  le  connut  par  ses  préfets  et  par  ses  procureurs  géné- 
raux. Partout  grandissaient  l'espoir  et  le  désir  d'être  délivrés  de  la 
réaction  cléricale  et  nobiliaire.  On  disait  dans  les  villes  :  «  Les 
nobles  et  les  prêtres  seront  massacrés  ».  Dans  les  campagnes, 
l'espérance  prenait  une  forme  naïve  :  on  annonçait  à  tout  instant  le 
retour  de  Napoléon  arrivant  par  le  Piémont  avec  le  prince  Eugène, 
d'Amérique  avec  la  flotte  des  États-Unis....  Decazes  fut  le  premier 
à  comprendre  qu'il  y  avait  péril  à  conserver  la  Chambre  introu- 
vable. Louis  XVIII,  irrité  contre  elle  depuis  la  discussion  de  la  loi 
électorale,  se  laissa  persuader.  Il  savait  que  les  ultras,  qui  n'osaient 


»«   lui  > 


CHAPITRE   III 


La   Réaction   royaliste. 


l'attaquer  publiquement,  se  laissaient  aller  contre  lui  dans  leurs 
conversations  privées  aux  «  propos  les  plus  indécents  »  (Ferrand). 
Le  cri  de  «  Vive  le  Roi  quand  môme  !  »  qui  avait  retenti  à  la  Chambre, 
mesurait  le  dévouement  qu'il  pouvait  attendre  de  la  majorité  et 
l'affection  qu'elle  lui  portait.  Les  ultras  mettaient  ouvertement  leur 
espoir  dans  l'avènement  prochain  du  comte  d'Artois.  Quand  ils  étaient 
contraints  de  déguiser  de  respect  apparent  leurs  attaques  contre 
les  projets  émanés  de  l'initiative  royale,  ils  disaient  que  les  ministres 
n'exprimaient  pas  la  volonté  du  Roi.  Or,  le  Roi  pensait  que  les  minis- 
tres exprimaient  sa  propre  volonté  et  non  leur  opinion  personnelle. 
La  Chambre  ayant  un  jour  délibéré,  en  comité  secret,  de  lui  porter 
une  adresse  où  il  était  déclaré  que  les  ministres  avaient  perdu  la 
confiance  de  la  nation,  il  fit  savoir  qu'il  répondrait  à  l'adresse  : 
«  Eh  bien,  je  consulterai  la  nation  »,  La  Chambre  n'insista  pas; 
mais,  la  session  terminée,  les  polémistes  de  la  droite  continuèrent 
à  tenir  des  propos  qu'il  jugeait  dangereux  et  inconvenants.  Fiévée, 
l'un  des  théoriciens  les  plus  notoires  de  Pultra-royalisme,  résumait 
l'histoire  de  la  session  de  1815  en  écrivant  que  la  volonté  du  Roi  ne 
s'exprimait  pas  dans  les  propositions  de  loi  qu'il  envoyait  aux  Cham- 
bres; que  sa  volonté  se  bornait  à  consulter  les  Chambres,  et  qu'à 
vrai  dire,  la  volonté  royale  ne  pouvait  être  autre  chose  que  la  volonté 
de  la  société  manifestée  par  la  Chambre  élue,  son  organe  naturel. 

Les  ultras  ne  cachaient  pas  davantage  leur  hostilité  contre  la 
Chambre  des  pairs,  qui  s'était  fréquemment  opposée  aux  projets 
votés  par  la  Chambre  des  députés  La  vraie  noblesse  s'y  trouvait 
dépaysée  au  milieu  des  parvenus  de  l'Empire  Cuvier  écrivait  dans 
un  rapport  au  Conseil  d'Etat  : 

«  La  presque  universalité  de  la  noblesse,  regarde  l'érection  de  la  Chambre 
des  pairs  comme  une  atteinte  à  ses  droits,  comme  un  avilissement  de  son 
ordre.  Les  gentilshommes  qui  viennent  d'y  entrer  sont  presque  considérés 
comme  déserteurs.  Parmi  les  pairs  eux-mêmes,  il  en  est  qui  regardent  leur 
nouvelle  nomination  comme  attentatoire  à  leur  ancienne  pairie.  » 

La  véritable  aristocratie  ne  s'estimait  pas  représentée  par  cette 
institution  artificielle;  l'unique  moyen  de  la  mettre  à  sa  vraie  place 
dans  l'État  eût  été  de  lui  rendre  ses  privilèges  et  son  pouvoir.  Ainsi, 
toute  la  Charte,  toute  l'œuvre  de  Louis  XVIII  était  attaquée.  Les 
ultras  méditaient  une  révolution. 

Les  gouvernements  étrangers,  qui  ne  laissaient  sans  protes- 
tation aucun  des  votes  politiques  de  la  Chambre,  en  craignaient 
depuis  longtemps  une  autre,  la  révolution  populaire,  qui  eût  de 
nouveau  déchaîné  la  guerre  :  «  Je  ne  peux  m'empêcher  de  voir, 
écrivait  Wellington  à  Louis  XVIII  le  °2<J  février  1816,  que  d'un  jour 


LES  Ul.Tn.iS 

ATTAQUENT  LE  ROI 

ET  LA  CHAMBRE 

DES  PAIRS. 


LES  ÉTRANaF.RS 
PRÉVOLENT 

USE  NOUVELLE 
RÉVOLUTION. 


V établissement  du  Régime  parlementaire. 


LIVRE   PREMIER 


LES 

AMBASSADEURS 

DEMANDENT 

LA  DISSOLUTION. 


L'ORDONNANCE  DU 
5  SEPTEMBRE  1816. 


à  l'autre,  il  est  possible  que  je  me  trouve  dans  le  cas  de  mettre  toute 
l'Europe  une  autre  fois  sous  les  armes  ».  Et  il  lui  signalait  comme 
impérieuse  la  nécessité  de  c<  se  déclarer  avec  fermeté  et  de  soutenir 
son  ministère  contre  l'influence  de  toute  la  cour  ».  Les  complots 
militaires,  comme  celui  de  Grenoble  où  apparaissait  un  mélange 
d'orléanisme  et  de  bonapartisme,  inquiétèrent  fort  les  ambassadeurs. 
On  envisageait  en  Belgique  la  candidature  du  prince  d'Orange  au 
trône  de  France;  nouveau  Guillaume,  il  ferait  en  France  une  «  révo- 
lution de  1688  ».  Dès  octobre  1815,  la  Revue  d'Edimbourg  avait 
indiqué  comme  l'unique  instrument  de  salut  pour  la  France  le  duc 
d'Orléans  :  une  catastrophe  nouvelle  étant  inévitable,  «  le  duc 
d'Orléans  donnerait  à  la  paix  générale  de  l'Europe  plus  de 
garanties  ».  Les  journaux  anglais  discutèrent  ouvertement  les 
chances  de  cette  candidature.  —  Au  sentiment  des  ambassadeurs 
étrangers,  les  Bourbons  se  perdaient  une  seconde  fois  par  leur 
ineptie  politique.  Nesselrode,  instruit  par  Pozzo  di  Borgo,  ne 
cessait  d'invectiver  Monsieur  : 

«  Failes-lui  comprendre  une  bonne  fois  que  les  Puissances  ne  sont  pas  là 
pour  soutenir  ses  sottises  et  pour  le  faire  monter  un  jour  sur  le  trône  avec  un 
système  de  réaction  aussi  insensé....  Ce  n'est  pas  à  cetl"  France  que  les  alliés 
ont  rendu  ses  frontières  militaires  et  un  gouverneme.it  légitime;  ce  n'est  pas 
pour  soutenir  cette  espèce  de  légitimité  que  leurs  armées  restent  temporaire- 
ment en  Franco.  »  (3  avril.) 

Il  critiquait  vivement  les  atteintes  portées  à  l'autorité  royale,  à 
la  Charte,  aux  propriétaires  de  biens  nationaux.  En  son  nom,  Pozzo 
remit  à  Richelieu  une  note  où  la  dissolution  était  impérieusement 
conseillée  ■  il  n'était  pas  possible  que  le  Roi  gouvernât  plus  long- 
temps avec  une  pareille  Chambre;  le  renouvellement  du  cinquième 
serait  insuffisant  pour  changer  la  majorité;  la  dissolution  était 
inattaquable  en  droit;  le  succès  en  était  «  éminemment  probable  »; 
et  elle  était  enfin  la  condition  nécessaire  d'une  réduction  du  corps 
d'occupation.  L'action  combinée  de  Wellington  et  de  Pozzo  l'em- 
porta :  ils  savaient  faire  connaître,  au  besoin  imposer  leur  volonté; 
Pozzo  s'entendait,  comme  il  le  disait,  à  «  produire  la  crainte  là  où 
la  raison  cesse  de  persuader  ».  Cette  fois  il  était  d'accord  avec 
Decazes  :  le  Roi  céda  facilement,  et  la  dissolution  fut  décidée  le 
16  août. 

Decazes  la  prépara  en  grand  secret.  Mais,  la  loi  électorale 
n'étant  pas  faite,  sous  quel  régime  auraient  lieu  les  élections  de  la 
Chambre  future?  Conserverait-on  le  règlement  électoral  de  l'ordon- 
nance du  13  juillet,  qui  avait  produit  la  Chambre  introuvable,  ou 
reviendrait-on   au    régime   de   la   Charte,  dont  l'ordonnance  avait 


c    106  > 


LA    LOI     ELECTORALE 


au  !   JE   N  v   sris   pas  !   » 

Caricature    anonyme,    en    couleurs,    1  s 1 7 .    Un   jeune   homme  et   un   vieillard    cherchent,    en 

vain,  leurs  noms  sur  lu  liste  électorale,  </'"'  vient  d'être  affichée.   -  -   Bibî.   Nat.   Estampes, 

collection    Hennin,   n"    13937. 


II.  C.  [V.  —  Pl.  6.  Page  106. 


chapitrb  m  La  Réaction  roj/alisle. 

annoncé  la  révision?  On  prit  un  moyen  terme.  En  conformité  avec 
la  Charte,  l'âge  des  députés  fut  fixé  à  quarante  ans  et  leur  nombre 
fut  ramené  à  262.  Pour  les  collèges  électoraux,  dont  la  Charte 
n'avait  pas  réglé  l'organisation,  on  s'en  tint  à  l'ordonnance  du 
21  juillet:  même  on  laissa  aux  préfets  le  droit  d'adjonction.  L'or- 
donnance de  dissolution  fut  signée  le  5  septembre.  Le  Roi  déclara 
dans  le  préambule  que  la  Charte  ne  serait  pas  révisée  :  «  Nous  nous 
sommes  convaincu  que  les  besoins  et  les  vœux  de  nos  sujets  se 
réunissent  pour  conserver  inctacte  la  Charte  constitutionnelle,  base 
du  droit  public  en  France,  et  garantie  du  repos  général  ».  C'était 
affirmer  que  le  Roi  répudiait  tout  projet  tendant  à  préparer  le  retour 
d'un  gouvernement  d'ancien  régime.  La  dissolution  de  la  Chambre 
signifiait  que  le  Roi  rompait  avec  les  hommes  qui  souhaitaient  et 
préparaient  le  retour  en  arrière. 


«  107  > 


LIVRE  II 

LE    GOUVERNEMENT   PARLE- 
MENTAIRE (1816-1828) 

CHAPITRE  PREMIER 

LE     GOUVERNEMENT    DES     ROYALISTES 
MODÉRÉS   (1816-1820) 


I.  L  OEUVRE  LEGISLATIVE  DU  PARTI  CONSTITUTIONNEL.  —  II.  LA  LUTTE 
POLITIQUE  DANS  LE  PAYS.  —  III.  LA  CHUTE  DU  PARTI  CONSTITUTIONNEL.  —  IV.  L'ESPRIT 
PUBLIC    EN    1820. 

/.    —    L'ŒUVRE    LÉGISLATIVE    DU    PARTI    CONSTI- 
TUTIONNEL! 

colère  des  A  dissolution  fut  accueillie  avec  satisfaction  à  l'étranger  par  les 

ROYALISTES.  1  .         ,,-  ,  .     .  \ 

JL^i  gouvernements  allies,  avec  joie  en  rrance  par  les  constitution- 
nels et  les  libéraux.  La  nation  se  sentit  délivrée  de  la  menace  obsé- 
dante de  l'ancien    régime.  Richelieu  fut   acclamé  à  l'Opéra,  et  la 

1.  L'histoire  des  débats  parlementaires  concernant  la  loi  électorale,  la  loi  sur  le  recrute- 
ment et  les  lois  sur  la  presse  est  longuement  racontée  dans  Viel-Castel  et  dans  Duvergier 
de  Hauranne.  —  Voir  le  Livre  des  orateurs  ou  Études  sur  les  orateurs  parlementaires  par  Timon 
[vicomte  de  Cormenin],  2  vol.,  Paris,  1838;  —  Ernest  Daudet,  Louis  XVIII  et  le  duc  Decazes 
{1815-1820),  îi-tyg;  —  duc  d'Aumale,  Les  institutions  militaires  de  la  France  (Rev.  des  Deux- 
Mondes,  1867).  —  L'État  général  des  officiers  à  demi-solde,  Paris,  1817,  est  une  liste  officielle 
intéressante  à  consulter;  elle  donne  10  63g  officiers  et  2770  gendarmes  à  la  date  de  1817. 

Sur  le  règlement  de  la  question  financière,  voir,  dans  le  Système  financier  d'Audififret 
(déjà  cité),  le  rapport  au  Roi  signé  Chabrol  et  rédigé  par  Audiffret  en  i83o  ■  c'est  un 
résumé  des  faits  depuis  i8i4;  —  voir  aussi  le  Bulletin  de  statistique  comparée  du  ministère 
des  Finances  (déjà  cité),  t    II,  1877  et  t.  XXV!,  lSSq. 

Des  documents  importants  sont  publiés  sur  Richelieu  dans  R,  de  Cisternes,  Le  duc  de 
Richelieu,  son  action  aux  Conférences  d' Aix-la-Chapelle,  sa  retraite  du  pouvoir,  Paris,  1898;  la 
dernière  partie,  Retraite  du  pouvoir,  est  un  mémoire  rédigé  par  Richelieu  lui-même.  Voir 
aussi  le  tome  II  de  la  Correspondance  diplomatique  des  ambassadeurs  et  ministres  de  Russie 
en  France  et  de  France  en  Russie  avec  leurs  gouvernements  publiée  par  A.  Polovtsoff  (déjà 
citée).  Sur  le  rôle  des  étrangers  de  1816  à  1818,  et  sur  la  libération  du  territoire,  voir  le  livre 
déjà  cité  de  Pierre  Rain,  L'Europe  et  la  restauration  des  Bourbons,  qui  donne  un  récit  très 
complet  fait  d'après  les  archives  des  ministères  français  et  anglais  des  Affaires  étrangères 
et  d'après  les  documents  diplomatiques  publiés. 

'.    108    ) 


CHAPITRE    PREMIER 


Le  Gouvernement  des  royalistes   modérés. 


rente  monta  de  trois  francs.  Les  ultras  tout  entiers  à  la  préparation 
de  nouvelles  victoires,  Monsieur,  occupé  à  dresser  la  liste  des  pro- 
chains ministres,  exprimèrent  leur  stupéfaction  et  leur  colère. 
Chateaubriand  donnait  à  l'impression  la  Monarchie  selon  la  Charte 
le  jour  même  où  paraissait  l'ordonnance.  C'était  comme  un  manuel 
du  régime  parlementaire  à  l'usage  des  royalistes;  il  y  résumait  les 
arguments,  devenus  familiers  au  parti  ultra-royaliste,  sur  le  droit 
des  majorités,  sur  la  responsabilité  politique  du  gouvernement 
devant  la  Chambre  des  députés  «  organe  de  l'opinion  populaire  »,  sur 
l'obligation  pour  le  Roi  de  laisser  gouverner  les  ministres  qui  avaient 
la  confiance  de  la  Chambre.  Nul  doute  que  la  majorité  de  1815  ne 
représentât  l'opinion  dominante  des  Français  :  d'ailleurs,  disait 
Chateaubriand,  «  s'il  n'y  a  pas  de  royalistes  en  France,  il  faut  en 
faire  ».  Le  moyen  est  simple  : 

«  Un  évêque,  un  commandant,  un  préfet,  un  procureur  du  roi,  un  président 
de  la  cour  prévôtale,  un  commandant  de  gendarmerie  et  un  commandant  des 
gardes  nationales,  que  ces  sept  hommes  soient  à  Dieu  et  au  Roi,  je  réponds 
du  reste.  • 

Ainsi  la  Contre-révolution  sera  faite,  qui  dénoncera  et  déjouera 
la  conspiration  morale  des  intérêts  révolutionnaires,  c'est-à-dire 
«  l'association  naturelle  de  tous  les  hommes  qui  ont  à  se  reprocher 
quelque  crime  ou  quelque  bassesse,  en  un  mot,  la  conjuration  de 
toutes  les  illégitimités  contre  la  légitimité  ».  L'ordonnance  publiée, 
Chateaubriand  avait  perdu  sa  peine.  Son  dépit  douloureux  éclata 
dans  un  post-scriptum  :  «  Vive  le  Roi  quand  même  !  »  Et  comme  il 
n'eût  pas  été  prudent,  dans  la  bataille  électorale  prochaine,  de  com- 
battre ouvertement  le  Roi,  Chateaubriand  insinuait,  non  sans  ironie  : 

«  On  a  souvent  admiré,  dans  les  affaires  les  plus  difficiles,  la  perspicacité 
de  ses  vues  et  la  profondeur  de  ses  pensées.  Il  a  peut-être  jugé  que  la  France 
satisfaite  lui  renverrait  ces  mêmes  députés  dont  il  était  si  satisfait...,  et 
qu'alors,  il  n'y  aurait  plus  moyen  de  nier  la  véritable  opinion  de  la  France.  » 

La  lactique  des  ultras  imita  l'attitude  de  Chateaubriand  :  ils 
donnèrent  à  entendre  que  le  Roi  avait  cédé  à  des  préoccupations 
secrètes,  peut-être  aux  menaces  des  Puissances,  mais  qu'au  fond,  il 
désirait  la  réélection  de  l'ancienne  majorité;  et  l'attaque  fut  toute 
dirigée  contre  les  ministres.  «  On  accusait,  avoue  l'ultra-royaliste 
Ferrand,  Laîné  de  vouloir  rétablir  la  république  et  Decazes  de  vouloir 
ramener  Napoléon  et  son  fils.  »  On  mena  surtout,  au  dire  de  Pas- 
quier,  une  «  guerre  à  mort  »  contre  Decazes.  Celui-ci  tint  tête  aux 
attaques  avec  une  vigueur  et  une  audace  qu'on  ne  .s'attendait  pas  à 
rencontrer   chez  un    ministre.   La  brochure  de   Chateaubriand   fut 


LA  MONARCHIE 

SKIAIS 

LA  CHAR  JE». 


DECAZES 

ENTRE  EN  LUTIE 

CONTRE 

LES  ULTRAS. 


°9 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  a 

saisie,  sous  le  prétexte  que  l'imprimeur,  sans  doute  pour  en  hâter  la 
diffusion,  avait  omis  de  remplir,  avant  de  la  mettre  en  vente,  les 
formalités  de  la  loi  du  21  octobre  1814.  Le  Roi,  violemment  irrité 
contre  l'écrivain,  le  révoqua  de  ses  fonctions  de  ministre  d'État. 
Puis  Decazes  donna  l'ordre  de  suspendre  l'application  de  la  loi  sur  la 
liberté  individuelle;  la  plupart  des  suspects  placés  en  surveillance 
hors  de  leurs  départements  furent  autorisés  à  y  rentrer  :  c'était  faire 
appel  au  concours  des  libéraux  contre  les  royalistes.  Les  journaux 
ultras  furent  invités  à  se  taire;  la  censure  fut  confiée  à  un  jeune 
professeur  de  tendances  libérales,  Villemain,  qui,  dans  une  brochure 
sur  Le  Roi,  la  Charte  et  la  monarchie,  venait  de  réfuter  Chateau- 
briand en  lui  reprochant  de  rajeunir  les  théories  de  Benjamin 
Constant.  Le  Moniteur  attaqua  résolument  la  politique  ultra-royaliste  : 

«  Le  royalisme  n'est  pas  une  frénésie....  Le  temps  des  délations  est  passé. 
C'est  déshonorer  le  règne  de  Titus  que  de  reproduire  les  manœuvres  de  celui 
de  Tibère.  Point  de  réaction  !  » 


HESITATIONS 
ET  SCRUPULES 
DE  RICHELIEU. 


RESULTAT 

DES  ÉLECTIONS. 


Mais  Richelieu  restait  attaché  au  parti  qu'il  venait  d'abattre,  et 
les  autres  ministres,  effrayés  de  l'audace  de  Decazes,  entravèrent 
son  énergie.  On  omit  de  prendre  toutes  les  précautions  qui  eussent 
eflicacement  empêché  la  réélection  des  ultra-royalistes.  Les  préfets 
étaient  pour  la  plupart  leurs  amis  ;  on  n'osa  en  révoquer  que  deux. 
Laîné  leur  laissa  le  soin  de  désigner  les  présidents  des  collèges 
d'arrondissement,  et  beaucoujD  choisirent  les  députés  sortants. 
L'ordonnance  leur  conservait  la  faculté  d'adjoindre  aux  collèges  des 
membres  de  leur  choix  :  Decazes  se  contenta  de  leur  recommander 
«  de  ne  pas  user  de  leur  droit  de  haute  police  pour  empêcher  cer- 
tains électeurs  de  voter  ».  Le  ministre  n'osa  pas  éliminer  tous  les 
ultras  de  la  liste  des  présidents  de  collèges  de  département.  Le 
résultat  de  ces  demi-mesures  fut  qu'en  province  on  ne  sut  que 
penser  des  intentions  du  gouvernement.  Les  fonctionnaires  igno- 
raient ce  qu'on  attendait  d'eux  ;  au  point  que  le  préfet  de  la  Dor- 
dogne  fit  circuler  un  pamphlet  ayant  pour  titre  :  Têtes  à  couper; 
il  s'agissait  des  têtes  des  ministres." 

Les  ultras  furent  battus  à  Paris  et  dans  les  départements  du 
Nord  et  de  l'Est;  le  Midi  leur  resta,  le  Centre  et  l'Ouest  se  parta- 
gèrent. La  nouvelle  majorité,  qui  comptait  160  membres  sur  262, 
se  composait  de  royalistes  constitutionnels  et  modérés,  auxquels 
s'adjoignaient  quelques  libéraux  élus  sous  le  nom  d'  «  indépen- 
dants ».  Le  Roi  constata  sa  victoire  dans  le  discours  du  trône  où  Ton 
vit  l'expression  de  sa  pensée  personnelle,  et  annonça  qu'il  se  tien- 
drait dans  la  ligne  politique  qu'il  avait  adoptée  : 


CHAPITRE    PREMIKU 


Le   Gouvernement  des  royalistes  modérés. 


«  Que  mon  peuple  soit  bien  assuré  de  mon  inébranlable  fermeté  pour 
réprimer  1rs  attentats  de  la  malveillance  et  pour  contenir  les  éclats  d'un  zèle 
trop  ardent.  » 

Les  constitutionnels  conservèrent  la  majorité  et  le  pouvoir  pen-  le  paut; 

■       ,  .  ,  lftl„   ,    ,„       •         ,nnft     ti  *<  i    ROYALISTE MODERE 

dant  trois  ans  et  demi,  de  septembre  1810  a  lévrier  18-20.  Ils  votèrent  AU  pouvoir. 

la  loi  électorale  (1817);  ils  réorganisèrent  l'armée  par  la  loi  mili- 
taire; ils  réglèrent  la  situation  financière  et  obtinrent  la  libération 
du  territoire  (1818);  ils  mirent  fin  au  régime  provisoire  et  excep- 
tionnel delà  presse  en  fixant  par  une  loi  les  limites  de  sa  liberté  (1819). 


La  loi  électorale,  œuvre  de  Laîné,  ministre  de  l'Intérieur,  fut 
discutée  à  la  Chambre  du  26  décembre  1816  au  8  janvier  1817.  Elle 
se  bornait  à  ajouter  au  texte  de  la  Charte  les  précisions  et  les  déve- 
loppements nécessaires.  Tout  Français,  âgé  de  trente  ans,  payant 
300  francs  de  contributions  directes,  est  électeur.  Le  préfet  dresse 
la  liste  des  électeurs  de  chaque  département;  ils  se  réunissent  en  un 
collège  unique  au  chef-lieu  sur  convocation  royale  ;  le  président  du 
collège  est  nommé  par  le  Roi.  Les  électeurs  nomment  directement  — 
pour  la  première  fois  depuis  1789  —  et  au  scrutin  de  liste  les  députés 
à  élire  dans  le  département.  La  loi  ne  faisait  mention  ni  du  renou- 
vellement par  cinquième,  ni  du  cens  (1000  francs),  ni  de  l'âge 
(40  ans)  des  éligibles,  fixés  par  la  Charte. 

Les  ultras  comparèrent  Laîné,  auteur  du  projet,  à  Lafayette,  à 
Carnot;  il  n'était  pas  d'injure  plus  grave. 

•  Si  l'on  adopte  la  loi,  dit  Bonald,  on  aura  une  Chambre  démocratique 
prise  dans  les  classes  inférieures  de  la  propriété,  et  l'équilibre  entre  les  pou- 
voirs sera  rompu.  Par  cette  loi,  née  des  habitudes  révolutionnaires,  on  exciut 
de  fait  les  chefs  de  la  propriété,  et,  dans  l'armée  destinée  à  repousser  l'inva- 
sion des  prolétaires,  on  place  l'autorité  dans  la  main  des  simples  soldats.  » 

En  réalité,  90  000  personnes  réunissaient  les  conditions  de 
l'électorat,  et  16  000  celles  de  l'éligibilité.  Mais  la  loi,  en  établissant 
le  suffrage  direct,  trompait  l'attente  des  ultras,  et  leur  ôfait  l'espoir 
d'exercer  une  influence  décisive  sur  les  paysans  groupés  en  collèges 
primaires  de  canton  et  d'arrondissement;  elle  donnait  au  gouver- 
nement, qui  dressait  les  listes  et  nommait  les  présidents,  une 
influence  décisive.  Villèle  reprit  avec  franchise  l'argument  démo- 
cratique qui  avait  déjà  servi  en  1816  : 

«  Plus  vous  vous  éloignerez  du  point  où  vous  vous  êtes  arrêtés,  plus 
vous  rendrez  à  la  garantie  de  la  fortune  que  vous  cherchez  la  force  que  votre 
système  lui  enlève.  Si  vous  aviez  étendu  votre  système  en  descendant  au-des- 
sous des  imposés  à  300  francs  pour  faire  élire  les  électeurs,  vous  auriez  admis 


LA  LOI 

ÉLECTORALE. 


OPPOSITION 
DES  ULTRAS. 


Le  Gouvernement  parlementa  ire. 


RESISTANCE 
DE  MONSIEUR. 


ELECTIONS 
PARTIELLES 
DE  i&ll. 


au  droit  de  choisir  les  hommes  qui  exercent  une  industrie...,  qui  sont  les  auxi- 
liaires naturels  des  possesseurs  des  grandes  propriétés  et  des  grandes  for- 
tunes. Vous  auriez  certainement  augmenté  l'influence  de  la  fortune  sur  les 
élections,  et  mieux  atteint  le  but  que  vous  vous  proposez,  puisque  c'est  dans 
la  Ion  une  que  vous  cherchez  une  garantie.  » 

D'autres  alléguèrent  l'impossibilité  pratique  de  réunir  tant 
d'électeurs  au  chei'-lieu,  le  danger  de  l'aire  autant  de  foyers  révolu- 
tionnaires que  de  collèges.  Les  libéraux  et  les  constitutionnels 
détendirent  le  projet  pour  les  raisons  mêmes  qui  le  rendaient  popu- 
laire dans  le  pays  et  qui  exaspéraient  les  ultras;  ce  qui  faisait  dire 
au  Journal  général  : 

«  La  loi  sur  les  élections  offre  une  singularité  remarquable;  elle  obtient 
l'assentiment  presque  général  de  ceux  qu'elle  exclut  des  fonctions  d'électeur, 
et  la  plus  forte  opposition  qu'elle  rencontre  vient  de  quelques  grands  proprié- 
taires ù  qui  elle  garantit  non  seulement  le  droit  d'élire,  mais  le  droit  d'être 
élus.  » 

La  loi  fut  votée  à  la  Chambre  des  députés  par  132  voix  contre 
100;  aux  Pairs,  après  cinq  jours  de  discussion  (24-29  janvier),  par 
9ô  voix  contre  77. 

Battus  dans  les  deux  Chambres,  les  ultras  tentèrent  d'inti- 
mider le  Roi.  Monsieur  et  ses  enfants  lui  écrivirent  «  qu'en  qualité 
de  princes  du  sang,  de  pairs  et  de  conseillers  d'État  nés.  ils  avaient 
eu  le  droit  d'espérer  d'être  appelés  à  donner  leur  opinion  sur  une 
loi  qui  allait  décider  du  caractère  et  de  la  marche  du  gouvernement 
en  France;  que,  ne  l'ayant  pas  été,  ils  prenaient  le  seul  parti  qui 
leur  restait,  celui  de  faire  à  Sa  Majesté  des  représentations  respec- 
tueuses et  de  la  prier  de  changer  ou  au  moins  de  suspendre  la  loi 
proposée  ».  Les  mêmes  princes,  appuyés  par  Talleyrand,  s'adres- 
sèrent à  Wellington  qui  penchait  en  leur  faveur;  les  autres 
ambassadeurs  refusèrent  d'intervenir.  La  loi  fut  promulguée  le 
5  février.  On  fit  l'expérience  de  la  loi  en  septembre  1817,  pour  le 
renouvellement  du  premier  cinquième;  les  ultras  furent  battus;  la 
majorité  ministérielle  fut  accrue,  mais  25  «  indépendants  »  étaient 
élus  à  la  fois  contre  les  ministériels  et  contre  les  ultras  :  quelques, 
uns  d'entre  eux,  Laffitte,  Casimir  Perier,  Benjamin  Delessert- 
Bignon,  Dupont  (de  l'Eure),  le  marquis  de  Chauvelin,  allaient  être 
les  chefs  ardents  et  écoutés  d'un  nouveau  groupe  qui  dissimulait  à 
peine  son  hostilité  à  la  dynastie.  Le  Journal  général,  qui  représen- 
tait les  idées  des  royalistes  constitutionnels,  se  félicita  «  de  ce  que 
le  parti  de  l'ancien  régime  avait  à  peu  près  disparu,  et  qu'il  ne 
restait  plus  dans  la  lice  que  des  hommes  également  dévoués  à  la 
Charte,  et  divisés  seulement  sur  la  manière  de  l'interpréter  ». 


chapitre  premier  Le  Gouvernement  des  raya  listes  modérés. 

La  loi  militaire  fut  l'œuvre  du  maréchal  Gouvion  Saint-Cyr,  qui  la  loi  militaire. 
avait  remplacé  à  la  Guerre  le  duc  de  Feltre  (12  septembre  1817). 
Gouvion  Saint-Cyr  était  un  ancien  soldat  de  la  Révolution;  ou  le 
disait  resté,  au  fond  de  l'âme,  républicain.  Il  se  proposa  d'assurer  le 
recrutement  régulier  d'une  armée  nationale,  et  de  régler  l'avance- 
ment des  officiers  de  manière  à  réduire  l'arbitraire  dans  la  collation 
des  grades.  La  noblesse  royaliste,  depuis  1814,  tendait  à  considérer 
les  grades  de  L'armée  comme  sa  propriété,  et  les  princes  du  sang  en 
disposaient  à  leur  gré  en  sa  faveur,  sans  tenir  compte  ni  de  l'ancien- 
neté, ni  du  mérite.  La  loi  décida  que  l'armée  se  recruterait  par 
engagements  volontaires  et  par  un  tirage  au  sort  entre  les  jeunes 
gens  de  vingt  ans.  Le  mot  de  conscription  ne  fut  pas  prononcé, 
l'article  12  de  la  Charte  ayant  déclaré  la  conscription  abolie. 
Le  contingent  annuel  fourni  par  le  tirage  au  sort  serait  de 
.'iOOOO  hommes:  le  service  durerait  six  ans  dans  l'armée  active,  et 
six  ans  dans  la  vétérance;  mais  les  vétérans  ne  seraient  appelés 
qu'en  cas  de  guerre  et  ne  quitteraient  pas  le  territoire.  Nul  ne 
pourrait  devenir  officier  sans  avoir  été  deux  ans  sous-officier  ou 
élève  d'une  école  militaire  où  l'on  n'entrerait  qu'après  avoir  subi 
un  examen.  L'avancement  se  ferait  à  l'ancienneté  pour  les  deux 
tiers  des  grades  jusqu'à  celui  de  lieutenant-colonel,  avec  un  mini- 
mum de  quatre  ans  de  service  dans  le  grade  inférieur. 

La  droite  combattit  l'institution  de  la  vétérance,  parce  que  les       la  vétérance 
anciens  soldats  de  l'Empire  libérés  depuis  moins  de  six  ans  devaient  GTLAVANC' 
en  faire  partie. 

•>  La  loi,  dit  un  ultra,  Salaberry,  rappelle  sous  les  drapeaux  les  ennemis 
<ln  Roi,  ceux  qui  ont  fait  le  20  mars,  ceux  sur  qui  comptent  encore  aujourd'hui 
les  hommes  qui  aspirent  au  renversement.  La  conspiration  contre  la  monar- 
chie, la  légitimité  et  la  Charte  me  parait  flagrante....  Ce  que  la  conspiration  a 
obtenu  pour  le  civil,  elle  veut,  elle  doit  l'obtenir  pour  le  militaire....  Il  ne  manque 
plus  au  génie  du  mal  qu'une  armée;  il  vous  la  demande!  » 

Mais  les  ultras  attaquèrent  encore  plus  vivement  le  titre  de 
l'avancement  :  c'était  violer  la  Charte  et  porter  atteinte  au  pouvoir 
royal  que  de  le  régler  par  une  loi;  «  c'est,  avec  le  vote  annuel,  dit 
Yillèle,  un  moyen  de  faire  comprendre  à  l'armée  qu'elle  ne  dépend 
plus  du  Roi,  mais  des  Chambres  »;  la  Charte  avait  bien  prévu  une 
loi  sur  le  recrutement,  mais  elle  avait  laissé  au  Roi,  en  le  déclarant 
chef  de  l'armée,  le  soin  de  pourvoir  à  l'avancement  par  simple 
ordonnance;  la  loi  qui  prétendait  interdire  à  un  noble  d'entrer  direc- 
tement dans  l'armée  comme  officier  était  une  loi  révolutionnaire. 

La  loi  passa:  mais,  en  fait,  les  deux  titres  qui  avaient  provoqué 
l'opposition  de  la  droite  ne  furent  guère  appliqués.  Les  vétérans  de 

<   1 1  5  > 

La  visse.  —  II.  Contemp.,  IV.  8 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


PAIEMENT 
DE  V1NDEMN 
DE  GUERRE. 


ITÊ 


la  classe  1816  furent  seuls  appelés  (en  1823),  et  il  y  eut  un  grand 
nombre  d'insoumis.  On  renonça  à  la  vétérance.  Quant  à  la  règle 
d'avancement,  on  en  éluda  les  prescriptions,  soit  en  les  violant 
ouvertement,  soit  par  un  subterfuge  :  comme  le  Roi  conservait  les 
nominations  dans  les  corps  de  nouvelle  formation,  on  réorganisa 
fréquemment  d'anciens  corps  sous  de  nouveaux  noms,  de  manière 
à  permettre  des  choix  arbitraires. 

Les  difficultés  de  la  situation  financière  provenaient  des 
dépenses  de  l'occupation  et  de  l'obligation  d'acquitter  l'indemnité 
de  guerre  (l'arriéré  avait  été  provisoirement  payé  en  reconnais- 
sances de  liquidation),  charges  trop  lourdes  pour  le  budget  ordi- 
naire. Il  fallut  recourir  à  l'emprunt.  Six  millions  de  rentes  5  p.  100 
furent  créées  en  1816,  30  millions  en  1817,  15  millions  en  1818.  Le 
premier  emprunt  fut  placé  directement  à  la  Bourse  par  l'agent  de 
change  du  Trésor,  au  taux  moyen  de  58  fr.  33,  et  produisit  près 
de  70  millions  ;  le  second  fut  traité  de  gré  à  gré  avec  des  banquiers 
français  et  étrangers,  au  prix  moyen  de  57  fr.  51,  et  produisit 
345  millions;  l'emprunt  de  1818  fut  souscrit  dans  le  public  au  prix 
de  66  fr.  50,  et  produisit  198  millions.  Ces  emprunts  mirent  à  la 
disposition  de  l'État  une  somme  de  613  millions  à  un  taux  qui 
variait  de  8  à  9  p.  100.  Ils  payèrent  les  3/5  de  l'indemnité  de  guerre 
et  les  frais  de  L'occupation  étrangère.  La  France,  s'étant  engagée 
à  acquitter  le  reste  de  l'indemnité  avant  les  délais  fixés,  demanda  à 
profiter  de  l'article  5  du  traité  de  Paris  qui  permettait,  en  ce  cas,  si 
les  alliés  ne  jugeaient  plus  l'occupation  nécessaire,  de  la  réduire  à 
trois  années.  Mais  il  était  difficile  d'évaluer  le  solde  à  payer,  qui 
comprenait,  outre  le  reste  de  l'indemnité  de  guerre,  le  montant 
d'autres  créances  de  toute  nature  et  de  toute  date  réclamées  à  la 
France.  Les  articles  18,  19  et  20  du  traité  du  30  mai  1814,  confirmés 
par  l'article  9  du  traité  du  20  novembre  1815,  avaient  stipulé  que  la 
France  et  les  puissances  contractantes  renonçaient  réciproquement 
à  toutes  réclamations  pour  des  fournitures  ou  avances  quelconques 
faites  à  leurs  gouvernements  respectifs  depuis  1792;  mais  ils  stipu- 
laient d'autre  part  «  que  le  gouvernement  français  s'engageait  à 
faire  liquider  et  payer  les  sommes  qu'il  se  trouverait  devoir  dans 
des  pays  hors  de  son  territoire,  en  vertu  de  contrats  ou  d'autres 
engagements  formels,  passés  entre  des  individus  ou  des  établisse- 
ments particuliers  et  les  autorités  françaises,  tant  pour  fournitures 
qu'à  raison  d'obligations  légales  ».  Ces  dernières  clauses  avaient 
permis  à  certains  souverains  de  présenter  la  facture  de  réquisitions 
restées  impayées  depuis  la  guerre  de  sept  ans  et  d'arriérés  de  solde 
qui    remontaient  à   Henri   IV.    L'Autriche   à   elle   seule  réclamait 


<  n  n  > 


DU  TERRITOIRE. 


chapitre  premier  Le  Goure rnc me nt  des  royalistes  modérés. 

170  millions.  Le  tsar  Alexandre  insista  pour  que  la  France  ne  fût 
pas  tenue  d'exécuter  à  la  lettre  les  engagements  du  20  novembre; 
c'eût  été  ruiner  son  crédit,  accroître  la  durée  de  l'occupation, 
compromettre  les  Bourbons  et  la  paix  générale.  11  écrivit  person- 
nellement à  Wellington  pour  rengager  u  se  prononcer  «  en  laveur 
d'un  système  de  conciliation  équitable  ».  Wellington  céda.  Le 
gouvernement  prussien  accepta  «  de  voir  l'esprit  du  premier  traité 
de  Paris  présider  à  la  conclusion  de  l'arrangement  exécutif  de  la 
convention  du  20  novembre  ». 

Une  convention  nouvelle,  signée  à  Paris  le  25  avril  1818,  limita  la  libération 
à  265  millions  les  obligations  de  la  France  concernant  ses  «  dettes 
particulières  »,  et  arrêta  ainsi  le  flot  des  prétentions.  Les  alliés, 
réunis  en  congrès  à  Aix-la-Chapelle,  décidèrent  que  les  alliés  et  les 
créanciers  toucheraient  100  millions  en  titres  de  rentes  au  cours  de 
75  IV.  75.  soit  une  inscription  de  6  600  000  francs  de  rente,  et  que  les 
165  autres  millions  leur  seraient  versés  en  acomptes  mensuels  par 
les  banquiers  Hope  et  Bar  in  g.  qui  reçurent  pour  ce  service 
12  313  000  francs  de  rentes  5  p.  100  cédées  au  taux  de  67  francs; 
l'opération  fut  confiée  à  des  étrangers,  parce  que  le  gouvernement 
prussien  élevait  des  doutes  sur  la  solvabilité  des  banques  françaises. 
Enfin  les  alliés  accordèrent  l'évacuation  du  territoire  français  par 
la  convention  du  9  octobre  1818;  les  troupes  devaient  être  retirées 
avant  le  30  novembre  '. 

Depuis  la  dissolution  de  la  Chambre  introuvable,  Richelieu 
négociait  cette  libération  de  la  France.  C'était  son  grand  souci:  il 
n'avait  cessé  de  représenter  aux  puissances  que  la  charge  de  l'occu- 
pation était  trop  lourde  à  la  France  pour  qu'elle  fût  capable  de 
payer  l'indemnité  qui  devait  la  délivrer  des  armées  étrangères; 
mais  il  s'était  heurté  à  la  résistance  tenace  de  Wellington,  qui  se 
considérait  comme  responsable  de  la  tranquillité  de  la  France 
devant  l'Europe.  L'emprunt  de  1817,  qui  permit  à  la  France  de 
verser  300  millions  aux  alliés,  lui  permit  également  d'obtenir  la 
sortie  de  30  000  soldats  étrangers  (1er  avril).  A  Aix-la-Chapelle,  où 
il  représenta  la  France,  Richelieu  trouva,  dans  l'amitié  personnelle 
du  tsar  et  dans  son  attachement  à  la  cause  de  la  paix,  un  appui 
utile  contre  la   malveillance    des   autres  alliés.   La  modération  de 

!.  Les  dépenses  causées  par  la  deuxième  invasion  el  le  IraKé  de  Paris  furent  en  totalité 
de  : 

l*  pour  l'entretien  des  troupes  d'occupation  de  i3i5  à  1818  =  633  o4o  53o  francs. 

2"  pour  l'indemnité  de  guerre  =  700000000  francs. 

3°  pour  les  réclamations  exercées  par  les  Puissances,  qui  s'élevèrent  d'abord  à 
1  foooooooo  francs  et  qui  furent  fixées  à  5oo  millions  par  une  convention  (i5  juin  1818)  = 
5oooooooo  francs. 

lin  tout  1  833  0^0  53o  francs. 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


RICHELIEU 
AU  CONGRÈS 
D  AIX-LA-CHA- 
PELLE. 


LE  TSAR  il  EDITE 
UNE  CROISADE 
CONTRE- 
REVOLUTION- 
NAIRE. 


son  gouvernement  donnait  à  penser  que  la  monarchie  restaurée  se 
refuserait  à  une  réaction  violente  qui  menacerait  la  paix  de  l'Eu- 
rope; les  partisans  de  Monsieur,  desquels  Pozzo  di  Borgo  écrivait 
«  qu'il  serait  impossible  de  décrire  la  présomption  et  l'ineptie  », 
semblaient  alors  définitivement  mis  hors  de  cause.  La  monarchie 
bourbonienne  paraissait  suffisamment  forte  par  son  crédit,  sa  poli- 
tique, son  armée  réorganisée  et  augmentée,  pour  se  passer  du  corps 
d'occupation. 

Richelieu  remporta  à  Aix-la-Chapelle  un  autre  succès  :  il  obtint 
que  la  France  reprît  sa  place  et  son  rang  parmi  les  grandes  puis- 
sances. Ce  fut  l'objet  d'une  négociation  longue  et  délicate.  Les 
quatre  alliés  avaient,  au  lendemain  du  second  traité  de  Paris, 
renouvelé  le  traité  de  Chaumont.  Consentiraient-ils  à  faire  de  la 
quadruple  alliance  une  quintuple  alliance?  Mettraient-ils  désormais 
la  France  dans  la  confidence  de  leurs  délibérations,  après  l'avoir 
tenue  à  l'écart,  sous  une  surveillance  étroite  et  une  impérieuse 
tutelle?  Le  tsar  inclinait  à  penser  que  l'évacuation  devait  marquer 
le  terme  de  la  punition  infligée  à  la  France,  et  c'était  l'avis  formel 
de  son  ambassadeur  Pozzo  di  Borgo.  Mais  l'ambassadeur  de  Prusse, 
Goltz,  et  Wellington  se  prononçaient  pour  le  maintien  de  la  qua- 
druple alliance,  quitte  à  admettre  la  France  à  des  délibérations 
communes  dans  de  certains  cas  dont  les  alliés  resteraient  juges. 
Richelieu  représenta  avec  chaleur  que  la  rentrée  de  la  France 
«  dans  la  communion  de  la  grande  famille  européenne  »  aurait  une 
influence  décisive  sur  l'avenir  de  la  dynastie  :  ce  serait  relever 
Louis  XVIII  aux  yeux  de  la  nation,  faire  de  lui  un  vrai  souverain, 
l'égal  des  autres,  indépendant  comme  eux;  ce  serait  sceller  la 
réconciliation  définitive  des  Bourbons  avec  la  France.  Le  ministère 
attachait  un  tel  prix  au  succès  de  cette  négociation  qu'il  en  exagé- 
rait la  portée  :  «  le  maintien  de  la  quadruple  alliance  après  l'évacua- 
tion, écrivait  Decazes  à  Richelieu,  serait  regardé  par  la  nation 
entière  comme  un  outrage  et  entraînerait  tôt  ou  tard  le  gouverne- 
ment vers  la  guerre  ou  vers  sa  ruine  ».  ^ 

Mais  l'appui  que  la  Russie  offrit  à  Richelieu  n'était  pas  désin- 
téressé; et  le  bénéfice  qu'Alexandre  entendait  tirer  de  son  attitude 
amicale  pesa  sur  la  négociation  plus  lourdement  encore  que  l'hos- 
tilité anglo-prussienne.  Le  tsar  comptait  entraîner  Louis  XVIIl  dans 
l'attaque  qu'il  méditait  contre  les  révolutionnaires  au  nom  des  prin- 
cipes de  la  Sainte-Alliance.  Dans  toute  l'Europe  s'éveillaient  des 
agitations  menaçantes  pour  les  trônes.  Le  goût  des  institutions 
représentatives  gagnait  l'Allemagne  :  en  Hesse-Cassel,  en  Wurtem- 
berg, en  Bavière,  les  peuples  pressaient  les  princes  de  réformer  les 


nG 


CHAPITRE    PREMIKU 


Le   Gouvernement  des  royalistes   modérés. 


vieilles  constitutions  historiques;  des  sociétés  populaires,  des  pro- 
fesseurs, des  étudiants  réclamaient  l'exécution  de  l'article  13  du 
pacte  fédératif  de  1815,  où  il  était  dit  «  qu'il  y  aurait  des  assemblées 
d'États  dans  tous  les  pays  de  la  Confédération  ».  La  nation  italienne 
laissait  éclater  sa  haine  contre  les  maîtres  que  l'Europe  lui  avait 
imposés.  En  France  môme,  les  élections  ne  prouvaient-elles  pas  le 
progrès  accompli  par  les  «jacobins  »?  L'exemple  de  l'Amérique  était 
pire  encore:  les  colonies  espagnoles  s'étaient  impunément  insurgées 
contre  leur  roi  légitime  ;  et  ce  scandale  laissait  les  gouvernements 
indifférents.  Alexandre  les  eût  traduites  devant  le  congrès  d'Aix-la- 
Chapelle,  s'il  n'avait  dû  reculer  devant  l'hostilité  résolue  de  l'Angle- 
terre, qui  avait  mis  à  sa  participation  au  congrès  la  condition  que 
la  question  américaine  n'y  serait  pas  posée.  L'émancipation  des 
colonies  révoltées  (toutes  prêtes  à  devenir  des  clientes  de  son  com- 
merce et  des  alliées  de  sa  politique),  avait  trop  de  prix  à  ses  yeux 
pour  qu'elle  permît  qu'on  liât  leur  cause  à  celle  des  «  révolution- 
naires »,  des  «jacobins  »,  contre  lesquels  Alexandre  rêvait  une  croi- 
sade; elle  craignait  qu'à  l'exemple  de  Catherine  II  poussant  en  1792 
la  Prusse  et  l'Autriche  à  la  guerre  contre  les  jacobins  de  France, 
Alexandre  n'eût  l'arrière-pensée  de  profiter  d'une  guerre  en  Amé- 
rique pour  avoir  les  mains  libres  en  OrienfT  Si  le  tsar  montrait  tant 
d'ardeur  à  soutenir  la  rentrée  de  la  France  dans  le  «  concert  euro- 
péen »,  c'était  donc  pour  trouver  en  elle  un  appui  et  au  besoin  une 
collaboration.  Mais  quand  en  échange  de  ses  bons  offices  il  réclama 
de  Louis  XVIII  l'intervention  armée  contre  les  colonies  révol- 
tées qu'il  n'avait  pas  pu  demander  au  congrès,  le  roi  de  France 
se  contenta  d'offrir  une  promesse  de  médiation  L'Autriche  .et 
l'Angleterre,  satisfaites  de  voir  écartée  la  guerre  que  souhaitait 
Alexandre,  acceptèrent  alors  d'admettre  la  France  aux  délibérations 
communes  des  grandes  puissances. 

Pourtant,  le  traité  de  Chaumont  et  celui  du  21  novembre  1815 
ne  furent  pas  abrogés;  on  se  borna  à  convenir  qu'ils  ne  seraient 
pas  publiquement  renouvelés,  et  le  protocole  de  la  séance  plénière 
du  15  novembre,  que  signa  le  représentant  de  la  France,  porta  «  que 
la  Fiance,  associée  aux  autres  puissances  par  la  restauration  du 
pouvoir  monarchique  et  constitutionnel,  s'engageait  à  concourir 
désormais  au  maintien  et  à  l'affermissement  d'un  système  qui  avait 
donné  la  paix  à  l'Europe  et  qui  seul  pouvait  en  assurer  la  durée  ».  La 
France,  à  dater  de  ce  jour,  cessa  d'être  tenue  en  surveillance;  le 
20  novembre,  la  conférence  hebdomadaire  que  les  ambassadeurs 
tenaient  à  Paris  depuis  le  traité  de  Paris  fut  officiellement  close.  Le 
Lsar,  irrité  et  déçu,  donna  à  entendre  à  la  France  qu'elle  n'avait  pas, 


LA  FRANCE 

ENTRE  DANS  LE 

«  C ON CE HT 

EUROPÉEN  ». 


NOUVELLE 
DÉFAITE 
ÉLECTORALE 
DU  PARTI 
ULTRA-ROYALISTE 


DISSENSIONS 

MINISTÉRIELLES. 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

autant  qu'elle  se  le  figurait,  recouvré  sa  liberté.  Faisant  allusion 
au  renouvellement  secret  du  traité  de  Chaumont,  il  fit  écrire  à 
Richelieu  : 

«  Les  actes  d'Aix-la-Chapelle  nous  ont  laissé  des  moyens.  Nous  y  aurons 
recours  au  premier  signa!.  Ce  signa!  sera  donné.  Je  ne  vous  menace  pas  d'un 
casus  fœderis  et  belli.  Mais  je  vous  préviens  que  ce  casus  fœderis  devient 
chaque  jour  plus  salutaire  dans  l'opinion  des  cabinets.  Mille  et  mille  pardons 
si  j'ajoute  ces  indications  à  vos  peines;  mais  je  vous  dois  la  vérité  tout' 
entière.  » 

Les  élections  de  1818  (20  et  26  octobre)  furent  une  nouvelle 
défaite  pour  les  ultras.  Le  comte  d'Artois  avait  été  dépouillé  de  son 
grand  moyen  d'influence  :  une  ordonnance  lui  avait  retiré  l'autorité 
■  qu'il  avait  gardée  sur  les  chefs  de  la  garde  nationale  en  les  subor- 
donnant aux  pouvoirs  locaux  sous  la  surveillance  du  ministère  de 
l'Intérieur.  Comme  en  1817,  les  royalistes  ministériels  partagèrent 
la  victoire  avec  les  indépendants,  qui  à  eux  seuls  gagnaient  20  sièges. 
Des  libéraux  notoires,  combattus  par  les  préfets,  furent  élus  : 
Lafayette  dans  la  Sarthe,  Manuel,  ancien  représentant  à  la  Chambre 
des  Cent-Jours,  dans  la  Vendée  et  dans  le  Finistère,  qui  nommait  en 
même  temps  trois  autres  libéraux.  Des  ultras  soumis  à  la  réélec- 
tion, aucun  ne  fut  réélu.  Bien  que  le  ministère  eût  encore  la  majo- 
rité avec  les  seuls  constitutionnels,  il  lui  devenait  difficile  de  gou- 
verner avec  leur  seul  appui;  bientôt  il  se  trouverait  contraint  de 
se  rapprocher  soit  de  la  droite  ultra-royaliste,  soit  de  la  gauche 
libérale. 

Les  ministres  se  divisèrent  sur  la  tactique  qu'il  convenait 
d'adopter  :  Richelieu,  qui  restait  attaché  à  la  droite  qui  le  combat- 
tait et  méfiant  envers  la  gauche  qui  l'avait  soutenu,  écrivait  alors: 

«  Il  est  bien  dur  que  nous  soyons  obligés  de  frapper  des  hommes  qui  sont, 
à  la  vérité,  nos  ennemis,  mais  qui  ont  été,  pendant  vingt-cinq  ans,  les  défen- 
seurs du  trône  et  de  la  monarchie....  La  chose  est  tellement  affligeante  que  je 
suis  souvent  prêt  à  aller  me  cacher  au  fond  de  quelque  désert.  » 

Il  n'osait  pas  user  de  la  force  très  réelle  qu'il  tenait  de  l'opinion 
publique,  ni  du  soutien  que  lui  offraient  les  ambassadeurs  étran- 
gers. Le  mécontentement  du  tsar  l'avait  beaucoup  ému.  Ses  rela- 
tions personnelles  encombraient  de  scrupules  et  d'hésitations  sa 
conduite  politique  :  en  deux  ans,  il  n'avait  pas  su  donner  de  l'unité 
à  son  cabinet;  son  aménité  de  caractère  l'éloignait  des  décisions 
énergiques  :  il  n'osait  même  pas  blâmer  les  préfets  qui  refusaient  de 
recevoir  les  députés  ministériels.  Le  ministre  de  l'Intérieur  Laîné 
gémissait  d'être  «  condamné  plutôt  qu'attaché  à  son  poste  »,  cher- 
chait l'occasion  de  le  quitter,  et  depuis  longtemps  se  désolait  «  de 


ii» 


CHAPITRE    PREMIER 


Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés. 


ne  pouvoir,  au  dire  de  Pozzo  di  Borgo,  le  déserter  sans  déshon- 
neur ».  Tandis  que  Decazes  et  les  autres  ministres  restaient  hostiles 
à  tout-rapprochement  avec  les  ultras,  qui  y  niellaient  une  condition 
inacceptable,  la  modification  du  système  électoral,  Richelieu  sera- 

;t  disposé  à  négocier  avec  eux.  On  disait  qu'il  avait  promis  au 
fcsar,  a  Aix-la-Chapelle,  de  réviser  la  loi  qui  avait  favorisé  le  succès 
des  libéraux.  Dans  le  public,  la  crise  latente  du  ministère  Taisait 
l'objet  de  discussions  inquiètes.  Était-on  une  l'ois  de  plus,  comme  le 
disaient  les  libéraux,  «  à  la  veille  de  la  contre-révolution  »?  «  L'aris- 
tocratie, écrivait  la  Minerve,  ne  cache  plus  ses  desseins  :  elle  a  jeté 
le  masque,  c'est  l'oligarchie  qu'elle  veut  rétablir  »  ;  tandis  que  le 
Conservateur  s'écriait  :  «  La  France  est  sur  les  bords  d'un  abîme  ;  un 
pas  de  plus,  elle  y  tombe....  La  démocratie  nous  envahit;  la  presse 
reproduit  son  esprit;  la  lithographie,  son  image.  » 

Le  Roi,  indécis,  sembla  tout  d'abord  pencher  pour  Richelieu, 
malgré  son  amitié  pour  Decazes:  car  il  s'imaginait  que  le  départ  de 
Richelieu  l'obligerait  de  reprendre  Tallcyrand  qu'il  n'avait  jamais 
aimé,  et  qu'il  redoutait  beaucoup  depuis  que  l'intrigant  avait  réussi, 
en  faisant  sa  cour  à  Monsieur  et  en  rompant  bruyamment  avec 
Decazes,  à  redevenir,  dans  le  camp  des  ultras,  l'homme  nécessaire. 
Mais  lorsqu'il  fut  convaincu  que  le  maintien  de  Richelieu  exigerait 
l'éloignement  de  Decazes  et  sa  nomination  dans  quelque  ambas- 
sade, il  ne  put  se  résigner  à  ce  sacrifice,  et  Richelieu  se  retira 
(25  décembre  1818).  Il  fut  remplacé  par  le  général  Dessoles,  soldat 
de  l'empire,  rallié  aux  Bourbons  depuis  1814,  homme  nouveau  dans 
la  politique,  qui  prit  les  Affaires  étrangères  et  la  présidence  du 
Conseil.  Decazes,  devenu  ministre  de  l'Intérieur,  gouverna  de  fait 
avec  de  Serre  à  la  Justice.  Louis  aux  Finances,  Portai  à  la  Marine; 
I  rouvion  Saint-Cyr  resta  à  la  Guerre  (29  décembre).  La  cour  fut  <>  exas- 
pérée  »;  le  centre  et  la  gauche,  satisfaits;  les  ambassadeurs  étran- 
-    rs,  inquiets. 

La  Chambre  des  pairs,  pour  manifester  son  mécontentement  des 

.  rès  libéraux,  prit  l'initiative  d'une  attaque  contre  la  loi  élec- 
torale :  sur  la  proposition  de  Barthélémy  (20  février),  elle  vota  une 

'lution  qui  suppliait  le  roi  de  changer  l'organisation  des  collèges 
■i  mars).  L'émotion  publique  fut  aussi  vive  qu'au  jour  de  la  crise 
ministérielle.  Decazes  avait  dit  aux  Pairs  :  «  Je  considère  une  telle 
proposition  comme  la  plus  funeste  qui  puisse  sortir  de  la  Chambre  ». 
Les  libéraux  s'alarmèrent  :  <•  Une  nouvelle  lutte  s'engage,  écrivait  la 
Minerve...;  mais  la  France  est  debout,  et  elle  ne  se  laissera  ni 
outrager,  ni  dépouiller  de  ses  droits  par  une  faction  qu'elle  a  si  sou- 
vent vaincue  ».  «  Les  éternels  ennemis  de  la  France,  disait  la  Biblio- 


LE  CABINET 

DESSoLES. 


MANIFESTATION 

DES  PAIRS 

CONTRE  LA  LOI 

ÉLECTORALE. 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


LE  MINISTERE 
PRATIQUE 
U:\:E  POLITIQUE 
DE  GAUCHE. 


UN  NOUVEAU 
BEC '.ME 

1    HRESSE 
EST  NÉCESSAIRE. 


thèque  historique,  s'indignaient  du  repos  dont  elle  commençait  à 
jouir  ;  ils  veulent  la  replonger  dans  les  révolutions  et  dans  les  horreurs 
de  la  guerre  civile.  »  Benjamin  Constant  traduisit  avec  sa  vigueur 
cou  lumière  le  sentiment  général  :  «  On  veut  des  électeurs  pauvres 
pour  n'avoir  que  des  élus  riches...  on  veut,  par  une  assemblée  comme 
celle  de  1815,  ramener  le  régime  de  1815.  Français,  vous  avez  connu 
ce  régime....  »  Quelques  jours  après,  les  Pairs,  pour  affirmer  leur 
hostilité,  repoussèrent  sans  discussion  un  projet  qui  transportait 
du  1er  janvier  au  1er  juillet  le  commencement  de  Tannée  financière  : 
cette  mesure,  déjà  votée  par  les  députés,  devait  mettre  fin  à  l'usage 
devenu  annuel  de  voter  au  début  de  chaque  session  six  douzièmes 
provisoires  (4  mars).  Ainsi  la  Chambre  des  pairs  marquait  une  oppo- 
sition systématique.  Decazes  y  changea  la  majorité  en  nommant  une 
fournée  de  (30  pairs  dévoués  à  sa  politique,  anciens  sénateurs  exclus 
en  1815,  gens  d'affaires,  maréchaux  et  nobles  d'empire. 

Le  ministère  Dessoles-Decazes  adopta  ouvertement  la  politique 
de  gauche.  Il  réintégra  des  généraux  de  l'armée  de  la  Loire,  rappela 
quelques  bannis,  révoqua  une  douzaine  de  préfets,  déplaça  un  grand 
nombre  de  fonctionnaires.  La  droite  s'indigna;  les  ambassadeurs 
étrangers,  malgré  le  scandale  de  tant  de  jacobinisme  uni  à  tant  de 
bonapartisme,  restèrent  indécis  sur  la  conduite  à  tenir;  car  Decazes, 
s'appuyant  sur  la  gauche,  qu'ils  détestaient,  détruisait  le  parti 
ultra-royaliste,  dont  ils  avaient  redouté  l'avènement;  mais  la  guerre 
implacable  menée  par  Decazes  contre  les  ultras  ne  risquait-elle  pas 
de  compromettre  la  succession  de  Monsieur  et  -de  favoriser  une 
révolution?  La  question  était  d'importance  à  un  moment  où  la  santé 
de  Louis  XVIII  était  à  la  merci  d'un  accès  de  goutte. 

Les  ambassadeurs  n'étaient  pas  au  bout  de  leurs  inquiétudes  : 
Decazes  proposait  une  loi  sur  la  presse.  Le  régime  de  la  presse 
restait  provisoire  depuis  la  rentrée  de  Louis  XVIII  :  la  censure  et 
l'autorisation  préalables  avaient  été  rétablies  par  ordonnance  en 
juillet  et  août  1815;  quelques  mois  plus  tard,  la  loi  relative  aux  cris 
séditieux  et  aux  provocations  à  la  révolte  et  la  loi  de  sûreté  générale 
avaient  frappé  indirectement,  mais  durement,  les  journaux.  Il  est 
vrai  qu'on  n'appliquait  plus  l'ordonnance  sur  la  censure;  qu'on  avait 
supprimé  les  Cours  prévôtales  à  la  fin  de  la  session  de  1817;  et  que 
les  deux  lois  avaient  été  adoucies  par  la  loi  du  12  février  1817,  qui 
réservait  le  droit  d'arrêter  un  suspect  au  président  du  Conseil  et  au 
ministre  de  la  Police  1.  Mais  l'autorisation  préalable  continuait  d'être 


i.  D'après  les  chiffres  donnés  par  Decazes,  il  y  avait  encore  en  1817,  en  vertu  de  la  loi 
de  sûreté  générale,  419  détenus,  900  internés,  et  253  suspects  éloignés  de  leur  département. 


DE  SBRHB. 


chapitre  premier  Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés. 

exigée  par  deux  lois  qui  avaient  prolongé  l'effet  des  ordonnances 
de  1815  d'abord  jusqu'au  1er  janvier  1818,  puis  jusqu'à  la  fin  de  la 
session  de  cette  année.  Il  importait  de  légiférer  à  nouveau  avant  le 
tonne  de  la  session,  pour  éviter  le  double  inconvénient  de  prolonger 
davantage  un  régime  despotique  et  condamné  en  principe,  ou  de 
rendre  aux  journaux  une  liberté  trop  complète  si  l'on  ne  le  prolon- 
geait pas. 

Ce  fut  l'objet  des  trois  lois  déposées  le  22  mars  1819  par  le  Garde  vote  des  lois 
des  sceaux  de  Serre.  La  première  traitait  des  délits  commis  par  la 
voie  de  la  presse;  la  seconde,  de  leur  poursuite  et  de  leur  jugement, 
la  troisième,  des  conditions  d'existence  des  journaux  et  écrits  pério- 
diques. Ces  lois  marquaient  un  recul  de  la  répression  :  les  délits 
(provocation  au  crime,  offense  au  Roi,  au  gouvernement,  à  la  morale 
publique,  injure  et  diffamation)  n'étaient  plus  punis  de  la  déporta- 
tion, mais  seulement  de  la  prison  et  de  l'amende;  le  jugement  en 
était  enlevé  aux  tribunaux  correctionnels  et  donné  au  jury.  L'auto- 
risation préalable  était  remplacée  par  une  simple  déclaration;  mais 
un  cautionnement  de  10  000  francs  de  rente  était  exigé  pour  les  jour- 
naux quotidiens,  et  rien  n'était  changé  à  la  loi  du  6  prairial  an  VII, 
qui  assujettissait  les  écrits  périodiques  à  un  timbre  de  5  centimes 
par  feuille1.  La  droite  combattit  ces  propositions.  Depuis  l'ordon- 
nance du  5  septembre,  les  ultras  réclamaient  la  liberté  de  la  presse, 
et  ils  avaient  protesté  chaque  fois  que  des  lois  avaient  été  votées 
qui  prolongeaient  le  régime  provisoire  de  l'autorisation  préalable 
Les  lois  de  Serre  leur  parurent,  dit  le  Conservateur,  «  dérisoires, 
perfides,  pleines  de  pièges;  si  elles  passaient,  la  liberté  de  la  presse 
ressemblerait  à  la  liberté  de  discussion  dont  on  jouissait  dans  les 
Chambres  de  Bonaparte  ».  Ils  ne  réussirent  qu'à  faire  insérer  dans 
la  loi  un  délit  que  le  gouvernement  n'avait  pas  prévu,  l'offense  à 
la  morale  religieuse  qu'on  ajouta  à  l'offense  à  la  morale  publique. 
Les  libéraux  protestèrent  contre  le  cautionnement,  qui  créait  un 
privilège  en  faveur  des  riches,  et  obtinrent  qu'il  fût  abaissé  à 
5000  francs  de  rente  pour  les  journaux  quotidiens  de  province  (tous 
les  départements  sauf  la  Seine,  Seine-et-Oise,  Seine-et-Marne).  Les 
trois  lois  furent  votées  en  mai  et  juin,  à  la  Chambre  des  députés, 
par  une  majorité  qui  varia  de  140  à  150  voix  sur  200  votants  environ  ; 
à  la  Chambre  des  pairs,  par  130  à  1G0  voix;  il  n'y  eut  d'opposition 
marquée  qu'à  la  première  loi,  la  loi  pénale,  qui  fut  repoussée  par 
50  Pairs. 


i.  Seuls  les  périodiques  relatifs  aux  sciences  et  aux  ails  en  avaient  été  exemptés  par 
la  loi  de  finances  de  1^17. 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


LA  VIE 
PARLEMENTAIRE. 


SISC1PLINE 
DES  PARTIS 


La  présence  au  pouvoir  du  parti  constitutionnel  et  la  durée  de 
son  règne  permirent  l'organisation  d'une  vie  parlementaire  régulière. 
Le  ministère  ne  cessa  pas  d'être  soutenu  par  une  majorité  dont  il 
adopta  les  vues,  dont  il  appliqua  le  programme  et  la  politique.  La 
question  capitale  du  régime  parlementaire  était  résolue  en  fait, 
puisque  le  Roi,  les  ministres  et  la  Chambre  élue  se  trouvaient 
d'accord.  On  ne  songea  plus  à  contester  à  la  Chambre  le  droit 
d'amendement  sous  le  prétexte  que  le  Roi  avait  seul  l'initiative  des 
lois.  Les  partis  se  plièrent  aux  nécessités  tactiques  de  la  lutte  poli- 
tique; la  minorité  comprit  l'utilité  de  l'opposition  systématique,  et 
la  majorité,  l'utilité  de  la  discipline  devant  laquelle  s'inclinent  les 
goûts  particuliers.  Quelques  tentatives  de  coalition  entre  l'extrême 
droite  ultra-royaliste  et  l'extrême  gauche  libérale  contre  les  royalistes 
ministériels  n'eurent  aucun  succès  Seul  un  petit  groupe  de  consti- 
tutionnels, les  doctrinaires,  persistait  à  planer  dans  une  région  supé- 
rieure entre  la  droite  et  la  gauche,  ils  prétendaient  relever  unique- 
ment de  leur  raison  et  de  leur  conscience,  attribuant  à  leurs  opinions 
une  valeur  supérieure  aux  raisons  de  circonstances. 

«  Ils  sont  quatre,  disait  un  journal  libéral,  la  Renommée,  qui  tantôt  se 
vantent  de  n'être  que  trois,  parce  qu'il  leur  parait  impossible  qu'il  y  ait  au 
monde  quatre  têtes  d'une  telle  force,  et  tantôt  prétendent  qu'ils  sont  cinq,  mais 
c'«st  quand  ils  veulent  effrayer  leurs  ennemis  par  le  nombre.  » 

Ils  s'érigeaient  en  censeurs  des  paroles  et  des  actes,  et  se  retran- 
chaient dans  une  indépendance  qui  les  mettait  à  l'aise  pour  pro- 
noncer leurs  sentences.  Royer-Collard  était  le  modèle  et  le  maître  de 
cette  coterie  qui  n'aspirait  pas  au  pouvoir,  mais  prétendait  à  la 
suprématie  intellectuelle.  Les  doctrinaires  à  la  Chambre  dictaient  à 
tous,  et  surtout  à  leurs  amis,  les  libres  arrêts  de  leur  incorruptible 
sagesse  Royer-Collard  répondait  à  de  Serre,  qui  lui  reprochait  de 
ne  pas  le  suivre  :  «  Moi,  je  ne  suis  pas,  je  reste  ».  Maintes  fois  ils 
mirent  en  danger  le  gouvernement,  bien  qu'il  représentât  l'idéal 
qu'ils  s'étaient  fait  de  la  monarchie  restaurée,  et  leur  talent  faillit 
disloquer  la  majorité,  au  bénéfice  des  ennemis  irréductibles  de  la 
Charte  ou  de  la  légitimité,  qu'ils  aimaient  toutes  deux  d'un  amour 
égal. 
lancien  régime  Les  séances  des  Chambres  furent  souvent  passionnées.  L'ancien 

et  la  révolution  r£gime  e^  ia  Révolution  étaient  au  fond  de  toutes  les  discussions. 

SONT  SANS  CESSE         °  .  _,     .  .  ,  ...  .  . 

en  discussion.  Em  dépit  du  Roi,  qui  avait  déclare  qu  il  ne  voulait  pas  être  «  le  roi 
de  deux  peuples  »,  en  dépit  du  gouvernement,  qui  travaillait,  comme 
on  disait,  à  «  royaîiser  la  nation  et  à  nationaliser  le  royalisme  ». 
le  conflit  fut  permanent  entre  les  «  deux  Frances  »,  et  éclata  à  tout 


■chapitre  premier  Le  Gouvernement  des  rot/  a  listes  mode  nés. 

propos.  Le  ministère,  haï  de  la  droite,  semblait  provoquer  la  lutte; 
son  attitude  avait  parfois  un  air  de  défi,  ses  paroles  un  ton  révolu- 
tionnaire qui  provoquaient  la  colère  des  royalistes  exaspérés.  Gouvion 
Saint-Cvr,  défendant  l'institution  des  vétérans  attaquée  par  la  droite, 
fut  amené  à  faire,  du  haut  de  la  tribune,  un  éloge  ému  des  soldats 
de  la  Révolution,  au  grand  scandale  des  ultras  qui  ne  voyaient  en 
eux  que  de  dangereux  bandits;  il  y  eut  un  tumulte  le  jour  où  de 
Serre,  ancien  soldat  de  l'armée  de  Condé,  déclara  que  la  majorité 
des  assemblées  révolutionnaires  avait  été  «  presque  toujours  saine  ». 
—  «  Quoi!  interrompit  La  Bourdonnaie,  môme  la  Convention?  — 
Oui,  Monsieur,  même  la  Convention,  et  si  la  Convention  n'eût  pas 
voté  sous  les  poignards,  la  France  n'eût  pas  eu  à  gémir  du  plus 
épouvantable  des  crimes.  »  La  gauche  applaudissait  d'autant  plus 
vivement  à  ces  paroles  ministérielles  qu'elle  éprouvait  plus  de  gêne 
pour  dire  sa  vraie  pensée;  car  elle  était  contrainte  de  masquer  son 
hostilité  à  la  dynastie  sous  des  phrases  élogieuses  pour  le  Roi.  — 
Tandis  que  la  gauche  restait  attachée  aux  souvenirs  delà  Révolution, 
la  droite  puisait  arguments  et  émotions  dans  l'histoire  de  l'ancienne 
France  :  Bonald.  combattant  la  vente  des  anciens  bois  du  clergé, 
rappelait  que  Colbert  avait  dit  que  la  France  périrait  faute  de  bois; 
Chateaubriand,  voulant  prouver  l'antiquité  de  la  propriété  ecclésias- 
tique, affirma  :  «  Lorsque  saint  Remy  baptisa  Clovis,  saint  Remy 
était  propriétaire,  et  Clovis  ne  possédait  même  pas  le  vase  de 
Soissons  ».  Et  le  budget  de  la  marine  inspirait  M.  de  Marcellus  : 

«  Les  lis  sont  connus  et  révérés  sur  toutes  les  mers  et  dans  les  contrées 
les  pins  lointaines.  L'Océan  même,  en  quelque  sorte,  soumet  toutes  ses  vagues 
à  cette  fleur  royale,  et  semble  courber  avec  respect  ses  ondes  sous  le  poids 
des  heureux  vaisseaux  où  flotte  l'étendard  de  la  légitimité.  » 

11  se  trouva  parfois  des  orateurs  plus  substantiels.  Quand  le  première 

banquier  Laffitte,  élu  de  Paris,  prit  la  parole  dans  la  discussion  du  A  L4  révolution 
budget  de  1817.  il  s'abstint  des  banalités  coutumières  sur  le  anglaise  de  im. 
«  digne  petit-fils  d'Henri  IV  ».  sur  «  la  bonté  ineffable  »  des  Bour- 
bons. Le  duc  d'Orléans  qui,  pour  obéir  au  Roi,  était  retourné  en 
Angleterre  en  1816,  venait  de  rentrer  à  Paris  (février).  Tout  le  monde 
voyait  en  lui.  espérait  ou  craignait  en  lui  un  prétendant  possible. 
Laffitte  osa  mentionner  Guillaume  III  et  la  révolution  de  1688  : 
«  L'Angleterre,  dit-il,  est  redevable  de  sa  prospérité  à  son  système 
de  crédit  et  à  la  force  que  l'opinion  publique  a  acquise  chez  elle 
depuis  l'époque  mémorable  où  Guillaume  III  reçut  la  couronne  en 
échange  des  garanties  qu'il  donnait  à  la  liberté  ».  Rappel  d'un 
célèbre  changement  de  dynastie,  opéré  dans  l'intérieur  d'une  famille 

<     123    > 


Le  Gouvernement  parlementaire .  livre  ii 

royale  sans  révolte  et  sans  troubles,  plus  efficace  pourtant  que  les 
violences  révolutionnaires,  souvenir  où  le  parti  libéral  tout  entier 
chercha  bientôt  et  trouva  la  vertu  d'un  exemple  et  la  force  d'une 
tradition  :  l'histoire  fournit  un  programme  aux  politiques  quand  ils 
ne  la  savent  pas  très  bien. 


//.   —   LA    LUTTE    POLITIQUE    DANS    LE    PAYS* 

l'influence  ES  débats  des  Chambres  agitaient  l'opinion  pendant  la  durée 

des  journaux.  J_j  des  sessions.  Ceux  de  la  Chambre  des  pairs,  dont  les  délibé- 
rations étaient  secrètes,  n'étaient  connus  que  par  la  publication 
de  certains  discours  dont  elle  votait  elle-même  l'impression.  Ceux 
de  la  Chambre  des  députés  étaient  reproduits  au  Moniteur,  que  les 

i.  Sur  les  journaux  de  Paris,  voir  dans  Hatin  (ouv.  cité),  t.  VIII,  le  «  Tableau  de  la 
presse  en  1817  ».  La  liste  des  journaux  de  province  n'est  pas  établie;  ceux  qui  sont  cités 
ici  sont  mentionnés  dans  les  rapports  des  comités  de  censure  conservés  aux  Archives 
nationales,  BB3°,  268.  —  Ph.  Gonnard  donne  d'utiles  renseignements  sur  la  Bibliothèque 
historique  et  ses  procédés  de  propagande  napoléonienne,  dans  La  légende  napole'onienne 
et  la  presse  libérale,  1817-18-20  (Revue  des  Etudes  napoléoniennes,  mars  1912). 

La  Conspiration  de  Lyon  est  racontée  par  S.  Charléty,  Une  conspiration  à  Lyon  en  1817 
(Revue  de  Paris,  1904). 

Sur  la  propagande  du  clergé  et  le  Concordat  de  1817,  voir  :  Documents  sur  l'histoire  reli- 
gieuse de  la  France  pendant  la  Restauration,  publiés  par  le  Comité  des  travaux  historiques, 
Paris,  1913 ;  —  P  Ferret,  Le.  Concordai  de  1816;  le  Concordai  de  1817  (Rev.  des  questions 
historiques,  1901  et  1902);  —  Sagnac,  Le  Concordai  de  1817  (Revue  d'histoire  moderne  et 
contemporaine,  1906)  qui  donne  de  nombreux  documents  des  archives  des  Affaires  étran- 
gères. Il  est  encore  utile  de  consulter  le  tome  III  des  Mémoires  historiques  sur  les  affaires 
ecclésiastiques  de  France  pendant  les  premières  années  du  xix'  siècle,  Paris,  1824,  3  vol.  (par 
Jaulïiet);  —  Ch.  Jourdain,  Le  budget  des  cultes  en  France  depuis  le  Concordat,  Paris,  i85g;  — 
vicomte  Guichen,  La  France  morale  et  religieuse  au  début  de  la  Restauration,  Paris,  1911.  — 
J.  Burnichon,  La  Congrégation  de  Jésus  en  France.  Histoire  d'un  siècle,  1814-1914,  I  (1814- 
1830,  II  (1830-1845),  Paris, '1914-16 

Sur  les  origines  de  l'enseignement  mutuel  et  sur  son  histoire,  voir  les  Mémoires  sur 
Carnol,  par  son  fils,  nouvelle  édition,  Paris,  iSg3,  2  vol.,  rédigés  par  Hippolyte  Carnot 
d'après  des  notes  de  son  frère  et  d'après  ses  souvenirs  personnels,  et  l'article  de  Gréard, 
Enseignement  mutuel,  dans  la  1"  édition  du  Dictionnaire  pédagogique  de  F.  Buisson;  l'article 
du  même  dictionnaire  intitulé  Société  pour  l'instruction  élémentaire  donne  une  bibliographie 
de  la  question. 

L'article  Frères  (même  dictionnaire)  d'Eugène  Rendu  est  un  résumé  utile,  mais  qui  ne 
dispense  pas  d'avoir  recours  à  Ambroise  Rendu,  Essai  sur  l'instruction  publique  et  parlicit- 
lièrement  sur  l'instruction  primaire,  Paris,  1819.  3  vol.;  —  H.  de  Riancey,  Histoire  critique  et 
législative  de  l'instruction  publique  el  de  la  liberté  de  l'enseignement  en  France,  Paris,  1844, 
2  vol.  —  Les  ouvrages  d'ensemble  de  Gréard,  La  législation  de  l'instruction  primaire  en  France 
depuis  1879  jusqu'à  nos  jours,  Paris,  1901,  et  de  Levasseur,  Statistique  de  l'enseignement  pri- 
maire au  xixe  siècle  (1801-1899)  (Comptes  rendus  de  l'Académie  des  sciences  morales,  1900, 
t.  CLIII)  sont  à  consulter,  ainsi  que  les  chiffres  donnés  par  Ch.  Jourdain,  Le  budget  de 
l'instruction  publique,  Paris,  1807.  Les  brochures  de  circonstance,  très  nombreuses,  on!  été, 
en  général,  mises  à  profit  dans  les  ouvrages  cités  et  même  dans  les  histoires  générales. 
Deux  surtout  sont  intéressantes  :  Fr.  Cuvier,  Projet  d'organisation  pour  les  écoles  primaires, 
i8i5,  el  Guizot,  Essai  sur  l'histoire  el  l'état  actuel  de  l'instruction  publique,  1816.  Il  y  a  un 
bon  article  sur  Fr.  Cuvier  dans  la  ire  édition  du  Dictionnaire  pédagogique.  La  situation 
matérielle  et  morale  du  maître  d'école  sous  la  Restauration  est  connue  par  le  livre 
de  P.  Lorain,  Tableau  de  l'instruction  primaire  en  France,  d'après  l'enquête  de  1832  à  1834, 
Paris,  1837. 

<    12A    > 


CHAPITRE    PREMIER 


Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés. 


journaux  résumaient.  Mais  il  est  malaisé  de  se  l'aire  une  idée  précise 
de  l'influence  exercée  par  la  presse.  On  lisait  probablement  beau- 
coup à  Paris.  Un  voyageur  allemand  à  Paris,  Bœrne,  écrivait  : 

«  11  faudrait  bouleverser  de  fond  en  comble  le  sol  français,  si  l'on  voulait 
extirper  l'intérêt  que  tous  prennent  à  la  chose  publique.  Tout  le  monde  lit  :  le 
cocher  sur  son  siège  en  attendant  son  maître,  la  Fruitière  au  marché,  le  portier 
dans  sa  loge.  Au  Palais-Royal,  le  malin,  mille  personnes  ont  dos  journaux  dans 
la  main  et  se  montrent  dans  les  attitudes  les  plus  diverses.  L'un  est  assis, 
l'autre  debout,  un  troisième  marche  d'un  pas  tantôt  plus  lent,  tantôt  plus  pressé.... 
Le  garçon  boucher  s'essuie  la  main  pour  ne  pas  salir  la  feuille  qu'il  lient,  et  le 
pâtissier  ambulant  laisse  refroidir  ses  gâteaux  pour  lire  la  gazette.  » 

Mais  ce  spectacle,  qui  émerveillait  un  Allemand  libéral,  était 
proprement  parisien.  Les  lecteurs  des  journaux  ne  pouvaient  pas 
être  très  nombreux  en  province  :  les  journaux  assez  rares  n'étaient 
vendus  qu'aux  abonnés;  le  prix  de  l'abonnement  était  élevé;  parfois, 
plusieurs  personnes  se  réunissaient  pour  en  payer  un  seul.  L'in- 
fluence du  journal,  médiocre  en  étendue,  était  sans  doute  profonde; 
le  journal  qu'on  lisait,  qui  faisait  l'objet  des  conversations,  dominait 
l'esprit  sans  concurrence  :  on  devait  être  en  ce  temps-là,  plus  qu'on 
ne  le  fut  dans  la  suite,  de  l'opinion  de  son  journal.  La  presse  ne 
s'adressait  d'ailleurs  guère  qu'au  corps  électoral  et  à  ceux  qui,  sans 
en  faire  partie,  étaient  en  état  de  l'inspirer. 

Avant  la  loi  de  1819,  les  journaux,  soumis  à  l'autorisation  préa- 
lable et  à  la  censure,  ne  discutent  pas  les  actes  du  gouvernement; 
leur  polémique  se  nourrit  d'anecdotes.  C'est  le  temps  où  la  Quoti- 
dienne «  ne  laisse  pas  mourir  un  émigré  au  fond  de  sa  province 
sans  donner  à  l'univers  l'histoire  un  peu  bourgeoise  de  sa  vie  »  ;  où 
le  Constitutionnel  est  «  à  l'affût  des  militaires  qui  expirent  dans  leur 
lit  ».  Le  gouvernement,  depuis  le  5  septembre,  surveille  les  intem- 
pérances royalistes  autant  que  les  attaques  libérales.  L'ultra-royaliste 
Fiévée  est  condamné  à  trois  mois  de  prison  (1818)  pour  avoir  écrit 
dans  sa  Correspondance  politique  et  administrative  :  «  Les  rois  se 
croient  aimés  quand  on  leur  dit  qu'ils  le  sont;  et  quelquefois  ils  le 
répètent  avec  une  rare  bonhomie  ».  Les  rédacteurs  de  la  Bibliothèque 
historique,  revue  qui  collige  avec  une  application  minutieuse  les 
excès  du  royalisme  et  critique  la  politique  extérieure,  sont  condamnés 
à  six  mois  de  prison  pour  des  articles  qu'ils  avaient  pourtant,  sur 
injonction  de  la  censure,  renoncé  à  publier  (1818). 

«  Attendu, disait  le  jugement,  que  le  dépôt  équivaut  à  la  publication;  et  que 
leur  ouvrage,  examiné  dans  son  ensemble  et  dans  toutes  ses  parties,  est 
répréhensible...,  dénote  une  malveillance  constante  et  réfléchie  et  des  intentions 
ennemies  du  bien  public  » 


PRINCIPAUX 

JOUHNAUX 

PARI  SI  ES  S. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  a 

Le  Constitutionnel  fut  cinq  fois  supprimé  et  reparut  cinq  fois 
sous  des  noms  nouveaux.  Le  Mercure,  journal  de  Benjamin  Constant, 
supprimé  à  son  tour,  fut  remplacé  par  la  Minerve,  où  les  «  Lettres 
sur  Paris  »,  œuvre  d'Etienne,  eurent  grand  succès  :  elle  fut  l'organe 
préféré  des  libéraux.  Les  doctrinaires  (Royer-Collard  et  Guizot) 
publiaient  leurs  réflexions  sur  la  science  politique  dans  les  Archivez 
philosophiques,  politiques  et  littéraires,  mais  s'abstenaient  de  polé- 
mique. Chateaubriand  voulut  donner  au  parti  ultra-royaliste  un 
organe  qui  combattît  le  succès  de  la  Minerve;  il  fonda  en  1818  le 
Conservateur,  et  v  convia  tous  les  ennemis  de  Decazes. 


INFLUENCE 
DE  QUELQUES 
JOURNAUX 
ÉTRANGERS. 


LA  PRESSE  DES 
DÉPARTEMENTS. 


«  Je  mis  la  plume  à  la  main  aux  plus  grandes  familles  de  France;  j'affublai 
en  journalistes  les  Montmorency  et  les  Lévis;  je  convoquai  l'arrière-ban;  je  fis 
marcher  la  féodalité  au  secours  de  la  liberté  de  la  presse.  » 

Le  Conservateur  eut  un  vif  succès.  Mais,  comme  la  Minerve,  il 
s'occupait  moins  des  faits  quotidiens  que  des  questions  générales 
de  la  politique.  En  somme,  aucun  journaliste,  qu'il  fût  de  droite  ou 
de  gauche,  n'avait  assez  d'indépendance  pour  parler  franchement. 

C'est  dans  les  journaux  anglais,  sous  le  titre  de  «  Correspon- 
dance privée  »,  que  les  partis  allaient  exprimer  les  opinions  qu'il  y 
avait  danger  à  publier  en  France.  Le  ministère  usa  lui-même  de  ce 
procédé  pour  combattre  la  politique  ultra-royaliste  et  pour  attaquer 
le  comte  d'Artois.  Decazes  défendit  sa  conduite  dans  le  Times.  La 
Gazette  cVAugsbourg  était  ouverte  aux  libéraux  français;  mais  on 
ne  la  lisait  guère  qu'en  Alsace.  Aux  Pays-Bas,  où  s'étaient  réfugiés 
beaucoup  d'exilés  et  de  régicides,  paraissaient  des  pamphlets  et  des 
journaux,  YObservateur  allemand,  la  Gazette  de  Brème,  la  Gazette  du 
Rhin;  les  Bourbons  y  étaient  attaqués;  la  Conférence  des  ambas- 
sadeurs protestait  ;  mais  le  roi  Guillaume  faisait  la  sourde  oreille  et 
laissait  dire  les  journaux. 

Quand  la  liberté  de  la  presse  fut  rétablie  (1er  mai  1819),  les 
journaux  de  droite  et  de  gauche  se  déclarèrent  plus  franchement 
ultra-royalistes  ou  libéraux.  L'opinion  moyenne,  constitutionnelle, 
ministérielle,  ne  fut  plus  guère  représentée  dans  la  presse.  Le 
Moniteur  resta  presque  seul  à  défendre  avec  assiduité  le  gouver- 
nement. 

La  presse  provinciale  est  peu  nombreuse,  et,  sauf  quelques 
exceptions,  sans  indépendance  et  sans  influence.  Chaque  chef-lieu 
a  son  Journal  du  département,  son  Écho,  ses  Annales  ou  sa 
Feuille  d'annonces,  paraissant  une,  deux  ou  trois  fois  la  semaine, 
chargé  de  publier  les  communiqués  du  préfet,  les  nouvelles  locales, 
les  mercuriales.  Les  rares  articles  qu'insère  le  journal  sont  empruntés 


t   126  > 


CHAPITRE    PREMIER 


Le   Gouvernement  des  royalistes  modérés. 


à  la  presse  de  Paris.  Un  petit  nombre  de  journaux,  dans  une  dou- 
zaine de  villes,  ont,  à  partir  de  1819,  une  rédaction  politique  et  font 
de  la  polémique  de  parti.  Leur  influence  dépasse  parfois  les  limites 
du  département.  La  Gazelle  universelle  de  Lyon,  fondée  en  1819, 
devient  l'un  des  organes  français  les  plus  actifs  et  les  plus  influents 
du  catholicisme  ultra-royaliste.  L'Écho  du  Midi  (Toulouse)  a  la 
même  opinion  et  une  influence  analogue,  mais  moindre.  VA  mi  de 
la  Charte,  de  Clermont-Ferrand,  celui  de  Nantes,  le  Journal  libre  de 
1"  Isère,  Y  Écho  du  Nord  (Lille),  le  Journal  de  la  Meurlhe  (Nancy),  V  In- 
dicateur de  Bordeaux,  le  Journal  politique  de  la  Côle-cVOr,  le  Phocéen 
de  Marseille,  le  Courrier  du  Bas-Rhin  sont  des  feuilles  libérales 
combatives,  qu'on  lit  dans  toute  une  région.  Mais,  en  province  comme 
à  Paris,  la  liberté  rendue  à  la  presse  ne  profite  qu'aux  partis  extrêmes  ; 
les  oppositions  seules  ont  assez  de  vie  pour  intéresser  le  public. 

Le  succès  va  aux  pamphlets  de  P.-L.  Courier,  aux  chansons 
voltairiennes  et  patriotiques  où  Déranger  tourne  en  ridicule  les 
émigrés  (Paillasse,  le  Marquis  de  Carabas),  les  députés  ministériels 
(Le    Ventru),   attaque    les   jésuites    (Les   hommes  noirs)  : 

Hommes  noirs,  d'où  sortez-vous? 

Nous  sortons  de  dessous  terre. 

Moitié  renards,  moitié  loups. 

Notre  règle  est  un  mystère.... 
Nous  rentrons,  songez  à  vous  taire, 
Et  que  vos  enfants  suivent  nos  leçons. 

Le  public  témoigne  à  la  philosophie  du  xviii8  siècle  une  faveur 
plus  significative  encore.  On  réédite  Rousseau  et  Voltaire.  Les 
ultras  n'ont  pas  d'ennemis  plus  redoutables.  Aussi  Donald  demande- 
t-il,  dans  les  Débats,  «  que  les  auteurs,  morts  sans  laisser  d'héritiers, 
tonifient  dans  le  domaine  de  l'Etat  comme  les  propriétés  en  déshé- 
rence »  :  pourquoi  l'Etat,  défenseur  de  la  morale  publique,  hésite- 
rait-il à  user  de  son  droit  de  propriétaire  pour  détruire  les  œuvres 
de  Voltaire  et  de  Rousseau? 


PAMPHLETS 
ET  CHANSONS. 


L'influence  de  la  presse  étant  peu  étendue,  ses  moyens  d'action 
toujours  précaires,  même  sous  une  législation  libérale,  les  partis  en 
cherchèrent  d'autres,  plus  rapides  et  plus  efficaces.  Les  ultras 
avaient  conservé,  même  après  l'ordonnance  du  5  septembre,  presque 
toutes  les  positions  dont  ils  s'étaient  saisis  en  1815,  la  plupart  des 
préfectures,  et  surtout  les  commandements  militaires.  Disposant 
de  l'administration  locale,  de  la  police  et  des  troupes,  ils  pouvaient 
agir  dans  les  départements  a  peu  près  à  leur  guise,  sans  tenir  grand 
compte   du    changement   opéré    dans    la    direction    politique.    Ils 


LES  ULTRAS 
CHERCHENT 

UNE  REVANCHE. 


LA  «  CONSPIRATION 
DE  LYON 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

essayèrent  de  profiter  de  leurs  moyens  d'influence  pour  intimider 
les  ministres  et  pour  obliger  le  Roi  à  en  prendre  d'autres.  Leur  tac- 
tique fut  de  montrer  que  la  politique  du  o  septembre,  qui  favorisait 
les  espérances  et  autorisait  les  audaces  du  parti  révolutionnaire, 
conduisait  au  renversement  de  la  monarchie.  Il  fallait  donc  prouver 
que  le  parti  révolutionnaire  agissait,  conspirait,  qu'il  était  sur  le 
point  de  triompher,  si  les  vrais  royalistes  n'étaient  là  pour  veiller 
au  salut  de  la  France  et  du  Roi. 
ils  organisent  La  démonstration  fut  tentée  à  Lyon.   Les   ultras  y  occupaient 

depuis  1815  tous  les  postes  utiles,  la  mairie,  les  tribunaux,  la  préfec- 
ture; seule,  la  police  leur  échappait,  étant  confiée  à  un  lieutenant 
de  police  modéré.  Mais  ils  avaient  par  le  général  Canuel,  comman- 
dant la  19e  division,  une  gendarmerie  dévouée  et  une  police  mili- 
taire occulte.  Depuis  le  5  septembre,  ils  tenaient  la  ville  en  alerte 
constante  par  l'annonce  de  dangers  imminents;  chaque  semaine 
la  vigilance  de  Canuel  déjouait  une  conspiration,  arrêtait  une  insur- 
rection toute  prête  à  tenter  un  coup  de  main  sur  Lyon.  Mais,  de 
son  côté,  le  lieutenant  de  police  enquêtait  patiemment,  et  trouvait, 
chaque  semaine  aussi,  parmi  les  chefs  de  complot,  les  agents  du 
général.  On  réussit  à  éloigner  ce  fâcheux.  Aussitôt  après  son  départ, 
le  8  juin  1817,  une  rébellion  éclate,  le  tocsin  retentit  dans  une  dizaine 
de  communes  voisines  de  Lyon.  On  s'attroupe;  la  misère  était 
grande  à  cause  de  la  disette  (le  pain  coûtait  alors  onze  sous  la  livre)  ; 
des  paysans  réclament  le  pain  à  deux  sous  ;  d'autres  crient  :  «  Vive 
Napoléon  II  !  »  Voilà  donc  enfin  un  complot  qui  n'est  pas  niable. 
Canuel  fait  savoir  au  gouvernement  que  Lyon  est  menacé  d'un 
assaut  concerté  entre  les  paysans  de  l'extérieur  et  les  libéraux  de  la 
ville,  que  le  mouvement  a  des  complices  organisés  en  Auvergne  et 
en  Dauphiné.  L'armée  se  met  en  campagne,  parcourt  les  villages, 
fait  des  arrestations  en  masse;  la  Cour  prévôtale  se  réunit,  con- 
damne à  la  prison,  à  la  déportation,  à  mort,  avant  même  que  l'en- 
quête soit  commencée,  et  la  guillotine  circule  dans  le  Lyonnais.  Le 
gouvernement,  renseigné  par  le  préfet  Chabrol,  homme  médiocre, 
probablement  dupe  de  Canuel,  crut  d'abord  à  un  danger  réel.  Mais 
quand  des  témoins,  des  inculpés  vinrent  déclarer  qu'ils  avaient  agi 
sur  la  suggestion  du  nouveau  lieutenant  de  police,  agent  de  Decazes, 
le  gouvernement  eut  de  la  méfiance.  Marmont  fut  envoyé  pour 
étudier  l'affaire.  Son  aide  de  camp,  le  colonel  Fabvier,  n'eut  pas 
de  peine  à  découvrir  la  vérité  :  tout  le  complot  était  l'œuvre  de 
Canuel.  Il  fallut  gracier  ceux  que  la  guillotine  avait  épargnés  ou 
n'avait  pas  encore  atteints.  La  grande  manœuvre  royaliste  avait 
échoué.  Déconsidérés,  les  ultras  furent  battus  à  Lyon  aux  élections 


DU  «  BOIW 
DE  VEAU  ». 


SECRETB  DE 
DE  VITrlOLLES  ». 


Chapitre  premier  Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés. 

de  1818.  Mais  le  gouvernement  n'osa  ni  publier  la  vérité,  ni  pour- 
suivre les  vrais  coupables. 

Aussi  l'échec  de  Lyon  ne  les  découragea-t-il  pas.  Ils  tenteront  monsieur  essaie 
contre  Decazes  une  attaque  directe;  leur  chef,  Monsieur,  s'en  char-  P'WTi 

r»     •  '  •     1  •  LE  Lui. 

gea.  Il  présenta  au  Roi  un  mémoire  ou  le  renvoi  des  ministres  était 
exigé  ;  si  le  Roi  refusait,  il  adresserait,  comme  héritier  de  la  cou- 
ronne, un  manifeste  à  la  nation.  Le  Roi  ne  fut  pas  intimidé,  et 
répondit  (pue.  «  si  Monsieur  voulait  renouveler  l'exemple  du  vil 
frère  de  Louis  XIII,  il  était  décidé  de  le  contenir  et  de  le  combattre 
par  tous  les  moyens  qui  seraient  nécessaires  »  (février  1818).  D'autres 
songèrent  à  un  coup  de  force  romanesque.  Il  fut  question,  dans 
l'été  de  1818,  sur  la  terrasse  des  Tuileries  qui  longe  la  Seine,  entre  conspiration 
officiers  royalistes,  d'enlever  le  Roi,  de  le  contraindre  à  abdiquer  en 
faveur  du  comte  d'Artois  ou  à  changer  de  ministres  :  Canuel  aurait 
la  Guerre  et  Donadieu  (de  Grenoble,  le  vainqueur  de  Didier)  aurait 
le  commandement  de  Paris;  Villèle,  l'Intérieur;  la  Bourdon naie, 
la  Police.  Decazes  fit  arrêter  les  plus  bavards  des  conspirateurs  et 
mit  à  profit  leur  sottise  pour  achever  de  brouiller  Louis  XVIII  avec 
son  frère;  puis  il  relâcha  tous  les  conjurés  «  du  bord  de  l'eau  ». 

La   libération   du   territoire   fut  pour  les  ultras  une  nouvelle  la  «  note 

défaite.  Ils  ne  comptaient  plus  que  sur  les  étrangers  pour  fournir  u 
l'appui  militaire  nécessaire  à  un  mouvement  de  réaction.  «  Les 
ultras  sont  aux  pieds  du  duc  de  Wellington,  écrivait  Pozzo  di 
Borgo  à  son  gouvernement  le  8  avril  1818,  pour  le  conjurer  de 
prolonger  l'occupation.  »  Mal  accueillis  des  ambassadeurs,  leurs 
chefs,  d'accord  avec  Monsieur,  décidèrent  de  renseigner  l'Europe 
sur  les  dangers  qu'elle  courrait  en  libérant  la  France.  «  La  Révolu- 
tion occupe  tout,  exposa  Vitrolles  dans  un  mémoire  destiné  aux 
souverains,  depuis  le  cabinet  du  Roi,  qui  en  est  le  foyer,  jusqu'aux 
dernières  classes  de  la  nation  qu'elle  agite  partout  avec  violence. 
La  position  et  la  marche  actuelle  du  gouvernement  conduisent  au 
triomphe  certain  et  prochain  de  la  Révolution.  »  Il  y  a  heureuse- 
ment des  moyens  de  l'arrêter;  Vitrolles  les  énumère  :  partager 
la  France  ou  l'occuper  militairement  (pensée  à  coup  sûr  exécrable 
et  sans  doute  peu  pratique);  changer  la  dynastie  (mais  le  principe 
de  la  légitimité  en  souffrirait);  détruire  le  gouvernement  représen- 
tatif (mais  il  faudrait  rétablir  l'ancien  régime  et  toutes  ses  insti- 
tutions, entreprise  ardue);  amener  le  Roi  et  le  gouvernement  à  de 
meilleurs  principes  (mais  comment  l'espérer?)  :  un  seul  moyen  est 
efficace,  c'est  de  changer  les  ministres.  Decazes  eut  connaissance 
de  ce  mémoire,  qu'on  appela  «  la  note  secrète  de  M.  de  Vitrolles  », 
et   le    fit   aussitôt   publier.  On  apprit  ainsi  que  les  ultras  envisa- 

<    129  > 

Lavisse.  —  H.  Contcmp.,  IV.  o 


DE  a  LOUIS  XVII 


AU  SERVICE 
DES  ULTRAS 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

geaient  la  libération  du  territoire  comme  un  malheur  et  le  faisaient 
savoir  aux  alliés  au  moment  où  s'ouvraient  les  conférences  d'Aix-la- 
Chapelle. 
les  apparitions  Ainsi  échouaient  les  unes  après  les  autres  toutes  les  combi- 

naisons politiques  des  ultras.  Quelques-uns,  hobereaux  de  pro- 
vince, se  mirent  à  espérer  en  un  hypothétique  Louis  XVII,  qui 
démasquerait  un  jour  prochain  l'usurpation  de  Louis  XVIII.  Un 
paysan,  Mathurin  Bruneau,  qui  affirma  être  le  dauphin,  trouva  de 
la  considération  chez  les  royalistes  de  Normandie  ;  d'autres  à  Lyon 
attendaient  l'heure  où  paraîtrait  le  vrai  Dauphin,  réfugié  en  Savoie 
sur  la  frontière  de  son  royaume. 

le  clergé  se  met  II  y  eut  plus  de  profit  pour  les  ultras  à  se  servir  du  clergé. 
Déjà,  la  Chambre  de  1815  avait,  par  des  mesures  législatives, 
préparé  la  restauration  de  son  autorité  morale  et  de  son  domaine 
matériel.  Mais  rien  d'essentiel  n'était  changé  tant  que  le  clergé 
vivrait  sous  le  concordat  napoléonien.  La  grande  affaire  était  de 
revenir  au  régime  ecclésiastique  de  l'ancienne  monarchie,  c'est- 
à-dire  de  changer  la  constitution  du  clergé,  de  lui  procurer  un  nou- 
veau concordat. 

la  droite  désire  On  en  parlait  depuis  1814.  Il  y  avait  sans  doute  motif  à  négocier 
avec  le  pape.  Depuis  l'occupation  des  États  romains  (1808),  le  pape 
avait  cessé  d'instituer  les  évêques  français.  Bien  qu'il  eût,  par  le 
concordat  dit  de  Fontainebleau  (13  février  1813),  accepté  de  donner 
l'institution  canonique  aux  évêques  dans  les  six  mois  qui  suivraient 
leur  nomination  par  l'Empereur,  il  n'avait  tenu  aucun  compte  d'un 
engagement  où,  déclara-t-il  deux  jours  après  l'avoir  signé,  sa  volonté 
n'avait  pas  été  libre.  Depuis  lors,  il  avait  tenu  pour  nulles  ses  con- 
ventions avec  le  gouvernement  français.  Le  rétablissement  des  rela- 
tions avec  le  Saint-Siège  permettait  donc  d'en  finir  avec  l'état  de 
guerre  ;  mais  la  droite  prétendait  en  outre  en  profiter  pour  accomplir 
une  réaction  décisive  et  complète  contre  l'œuvre  impie  de  Bona- 
parte. Il  restait  à  venger  et  à  réparer  l'humiliation  et  la  défaite 
subies  par  le  clergé  papiste  et  royaliste  en  1801  :  humiliation  des 
évêques  démissionnaires  mis  sur  le  même  rang  que  les  évêques 
constitutionnels,  et  obligés  de  vivre  dans  le  voisinage  de  ces  intrus; 
défaite  des  évêques  non  démissionnaires  qui  avaient  résisté  à  la  fois 
au  pape  et  au  Premier  Consul,  et  qui  avaient  continué  de  porter 
des  titres  supprimés  ou  transférés  à  des  successeurs  illégitimes.  Le 
Roi  légitime  devait  abolir  ce  passé  odieux.  On  exigerait  enfin 
des  constitutionnels  la  rétractation  que  Bonaparte  avait  toujours 
empêché  qu'on  leur  demandât.  La  vieille  et  véritable  Eglise  de 

<   i3o  > 


UN  NOUVEAU 
CONCORDAT. 


LE  «  CONCORDAT 
DE  1817  ». 


chapitre  premier  Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés. 

France  serait,  elle  aussi,  restaurée  :  tous  ceux  qui,  par  attachement 
à  leurs  rois,  refusaient  encore' après  quinze  ans  de  reconnaître  les 
évoques  concordataires,  parce  que  le  concordat  avait  été  fait  sans 
la  participation  du  Roi  légitime,  rentreraient  triomphants  dans  leurs 
diocèses.  Le  scandale  cesserait  d'une  «  Petite  Église  »que  sa  fidélité 
faisait  schismatique.  On  n'aurait  plus,  après  le  retour  du  Roi,  deux 
clergés  en  France,  celui  de  Bonaparte  et  celui  du  Roi.  C'est  donc 
dans  le  retour  à  l'ancien  régime,  dans  le  rétablissement  de  tous  les 
diocèses  d'avant  1789,  qu'il  fallait  chercher  le  remède  qui  guérirait 
toutes  les  blessures,  réparerait  toutes  les  iniquités. 

Un  concordat  ainsi  compris,  restauration  du  personnel  et  de  la  négociations, 
France  ecclésiastiques,  n'est,  dans  la  pensée  de  ses  partisans,  que 
la  préface  d'une  restauration  plus  complète  de  l'Eglise  dans  ses 
biens  et  dans  ses  prérogatives.  Une  commission  ecclésiastique 
composée  d'évèques  pris  en  nombre  égal  parmi  les  refusants 
de  1801,  parmi  les  démissionnaires  non  employés,  parmi  les  titu- 
laires en  fonctions,  avait  été  nommée  en  1814  pour  étudier  la 
situation  de  l'Église.  Le  choix  de  ses  membres  trahissait  les 
intentions  du  gouvernement  d'alors.  Mais  les  Cent-Jours  interrom- 
pirent cet  heureux  début;  l'hostilité  devint  plus  ardente  entre  les 
évêques  de  l'ancien  régime  et  ceux  du  concordat.  Louis  XVIII 
réussit  à  obtenir  une  démission  collective  des  13  évêques  réfrac- 
taires  en  leur  promettant  une  place  dans  l'Église  reconstituée  On 
reprit  ensuite  (avril  1816)  les  négociations  avec  la  cour  de  Rome. 
Blacas,  nommé  ambassadeur  auprès  du  Saint-Siège,  rédigea  avec 
le  cardinal  Consalvi  un  nouveau  concordat  '  le  traité  de  1801,  les 
articles  organiques  seraient  abrogés;  le  concordat  de  1516  serait 
rétabli.  La  conséquence,  ce  serait  le  rétablissement  des  évêchés 
supprimés  en  1801,  au  moins  «  en  tel  nombre  qui  sera  convenu  d'un 
commun  accord  »  ;  le  Roi  s'engagerait  à  y  replacer  les  13  anciens 
évêques,  à  pourvoir  les  évêchés  ainsi  que  les  chapitres,  les  cures  et 
les  séminaires  d'une  dotation  «  convenable  »  en  biens-fonds  ou  en 
rentes  sur  l'État;  il  promettrait  d'employer  tous  les  moyens  propres 
à  faire  cesser  les  désordres  et  à  supprimer  les  obstacles  «  qui 
s'opposaient  au  bien  de  la  religion  et  à  l'exécution  des  lois  de 
l'Église  ».  Le  pape  ne  renoncerait  pas  en  principe  à  ses  droits  sur 
Avignon,  mais  il  consentirait  en  fait  à  les  échanger  contre  une 
indemnité.  L'entente  paraissait  complète  quand  le  Roi  prétendit 
insérer  dans  le  traité  une  réserve  qui  empêchât  «  de  penser  que  son 
intention  puisse  jamais  être  de  porter  atteinte  aux  libertés  de 
l'Église  gallicane  et  d'infirmer  les  sages  règlements  que  les  rois  ses 
prédécesseurs  avaient  faits  à  diverses  époques  contre  les  prétentions 

<    i3i    > 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  n 

ultramontaines  ».  Le  pape  s'opposa  vivement  à  la  «  clause  galli- 
cane »  et  protesta  en  outre  contre  l'obligation  imposée  aux  pairs 
ecclésiastiques  de  prêter  serment  à  une  Charte  qui  assurait  l'égalité 
des  cultes.  Il  fallut  négocier  à  nouveau.  Le  pape  consentit  finale- 
ment qu'on  ajoutât  à  la  phrase  du  traité  qui  abolissait  les  articles 
organiques,  cette  addition  :  «  en  ce  qu'ils  sont  contraires  à  la 
doctrine  et  aux  lois  de  l'Église  »,  et  la  question  du  serment  fut 
réglée  par  une  note  où  le  Roi  déclara  que  «  le  serment  ne  saurait 
porter  atteinte  aux  dogmes  ni  aux  lois  de  l'Église...,  qu'il  n'était 
relatif  qu'à  l'ordre  civil  ». 
zon  échec.  Ce  projet  de  traité   était  l'œuvre  personnelle  de  Blacas;  les 

ministres,  sauf  Richelieu  et  Laîné,  n'avaient  pas  été  mis  dans  le 
secret.  On  comptait  se  passer  de  l'approbation  des  Chambres.  Mais 
les  autres  ministres,  qu'il  fallut  enfin  consulter,  protestèrent  :  Por- 
talis,  Garde  des  sceaux,  démontra  dans  un  mémoire  que,  le  con- 
cordat de  1801  étant  loi  de  l'État,  on  ne  pouvait  l'abroger  sans 
une  loi  nouvelle.  On  n'osa  pas  soumettre  aux  Chambres  le  texte 
complet  du  traité  Blacas;  le  projet  du  gouvernement  porta  seule- 
ment que  le  concordat  du  15  juillet  1801  «  cessait  d'avoir  son  effet 
à  compter  de  ce  jour,  sans  que  néanmoins  il  fût  porté  atteinte  aux 
effets  qu'il  avait  produits  »,  que  le  Roi  seul  nommerait,  «  conformé- 
ment au  concordat  passé  entre  Léon  X  et  François  Ier  et  en  vertu 
du  droit  inhérent  à  la  couronne,  aux  archevêchés  et  évêchés  dans 
toute  l'étendue  du  royaume  »;  il  réédita  les  vieilles  formules  sur 
le  droit  du  Roi  à  autoriser  l'exécution  des  bulles  et  sur  l'obligation 
de  transformer  en  lois  de  l'État  les  aotes  pontificaux  concernant 
l'administration  de  l'Église  pour  qu'ils  fussent  applicables.  Le  plus 
grave  des  changements  annoncés,  c'était  la  création  de  42.  évêchés 
nouveaux.  Le  pape,  mécontent,  déclara  s'en  tenir  au  texte  du 
traité,  qu'il  ne  reconnaissait  plus  dans  le  projet  de  loi;  la  commis- 
sion de  la  Chambre  ne  sut  comment  s'y  prendre,  ni  pour  créer  de 
nouvelles  circonscriptions,  ni  pour  trouver  les  crédits  à  affecter 
aux  évêchés  nouveaux.  Le  gouvernement,  intimidé  par  la  polé- 
mique ardente  des  libéraux  qui  dénonçaient  un  retour  hypocrite 
à  l'ancien  régime,  bien  que  les  dispositions  relatives  à  la  nomina- 
tion des  évêques  fussent  l'unique  emprunt  fait  au  concordat  de 
Léon  X,  était  fort  embarrassé;  Portalis  partit  pour  Rome,  espérant 
obtenir  du  Pape  une  approbation  du  projet  de  loi,  11  échoua.  Le 
cardinal  de  Périgord,  au  nom  de  l'épiscopat  français,  supplia  le  Roi 
d'accepter  le  concordat  de  Blacas  et  d'agir  comme  «  législateur 
suprême  »,  c'est-à-dire  de  se  passer  du  consentement  des  Chambres. 
On  finit  par  retirer  le  projet.  L'opération  était  manquée  pour  avoir 

<    i3a  > 


CHAPITRE    PREMIER 


Le   Gouvernement  des  roualistes  modérés. 


été  trop  retardée.  Le  pape  consentit  à  conserver  «  provisoirement  » 
les  limites  actuelles  des  diocèses,  à  proroger  les  pouvoirs  des 
évoques  concordataires,  à  inviter  les  évêques  nouveaux  déjà  nommés 
(il  y  en  avait  20)  à  s'abstenir  d'exercer  leur  autorité.  Le  gouverne- 
ment s'engagea  à  créer  39  diocèses  nouveaux  par  conventions 
séparées,  ce  qui  porterait  graduellement  le  nombre  total  des  diocèses 
à  80  (14  archevêchés  et  66  évêchés).  L'opération  fut  achevée  en  1822; 
il  y  eut  à  peu  près  un  diocèse  par  département1.  Le  budget  des 
cultes,  qui  était  de  10  millions  et  demi  en  1815,  atteignit  35  mil- 
lions en  1829. 

En  attendant  la  restauration  intégrale  de  l'ancienne  Église,  les 
ultras  cherchèrent  dans  la  «  milice  »  du  clergé  régulier  des  alliés 
plus  indépendants,  plus  agiles,  plus  audacieux.  La  propagande 
royaliste  trouva  ses  meilleurs  agents  dans  le  personnel  des  «  Mis- 
sions de  France  » 

C'était  une  entreprise  de  prédications,  organisée  sur  le  modèle 
des  antiques  «  Missions  étrangères  »  qui  convertissaient  les  païens 
d'Asie  et  d'Amérique  Les  Missions  de  France  se  donnèrent  pour 
objet  de  ranimer  la  foi  religieuse  et  monarchique.  Trois  prêtres, 
les  abbés  de  Rauzan,  Liautard  et  de  Forbin-Janson  les  fondèrent 
en  1816,  en  groupant  en  congrégation  des  prêtres  sans  emploi.  Elles 
commencèrent  leur  propagande  dans  les  départements  de  l'Ouest. 
Les  missionnaires  —  quatre  ou  cinq  à  la  fois  —  arrivaient  dans  une 
ville,  prêchaient  durant  quelques  semaines,  puis  organisaient  en 
grande  solennité  une  cérémonie  de  «  réparation  »  :  une  croix  était 
portée  en  procession  jusqu'au  lieu  où  elle  devait  être  plantée;  là, 
en  présence  du  préfet,  du  maire,  des  corps  constitués,  on  faisait 
publiquement  réparation  à  la  croix  pour  les  outrages  qu'elle  avait 
reçus  depuis  la  Révolution;  réparation  des  offenses  faites  au  pro- 
chain; réparation  à  Louis  XVI,  à  Louis  XVII,  «  à  l'auguste  Marie- 
Antoinette,  à  l'inimitable  Elisabeth  »,  au  Roi  et  à  la  famille  royale, 
de  toutes  les  injures  qu'ils  avaient  subies.  La  foule  donnait  son 
assentiment  par  des  acclamations,  et  la  cérémonie  se  terminait 
généralement  par  le  serment  de  maintenir  la  religion  et  la  légiti- 
mité. En  1817,  on  ajouta  à  ce  programme  la  «  guerre  aux  mauvais 
livres  ».  La  fête  de  clôture  comporta  le  brùlement  des  œuvres  de 
Voltaire  et  de  Rousseau,  dont  les  fidèles  purgeaient  leur  biblio- 
thèque. Le  succès  des  missionnaires  fut  très  vif:  ils  distribuaient 
des  chapelets,  des  médailles,  des  scapulaires,  des  images;  on  les 


MODIFICATIOSS' 

DE  DÉTAIL 

DANS  LE  RÈGIMB 

DE  L'ÉGLISE. 


LES  «  MISSIONS 
DE  FRANCE  ». 


LEUR  MÉTHODE 
DE  PROPAGANDE.. 


i.  Rien  n'a  été  changé  depuis  lors  à  la  géographie  ecclésiastique,  sauf  que  Cambrai 
devint  un  archevêché  ainsi  que  Rennes,  et  que  le  diocèse  du  Mans  se  dédoubla  pour 
former  l'évêché  de  Laval. 


<    1 33   > 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

recevait  au  son  des  cantiques  que  des  jeunes  gens  et  des  jeunes 
filles  avaient  appris  dans  les  églises  à  chanter  sur  des  airs  en 
vogue;  le  plus  populaire,  «  Le  Triomphe  de  la  Religion  »,  se  chan- 
tait sur  l'air  du  Chant  du  Départ. 

La  religion  nous  appelle, 
Sachons  vaincre,  sachons  périr; 
Un  chrétien  doit  vivre  pour  elle," 
Pour  elle  un  chrétien  doit  mourir. 

Quand  les  missionnaires  quittaient  le  pays,  c'étaient  des  scènes 
d'enthousiaste  attendrissement  :  la  foule  les  accompagnait  sur  la 
route,  se  disputait  la  faveur  de  les  toucher,  de  conserver  d'eux 
quelque  souvenir.  Parfois  s'organisaient  des  manifestations  hostiles, 
et  il  en  résultait  des  troubles  qui  donnaient  à  la  police  l'occasion 
d'intervenir  et  à  la  magistrature  celle  de  condamner.  La  majorité 
des  fonctionnaires,  les  municipalités  appartenaient  à  la  clientèle  des 
ultras;  le  ministère  laissait  triompher  en  province  un  parti  qu'il 
combattait  à  la  Chambre. 


ORGANISATION 
DES  LIBÉRAUX. 


L'ESPRIT  LIBERAL 

DANS 

L'UNIVERSITÉ. 


Les  libéraux,  qui  ne  disposaient  pas  de  pareils  moyens  de  propa- 
gande, donnaient  tout  leur  effort  à  la  préparation  des  élections.  Les 
chefs  du  parti,  réunis  en  comité  central  depuis  l'élection  du  premier 
cinquième  en  1817,  répandaient  des  brochures  dans  le  pays,  corres- 
pondaient avec  les  électeurs  influents,  qui,  à  leur  tour,  formaient 
des  comités  locaux,  où  se  discutaient  les  candidatures.  La  liste  en 
était  arrêtée  d'un  commun  accord  entre  le  comité  de  Paris  et  les 
délégués  des  comités  de  province;  les  électeurs  votaient  avec  une 
parfaite  discipline.  Mais  les  libéraux  sentirent  le  besoin  de  créer 
une  œuvre  plus  efficace  en  vue  de  résultats  plus  durables.  Pour 
reconquérir  le  pouvoir,  il  suffisait  d'agir  sur  le  corps  électoral  par 
la  propagande;  pour  reconquérir  la  France,  il  fallait  agir  sur  les 
générations  nouvelles  par  l'éducation. 

Le  gouvernement  s'était  montré  très  indécis  dans  la  question  de 
l'enseignement.  Il  n'avait  pas  osé  abolir  ouvertement  le  monopole 
universitaire,  parce  que  la  destruction  du  système  napoléonien  fût 
apparue  comme  un  acte  trop  évident  de  contre-révolution,  mais  il 
gardait  ses  sympathies  au  clergé  et  favorisait  ses  usurpations1.  Il 
exerça  une  surveillance  sévère  sur  l'esprit  libéral  qui  se  faisait  jour 
dans  l'enseignement  officiel.  En  1815,  dix-sept  facultés  des  lettres  et 


i.  Les  écoles  ecclésiastiques  furent  dispensées  d'envoyer  leurs  élèves  aux  collèges,  de 
payer  la  rétribution  universitaire  et  déclarées  capables  de  recevoir  des  donations 
(5  oct.  i8i4'-  Voir  page  37. 

<    1 34    > 


CHAPITRE    PREMIER 


Le   Gouvernement  des  royalistes  modérés. 


trois  facultés  des  sciences  furent  supprimées;  les  collèges  (ci-devant 
lycées)  furent  peuplés  de  professeurs  et  d'administrateurs  ecclésias- 
tiques. Malgré  ces  précautions,  des  difficultés  éclataient;  les  étu- 
diants en  droit  de  Paris  protestèrent  violemment  contre  la  suspen- 
sion du  cours  d'un  professeur  libéral,  Bavoux  :  on  ferma  l'École  de 
droit;  Bavoux,  traduit  en  cour  d'assises,  fut  acquitté  (1819).  L'Ecole 
de  médecine  de  Montpellier  fut  fermée  pour  des  raisons  analogues. 
Il  se  produisait  fréquemment  de  l'agitation  dans  les  collèges  contre 
les  dévotions  imposées.  Les  journaux  conservateurs  s'indignaient. 
Royer-Collard,  attaqué  comme  président  de  la  Commission  d'ins- 
truction publique,  alla  presque  jusqu'à  reconnaître  devant  la 
Chambre  que  tant  de  désordres  à  la  fois  ne  pouvaient  être  que  l'effet 
d'un  complot  : 


«  Il  n'y  a  point  d'exemple  d'une  attaque  de  ce  genre,  dirigée  sur  un  grand 
nombre  de  points  à  la  fois,  et  qui  ne  peut  s'exécuter  que  par  la  corruption  la 
plus  odieuse  de  la  jeunesse  et  même  de  l'enfance.  Ce  crime  est  nouveau  :  il 
manquait  à  l'histoire  des  partis!  • 

L'enseignement  primaire  n'était  pas  une  affaire  d'Etat  :  il  ne 
figurait  au  budget,  depuis  l'ordonnance  du  29  février  1816,  que 
pour  50  000  francs,  mis  par  la  liste  civile  à  la  disposition  de  la  Com- 
mission d'instruction  publique,  «  soit  pour  faire  composer  et 
imprimer  des  ouvrages  propres  à  l'instruction  populaire,  soit  pour 
établir  temporairement  des  écoles  modèles...  soit  pour  récompenser 
les  maîtres...  ».  La  même  ordonnance  avait  créé  des  comités  canto- 
naux chargés  de  surveiller  et  d'encourager  l'instruction  primaire, 
et  imposé  à  tout  instituteur  l'obligation  d'avoir  un  brevet  de  capa- 
cité de  l'inspecteur  d'Académie,  un  certificat  de  bonne  conduite  du 
curé  et  du  maire.  Mais  ces  dispositions  restaient  inappliquées.  L'en- 
seignement primaire  était  donc  un  terrain  vacant  laissé  aux  initia- 
tives privées.  Les  partis  s'y  heurtèrent.  La  bataille  éclata  entre 
l'«  enseignement  simultané  »  des  Frères  et  «  l'enseignement  mutuel  » 
des  laïques. 

L'enseignement  mutuel  datait  des  Cent-Jours.  Quelques  Fran- 
çais avaient  rapporté  d'Angleterre  en  1814  la  méthode  de  Bell  et 
Lancaster,  dont  le  principe  consistait  «  dans  la  réciprocité  de  l'ensei- 
gnement entre  les  écoliers,  le  plus  instruit  servant  de  maître  à  celui 
qui  l'est  moins  ».  Grâce  à  ces  services  mutuels,  un  seul  instituteur 
pouvait  donner  l'enseignement  à  un  grand  nombre  d'enfants. 
Carnot,  alors  ministre  de  l'Intérieur,  fut  instruit  de  cette  nou- 
veauté; il  y  vit  un  procédé  peu  coûteux  pour  poursuivre  l'œuvre 
scolaire  interrompue  de  la  Révolution,  et  fit  signer  par  Napoléon 


ÉTAT  DE 
L'ENSEIGNEMENT 

PRIMAIRE. 


L'ENSEIGNEMENT 

MUTUEL  l-.T 
L'ENSEIGNEME  \  T 

DES  FRÈRES 


i3! 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


CONFLIT  ENTRE 

DECAZES 

ET  LES  FRERES. 


un  décret  qui  décidait  la  fondation  à  Paris  d'une  école  d'essai.  Une 
commission  travaillait  à  l'organiser  quand  tomba  l'Empire.  Ses 
membres  formèrent  alors  la  «  Société  pour  l'encouragement  de 
l'instruction  élémentaire  »,  qui  se  donna  pour  but  de  réaliser  le 
projet  de  Carnot.  Cependant,  les  Frères  continuaient  de  pratiquer 
l'enseignement  simultané  de  tous  les  élèves  par  le  maître.  Il  y  eut 
donc  rivalité  de  deux  pédagogies;  mais  l'enseignement  mutuel  était 
une  œuvre  «  libérale  »;  la  méthode  et  l'enseignement  des  Frères 
firent  dès  lors  partie  du  programme  des  ultras.  La  concurrence  de 
clientèle  fut  avivée  par  la  rivalité  politique.  Le  clergé  dénonça 
l'enseignement  mutuel  comme  dangereux.  Decazes,  sans  prendre 
ouvertement  parti,  voulut  exiger  des  Frères,  comme  l'ordonnance 
de  1816  l'exigeait  des  laïques,  le  brevet  individuel  de  capacité  délivré 
par  les  Académies  ;  il  prétendit  aussi  n'accorder  l'exemption  du  ser- 
vice militaire  qu'aux  congréganistes  qui  prendraient  individuelle- 
ment l'engagement  d'enseigner  pendant  dix  ans  :  c'était  le  régime 
auquel  étaient  astreints  les  laïques.  Les  Frères  refusèrent,  déclarèrent 
qu  ils  n'avaient  que  faire  de  brevets,  que  la  capacité  d'enseigner 
était  reconnue  à  leur  ordre,  qu'ils  n'avaient  pas  à  prendre  d'engage- 
ment individuel,  ni  à  demander  d'autorisation,  puisqu'ils  ne  tiraient 
pas  leur  pouvoir  d'un  certificat  académique,  mais  de  la  lettre  d'obé- 
dience de  leur  Supérieur  général.  Celui-ci  écrivit  à  Decazes  :  «  Vou- 
loir obliger  chaque  frère  à  un  diplôme  particulier,  ce  serait  séparer 
les  membres  de  leur  chef,  et  détruire  en  France  la  congrégation  des 
Frères  des  écoles  chrétiennes  ».  Le  ministre  transigea  :  les  Frères 
consentirent  à  recevoir  un  brevet  d'instituteur,  mais  ils  furent  dis- 
pensés d'examen  et  d'inspection;  leur  Supérieur  général  eut,  seul, 
le  pouvoir  de  les  déplacer. 
L'enseignement  Les  Frères  ne  pouvaient  guère  prospérer  que  dans  les  villes. 

parles  partÏsNU  Trop  Peu  nombreux  pour  s'installer  dans  les  campagnes,  ils  eussent 
de  gauche.  été  trop  coûteux  aussi;  car  les  statuts  de  leur  ordre  leur  imposaient 

de  s'établir  par  groupe  de  trois  partout  où  ils  étaient  appelés. 
En  1818,  4  Académies  sur  26  n'avaient  pas  de  Frères,  les  autres 
n'avaient  en  tout  que  26  écoles,  toutes  installées  dans  les  villes.  Au 
contraire,  l'enseignement  mutuel  était  en  plein  succès  dans  les  villes 
aussi  bien  que  dans  les  campagnes,  où  il  s'imposait  par  sa  simplicité 
et  son  bas  prix.  Il  fut  l'origine  de  l'enseignement  primaire  laïque. 
Certes,  le  rôle  politique  de  l'école  était  encore  presque  nul  :  l'indi- 
gence à  peine  croyable  des  instituteurs,  l'obligation  où  ils  étaient 
presque  tons  d'exercer  simultanément  un  autre  métier  suffisaient  à 
les  écarter  de  toute  idée  ambitieuse  de  conquête  sur  les  esprits. 
Du  moins,  il  importait  aux  libéraux  qu'il  y  eût  dans  la  commune, 


i36 


chapitre  premier  Le   Gouvernement  des  royalistes  modérés. 

en  face  du  presbytère  ultra-royaliste  et  de  l'église  d'où  partait  la 
menace  des  supplices  infligés  en  enfer  aux  acquéreurs  de  biens 
nationaux,  une  maison  et  un  maître  d'école  qui  n'en  fussent  pas  les 
alliés  naturels  et  nécessaires. 


///.  —   LA    CHUTE   DU   PARTI    CONSTITUTIONNEL 

LE  ministère  Dessoles-Decazes,  ébranlé  par  l'attitude  des  doctri- 
naires qui  affaiblissait  la  majorité  constitutionnelle  déjà  réduite 
par  les  élections  de  1818,  ne  pouvait  durer  qu'en  trouvant  des 
appuis  dans  les  partis  extrêmes  de  droite  et  de  gauche.  La  droite 
haïssait  Decazes,qui  était  resté  au  pouvoir  malgré  elle,  et  à  qui  elle 
faisait  remonter  toutes  ses  défaites.  Mais  la  droite  avait  pour  elle 
ses  adversaires  de  1816,  les  ambassadeurs  étrangers,  de  plus  en 
plus  inquiets  des  progrès  libéraux.  Le  tsar,  désireux  de  prendre  sa 
revanche  de  l'échec  qu'il  avait  subi  à  Aix-la-Chapelle,  témoignait 
en  toute  occasion  à  l'ambassadeur  de  France,  La  Ferronays,  sa  mal- 
veillance à  l'égard  du  cabinet  français;  en  avril  1819  il  proposa 
aux  alliés  «  une  représentation  collective  faite  auprès  du  Roi  et  de 
son  ministère  au  nom  de  l'Europe  alarmée  ».  L'ambassadeur  russe, 
Pozzo  di  Borgo,  qui  avait  été  l'adversaire  le  plus  résolu  de  la  droite 
jusqu'à  la  chute  de  Richelieu,  déclara  à  son  gouvernement  en  mai  : 

«  Il  est  une  vérité  qui  n'admet  aujourd'hui  ni  doute,  ni  contradiction,  c'est- 
à-dire  que  la  France  est  livrée  à  la  fois  aux  personnes,  aux  intérêts  et  à  l'esprit 
de  l'ancienne  armée  et  à  celui  des  doctrinaires  idéologues  ou  anarchiques...; 
que  cet  état  de  choses,  appliqué  à  un  tel  pays,  est  en  contradiction  avec  l'esprit 
des  traités,  parce  que,  loin  d'être  une  question  d'administration  intérieure,...  il 
tend  à  amener  par  ses  conséquences  la  chute  de  la  dynastie  légitime,  base  de 
la  pacification,  et  une  guerre  inévitable  en  Europe.  » 

C'était  exprimer  exactement  l'opinion  que  la  droite  avait  intérêt 
à  répandre  pour  ébranler  le  ministère.  Quant  à  la  gauche  libérale, 
elle  ne  se  souciait  pas  de  consolider  un  gouvernement  qui  ne 
combattait  les  ultras  qu'à  la  Chambre,  et  qui  n'osait  pas  en  débar- 
rasser les  préfectures,  les  mairies,  les  tribunaux,  les  administra- 
tions et  l'armée.  Tout  l'espoir  du  ministère  reposait  donc  sur  l'élec- 
tion <lu  cinquième  de  1819.  Elle  allait  montrer  s'il  y  avait  encore 
en  ire  les  deux  partis  extrêmes,  entre  les  ennemis  de  la  Charte  et 
le>  ennemis  des  Bourbons,  entre  l'ancien  régime  et  la  Révolution, 
place  pour  un  tiers-parti. 

L'expérience  fut  décisive.  En  vain  Decazes  essaya-t-il,  pour  ren- 
forcer  le  centre,  de  rallier  à  gauche  les  commerçants  et  les  indus- 
triels en  organisant  une  Exposition,  en  leur  distribuant  des  déeo- 


LE  MINISTERE 

DESSOLES 

INQUIETE 

LES  ALLIÉS. 


SUCCÈS 

DES  LIBÉRAUX 

AUX  ÉLECTIONS 

DE  ISI9. 


■  37 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


ÉLECTION 
DE  GRÊGOIBE. 


LES  AGITATIONS 

LIBÉRALES 

EN  EUROPE. 

CONGRÈS 

DE  CARLSBAD. 


rations,  à  droite  le  clergé  en  créant  12  diocèses  nouveaux;  il  fut 
battu.  Sur  54  sièges  à  pourvoir,  ses  candidats  n'en  obtinrent  que  15; 
la  droite  en  eut  4;  les  libéraux,  35.  Le  corps  électoral  se  désintéres- 
sait manifestement  de  la  politique  royaliste  modérée.  Il  subissait 
l'influence  ou  partageait  les  vues  de  la  masse  populaire,  pour  qui 
il  n'y  avait  en  France  que  deux  partis. 

L'échec  du  gouvernement,  indice  certain  des  sentiments  domi- 
nants des  électeurs,  était  dû  aussi  en  partie  à  la  tactique  des  ultras. 
Dans  plusieurs  collèges,  jugeant  leur  propre  succès  impossible, 
les  ultras  avaient  mieux  aimé  porter  leurs  voix  sur  le  candidat 
«  jacobin  »  que  sur  le  candidat  ministériel.  Les  choses  s'étaient 
ainsi  passées  à  Grenoble,  où  les  libéraux  présentaient  l'ancien 
conventionnel  Grégoire.  Tenu  en  échec  au  premier  tour,  il  passa 
au  second,  contre  le  candidat  ministériel,  grâce  à  une  centaine  de 
voix  de  droite.  Les  ultras  pensaient  déconsidérer  ainsi  la  loi  élec- 
torale. La  presse  royaliste,  à  la  nouvelle  de  l'élection  de  Grégoire, 
fit  éclater  son  indignation  :  un  évêque  révolutionnaire,  sacrilège, 
entrait  à  la  Chambre,  fantôme  de  la  Convention  ressuscité  par  une 
«  loi  régicide  ». 

Decazes  se  résigna  et  s'apprêta  à  faire  des  concessions  à  la 
droite.  La  politique  de  gauche,  qui  risquait  d'attirer  sur  lui  la  colère 
de  tous  les  gouvernements  de  l'Europe,  ne  lui  garantissait  même 
pas  une  majorité  durable  et  solide. 

Les  progrès  du  libéralisme  étaient  alors  pour  les  souverains 
un  grave  sujet  d'inquiétude.  Ils  en  poursuivaient  avec  une  rigueur 
nouvelle  les  manifestations.  En  Allemagne,  la  réunion  de  la  Wart- 
bourg,  où  des  étudiants  libéraux  avaient  brûlé  solennellement  des 
écrits  absolutistes  (1817),  suivie  bientôt  d'une  entente  générale 
des  professeurs  de  quatorze  universités  pour  la  fondation  d'une 
association  générale  (Iéna,  mai  1818),  l'assassinat  de  Kotzebue,  poète 
allemand  qui  avait  mis  sa  plume  au  service  du  tsar,  par  l'étu- 
diant Sand  (23  mars  1819),  les  conflits  qui  agitèrent  les  territoires 
où  les  princes  s'étaient  laissé  imposer  des  constitutions ,  tous 
ces  désordres  offraient  à  Metternich  l'occasion  qu'il  cherchait 
d'intervenir  contre  le  particularisme  des  Etats,  si  dangereux  pour 
le  «  repos  public  ».  Les  ministres  des  cours  allemandes  réunis 
à  Carlsbad  obéirent  aux  injonctions  de  l'Autriche;  les  résolutions 
qu'ils  votèrent  en  août  1819,  confirmées  en  septembre  par  la 
diète  de  Francfort,  déclaraient  tout  à  la  fois  la  guerre  au  libéra- 
Msme  et  reconnaissaient  la  suprématie  du  gouvernement  fédéral  sur 
les  princes  : 


38 


CHAPITRE    PREMIER 


Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés. 


1°  l'article  13  de  l'acte  fédéra tif  («  il  y  aura  des  assemblées 
d'États  dans  tous  les  pays  de  la  Confédération  »)  ne  devait  s'appli- 
quer qu'à  des  assemblées  reconstituées  sur  les  modelés  des  anciens 
États  et  non  à  des  institutions  représentatives  formées  d'après  des 
modèles  étrangers; 

2°  la  diète  aurait  désormais  le  pouvoir  de  faire  exécuter  ses 
ordres  dans  le  domaine  de  chaque  prince  sans  qu'aucune  législation 
locale  pût  lui  être  opposée; 

3°  les  associations  de  professeurs  ou  d'étudiants  seraient  dis- 
soutes, et  chaque  université  serait  soumise  à  la  surveillance  d'un 
commissaire  extraordinaire  muni  de  pleins  pouvoirs  pour  éloigner 
les  suspects  ;  la  censure  de  la  presse  serait  établie  dans  toute  la  Confé- 
<  le  ni  t  ion; 

4°  une  commission  de  la  diète,  siégeant  à  Mayence,  serait  chargée 
d'une  enquête  sur  les  menées  démagogiques  et  dirigerait  les  enquêtes 
Darallèles  des  pouvoirs  locaux; 

5°  enfin,  les  troupes  de  la  Confédération  interviendraient  contre 
les  résistances  que  la  diète  rencontrerait  soit  chez  les  individus,  soit 
auprès  des  gouvernements. 

Les  décisions  de  Carlsbad  et  de  Francfort  mirent  en  émoi  libé- 
raux et  absolutistes  en  tous  pays.  En  France,  les  ultras  les  com- 
mentèrent avec  une  ardente  satisfaction.  La  France  y  était,  disaient- 
ils,  évidemment  visée;  n'était-elle  pas  le  foyer  révolutionnaire  qui 
mettait  l'Europe  en  péril?  «  Les  royalistes,  écrivait  la  Quotidienne, 
n'ont  aucune  objection  à  ce  qu'il  soit  reconnu  à  Carlsbad  que  le  sys- 
tème ministériel  de  la  France  est  funeste  à  la  liberté  européenne.  » 
Chateaubriand  proposa,  dans  le  Conservateur,  comme  un  modèle, 
le  gouvernement  de  Ferdinand  d'Espagne.  Decazes,  attaqué  par  les 
journaux  de  droite  avec  une  nouvelle  violence,  menacé  dans  son 
existence  ministérielle  (une  intrigue  nouée  au  Pavillon  de  Marsan 
préparait  l'avènement  au  pouvoir  de  Villèle  et  de  Corbière)  jugea  qu'il 
était  temps  de  se  faire  à  son  tour  le  défenseur  de  l'ordre.  Brusque- 
ment, il  supprima  la  Société  des  Amis  de  la  presse,  qui  existait 
depuis  deux  ans,  qui  avait  soutenu  le  ministère,  et  qui  comptait 
parmi  ses  membres  les  plus  notoires  des  libéraux  et  des  doctrinaires. 
Puis  il  proposa  à  ses  collègues  de  modifier  la  loi  électorale  et  leur 
soumit  un  projet  préparé  par  le  Garde  des  sceaux,  de  Serre  :  le 
r  nouvellement  annuel  serait  supprimé;  la  Chambre  serait  élue  pour 
sept  ans,  au  scrutin  public,  par  deux  sortes  de  collèges,  collèges 
d'arrondissement  où  les  électeurs  paieraient  200  francs  d'impôt 
direct,  collèges  de  département  composés  d'électeurs  à  400  francs; 
les  électeurs  de  département  pourraient  voter  une  première  fois 


DÉCISIONS 

DE  LA  DIÈTE 

DE  FRANCFORT. 


LE  CABINET 
FRANÇAIS 

EST  SUSPECT 
EN  EUROPE. 


DECAZES  FAIT 
DES  CONCESSIONS 

A  LA  DROITE. 


<    i3q   > 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


TROIS  MINISTRES 
DONNENT 

LEUR  DÉMISSION. 


en  qualité  d'électeurs  d'arrondissement.  Les  trois  ministres  les  plus 
libéraux,  Dessoles,  président  du  Conseil,  qui  venait  de  défendre 
la  loi  existante  contre  les  critiques  des  ambassadeurs  étrangers, 
Gouvion  Saint-Cyr,  à  qui  la  droite  reprochait  de  réintégrer  peu  à 
peu,  sournoisement,  la  plupart  des  officiers  de  l'ancienne  armée,  le 
ministre  des  Finances,  Louis,  honni  des  ultras  qui  ne  lui  avaient 
pas  pardonné  son  ministère  de  1814,  refusèrent  de  suivre  Decazes 
et  donnèrent  leur  démission.  Elle  était  attendue  et  escomptée 
depuis  quelques  mois  par  Decazes;  elle  lui  permettait  d'offrir  la 
présidence  du  Conseil  au  duc  de  Richelieu,  et  ainsi  de  regagner 
à  la  fois  la  confiance  de  la  droite  et  la  sympathie  des  gouvernements 
étrangers.  Il  espérait  surtout  regagner  le  tsar,  toujours  hostile  et 
parfois  menaçant  et  qui,  dans  le  même  temps,  déclarait  à  notre 
ambassadeur  : 


«  Je  ne  vous  cache  pas  que  ce  qui  se  passe  chez  vous  m'a  donné  beaucoup 
d'inquiétude....  Les  Conférences  d'Aix-la-Chapelle  ont  créé  entre  les  Puissances 
une  union  qui  est  et  qui  doit  rester  indissoluble....  La  France  a  été  volontaire- 
ment agrégée  à  cette  union  formée  d'abord  contre  elle;  elle  en  a  accepté  les 
conditions  et  les  conséquences,  et  dès  lors,  elle  a  pu  compter  sur  le  même 
appui,  sur  les  mêmes  garauties  que  les  autres.  Ce  serait  un  grand  malheur  pour 
la  France,  si  elle  cherchait  à  s'isoler,  à  séparer  ses  intérêts  de  l'intérêt  général, 
ou  si,  par  de  nouveaux  bouleversements  inquiétants  pour  la  tranquillité  com- 
mune, elle  dirigeait  derechef  contre  elle  l'attention  de  l'Europe.  » 

Mais  Richelieu  refusa  son  concours;  Decazes  fit  faire  des  ouver- 
tures à  Villèle  et  Corbière,  qui  se  montrèrent  peu  disposés  à 
l'écouter.  Il  dut  se  contenter  de  remplacer  Dessoles  par  Pasquier, 
Louis  par  Roy  et  Gouvion  Saint-Cyr  par  Latour-Maubourg.  Aucun 
des  ministres  nouveaux  n'appartenait  à  la  droite,  mais  tous  étaient 
désireux  de  se  rapprocher  d'elle.  Decazes  garda  pour  lui  la  prési- 
dence du  Conseil  (20  novembre). 

Cette  manœuvre  eut  peu  de  succès.  Les  journaux  ultras  conti- 
nuèrent à  injurier  «  le  vil  esclave  des  libéraux  jacobins  »;  les  jour- 
naux de  gauche  accueillirent  froidement  le  nouveau  cabinet,  bien 
qu'il  eût  deux  jours  après  sa  formation  rappelé  les  bannis  autres 
que  les  régicides  et  rendu  à  la  Chambre  des  pairs  les  huit  derniers 
pairs  des  Cent-Jours  non  encore  réintégrés.  La  gauche  attendait, 
pour  se  prononcer,  de  connaître  les  projets  qu'on  prêtait  à  Decazes. 

a  se  résigne  Le  discours  du  trône  (29  novembre)  annonça  le  dépôt  d'un  nou- 

èle°ctoiia1eA  L01  yeau  ProJetde  loi  sur  les  élections  : 

«  Une  inquiétude  vague,  mais  réelle,  préoccupe  tous  les  esprits.  Chacun 
demande  au  présent  des  gages  de  sa  durée....  Le  moment  est  venu  de  fortifier  la 
Chambre  des  députés  et  de  la  soustraire  à  l'action  annuelle  des  partis  en  lui 


decazes 
président 
du  comseil. 


i4<> 


chapitre  premier  Le   Gou  ve  rue nie nt  des  royalistes  modérés. 

assurant  une  durée  plus  conforme  aux  intérêts  de  l'ordre  public  et  à  la  consi- 
dération extérieure  de  l'Étal.  » 

Ce  langage  fut  approuvé  à  Berlin,  à  Vienne  et  à  Pétershourg. 
En  France,  il  causa  une  anxiété  générale,  plus  vive  et  plus  fondée 
que  l'inquiétude  provoquée  l'année  précédente  par  la  proposition 
Barthélémy.  Ainsi,  la  Charte  était  une  fois  encore  remise  en  ques- 
tion! Les  journaux  libéraux  protestèrent  :  «  La  Contre-révolution 
relève  la  tête  »,  et  Decazes  devint  aussitôt  pour  eux,  comme  il 
Tétait  pour  la  droite,  «  l'insolent  favori  ».  Dans  les  Chambres,  la 
gauche,  passionnément  attachée  à  la  loi  électorale,  afficha  son  hos- 
tilité :  des  73  pairs  de  gauche  nommés  par  Decazes  dix  mois  aupa- 
ravant, on  calculait  qu'un  cinquième  seulement  lui  restait  fidèle. 
Quant  à  la  droite,  elle  ne  sut  aucun  gré  à  Decazes  de  sa  volte-face; 
elle  ne  lui  pardonnait  rien.  La  validation  de  Grégoire  lui  fournit  un 
prétexte  à  manifestations  théâtrales  contre  la  politique  qui  avait 
préparé  un  aussi  effrayant  résultat.  Grégoire  était  de  droit  dans  le 
cas  d'être  invalidé  comme  inéligible,  la  Charte  stipulant  que  la 
moitié  seulement  des  députés  pouvaient  être  choisis  hors  du  dépar- 
tement, et  l'Isère  en  ayant  déjà  deux  sur  quatre.  Mais  la  droite 
réclama  son  expulsion  comme  «  indigne  ».  La  Chambre  se  contenta 
de  voter  sa  non-admission,  sans  préciser  la  raison.  Jamais  les  cir- 
constances n'avaient  été  aussi  favorables  aux  ennemis  de  Decazes. 
Il  était  à  leur  merci.  Que  la  droite  s'entendît  avec  les  libéraux  la  droite  sauve 
mécontents  pour  lui  refuser  les  six  douzièmes  provisoires  qu'il  LE  ministère. 
demandait  pour  1820,  et  il  était  abattu  tout  de  suite.  Quelques-uns 
y  songèrent;  Villèle,  plus  politique,  s'y  opposa  :  une  entente  de  la 
droite  et  de  la  gauche  eût  brouillé  la  droite  avec  le  centre  droit;  il 
fit  voter  les  douzièmes.  «  Le  favori,  dit  la  Gazette,  a  obtenu  six  mois 
de  vivres  »  (24  décembre  1819). 

Cependant  le  ministère,  après  avoir  annoncé  solennellement  la  l'opinion 

réforme  électorale,  ne  réussissait  pas  à  la  mettre  sur  pied.  De  Serre,  inquiète. 

l'auteur  du  premier  projet,  tomba  gravement  malade  en  décembre, 
et  Decazes  n'osait  pas,  en  l'absence  de  son  Garde  des  sceaux, 
défendre  certaines  dispositions  dont  il  était  l'auteur,  telles  que  le 
double  vote.  Les  libéraux  provoquaient  à  Paris  et  en  province  des 
mouvements  d'opinion  en  faveur  de  la  loi  de  1817.  A  Paris,  ils  en 
célébrèrent  l'anniversaire  dans  un  banquet  (5  février).  Le  public 
était  de  jour  en  jour  plus  impatient.  Les  ambassadeurs  étrangers 
insistaient  auprès  du  gouvernement  pour  qu'il  fît  connaître  sa  déci- 
sion. Un  complot  militaire  organisé  en  Espagne,  au  mois  de  janvier, 
par  Riego  et  Quiroga  contre  le  roi  Ferdinand  VII,  épouvantait  à 
nouveau  les  absolutistes  de  toute  l'Europe.  Il  fallait  en  finir  une 

<   1 4 1    > 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

bonne  fois  avec  la  Révolution  :  voici  que  ce  n'étaient  plus  seulement 
des  colonies  lointaines,  mais  un  royaume  qui  s'insurgeait  contre 
son  roi....  Le  ministère  annonça  pour  le  14  février  une  communi- 
cation officielle,  le  dépôt  de  la  nouvelle  loi  électorale;  mais,  la  veille 
du  jour  où  la  bataille  allait  s'engager,  le  duc  de  Berry  fut  assassiné. 
vassassinat  du  L'attentat  était  l'œuvre  d'un  fanatique  isolé,  Louvel,  qui  avait 

duc  de  berry  ;  voulu  anéantir  les  espérances  d'avenir  de  la  famille  royale  (le  duc 
contre  decazes.  d'Angoulême  n'ayant  pas  d'enfants,  c'était  le  duc  de  Berry  ou  sa 
descendance  qui  se  trouveraient  appelés  dans  l'avenir  à  occuper  le 
trône).  L'occasion  était  bonne  d'abattre  enfin  Decazes.  Le  lendemain, 
un  député  de  droite,  Clauzel  de  Coussergues,  demanda  sa  mise  en 
accusation  «  comme  complice  de  l'assassinat  »  :  «  Oui,  monsieur  De- 
cazes, c'est  vous  qui  avez  tué  le  duc  de  Berry,  écrivit  la  Gazette. 
Pleurez  des  larmes  de  sang,  obtenez  que  le  ciel  vous  pardonne,  la 
patrie  ne  vous  pardonnera  pas  ».  En  vain,  Decazes,  pour  désarmer 
ces  colères,  apporta  trois  projets,  l'un  rétablissant  la  censure,  l'autre 
suspendant  la  liberté  individuelle,  et  enfin  la  loi  électorale  nou- 
velle :  les  Débats  l'appelèrent  «  Bonaparte  d'antichambre  »  ;  le 
Drapeau  blanc  énumérait  avec  éloges  les  «  bons  coups  d'État,  celui 
par  exemple  du  roi  Gustave  III  changeant  la  constitution  de  la 
Suède,  et  celui  de  Louis  XIII  se  débarrassant  du  maréchal  d'Ancre  »  ; 
le  moment  était  venu  d'user  des  mêmes  procédés  pour  détruire  à 
la  fois  la  Charte  et  Decazes,  «  le  Séjan  libournais  ».  «  Si  M.  Decazes 
reste  ministre,  déclara  la  Gazette,  l'Enfer  prévaut.  »  Les  journaux  de 
gauche  raillèrent  «  les  larmes  fastueuses  des  énergumènes,  leur 
joie  féroce  éclatant  au  milieu  des  pleurs  »,  mais  n'eurent  garde  de 
défendre  le  ministre. 

Malgré  tout,  Decazes  conservait  la   faveur  du  Roi,  que   rien 
n'ébranlait;  elle  suffisait  à  le  maintenir  au  pouvoir  : 


LE  ROI  CONSENT 
A  SE  SÉPARER 
DE  DECAZES. 


«  Les  ultra-royalislcd  veulent  me  porter  le  dernier  coup,  dit  Louis  XVIII, 
ils  savent  que  le  système  de  M.  Decazes  est  le  mien,  et  ils  l'accusent  d'avoir 
assassiné  mon  neveu.  Je  veux  sauver  la  France  sans  les  ultras....  » 

Les  ennemis  du  ministre  eurent  recours  à  l'intimidation  :  la 
duchesse  de  Berry  déclara  à  Louis  XVIII  qu'elle  ne  re verrait 
jamais  Decazes  ;  la  duchesse  d'Angoulême  supplia  le  Roi  de  l'éloigner, 
«  pour  épargner  peut-être  un  crime  ».  Quelques  amis  de  Monsieur 
parlèrent  de  l'enlever  quand  il  se  rendrait  aux  Tuileries.  D'autres 
proposèrent,  si  les  menaces  ne  suffisaient  pas,  de  provoquer,  avec 
l'appui  de  quelques  régiments  de  la  Garde,  une  sédition  dans  les 
faubourgs  en  promenant  la  chemise  sanglante  du  duc  de  Berry  :  la 
faction,  écrit  le  royaliste  Barante,  était  aux  ordres  «  de  tous  les 


<   \.\-j.  > 


chapitre  premibq  Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés. 

coupe-jarrets  des  cafés  de  Paris  ».  Le  Roi,  effrayé,  demanda  à  Decazes 
sa  démission,  le  nomma  duc  et  ambassadeur  en  Angleterre,  et  ne 
dissimula  rien  de  la  douleur  qu'il  éprouvait  à  se  séparer  de  lui  :  il 
écrivit  en  entier  de  sa  main  le  brevet  du  titre  de  duc  et  lui  remit 
deux  lettres  autographes  où  il  traduisit  son  indignation.  Le  portrait 
de  Decazes  remplaça  celui  de  François  Ier  dans  le  cabinet  du  Roi. 
Richelieu  fut  appelé  à  la  présidence  du  Conseil  (20  février). 

La  politique  du  tiers-parti,  qui  rêvait  de  concilier  le  royalisme  échec  définitif 
avec  le  libéralisme,  qui  concevait  la  Restauration  comme  une  trans-  DE  LA  P0UTI''L'^ 
action  entre  la  Révolution  et  1  ancien  régime,  avait  échoué.  L'assas- 
sinat du  duc  de  Rerry  fut  l'accident  qui  la  renversa  ;  mais  elle  avait 
une  existence  fragile  et  précaire  depuis  les  élections.  Acceptée  par 
la  gauche  comme  un  moyen  de  salut  après  la  Chambre  introu- 
vable, elle  ne  lui  suffisait  plus  après  trois  années  de  succès  électo- 
raux. Obstinément  détestée  et  combattue  de  jour  en  jour  plus  violem- 
ment par  la  droite,  elle  ne  satisfaisait  plus  la  minorité  indécise  du 
centre,  qui  se  dissolvait  peu  à  peu  dans  les  partis  extrêmes.  Decazes 
lui-même  ne  l'avait-il  pas  jugée  impraticable  et  condamnée  le  jour 
où  il  s'était  prononcé  contre  la  loi  électorale?  Au  moment  où  il 
tomba,  il  ne  la  représentait  déjà  plus.  La  politique  du  5  septembre 
était  morte.  Il  y  avait  trois  partis  au  lendemain  de  l'ordonnance  : 
maintenant,  il  n'y  avait  plus  place  en  France  que  pour  deux  partis. 


IV.    —   L'ESPRIT  PUBLIC   EN    i  8  2  o  * 

L'EFFORT  qu'avait  tenté  le  parti  constitutionnel  pour  concilier 
le  royalisme  et  la  révolution,  pour  adapter  la  monarchie  res- 
taurée à  la  société  égalitaire,  laissa  dans  le  pays,  malgré  sa  timidité, 
ses  insuffisances  et  ses  maladresses,  des  traces  appréciables  :  des 

i.  Cf.  G.  Denis  Weill,  Les  élections  législatives  depuis  I7S9,  Paris,  1895;  —  Faucliille, 
Comment  se  préparaient  les  élections  en  ISIS  ^Revue  de  Paris,  1902)  ;  —  Sauve,  Les  dessous  d'une 
élection  législative  en  province  en  1824,  1904 ;  —  Mater,  Le  groupement  régional  des  partis  à  la 
fin  de  la  Restauration  {I824-1S30)  (Révolution  française,  1902);  —  et  quelques  études  locales  : 
Libaudière,  Les  élections  législatives  à  Nantes  sous  la  Bestauralion  (t8l5-l83i)j.  189G;  — 
Emonot,  Les  élections  politiques  à  Montbéliard  et  dans  le  Doubs  (1804  à  1898),  Montljéliard, 
>  '!.  ;  —  L)u|>uch,  Le  parti  libéral  à  Bordeaux  et  dans  la  Gironde  sous  la  deuxième  Restauration 
e  philomathique  de  Bordeaux,  1902),  etc.  —  H.  Baumont  donne,  dans  Stanislas  de 
Girardin,  préfet  de  la  Côle-d'Or  (24  fév.  1879-3  avril  ISJU)  (Révolution  française,  iyo8),  des 
renseignements  intéressants  sur  l'état  d'esprit  du  département  et  sur  la  lutte  du  clergé 
contre  renseignement  mutuel;  —  L'élection  de  Manuel  en  Vendée  en  1818,  par  Mlle  Mague- 
loone  Révolution  de  is',8,  191:'.'  retrace,  d'après  un  contemporain  libéral,  les  épisodes  de  la 
lutte  électorale. 

Le  tableau  régional  de  l'esprit  public  est  lait  d'après  les  Rapports  des  préfets  (très  rares 
après  1820)  conservés  aux  Arcbives  nationales  dans  l'ordre  alpbabétique  des  départements 

<    i43   > 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

preuves  certaines  montrent  que  l'esprit  public  se  transforma  gra- 
duellement de  1816  à  1820. 


LES  ÉLECTIONS 
ET  L'ESPRIT 
PUBLIC. 


Ce  n'est  sans  doute  pas  aux  élections  qu'il  faut  demander  soit 
un  témoignage  suffisant  de  l'opinion  générale,  soit  les  données 
essentielles  d'une  carte  politique  de  la  France.  Il  y  a,  en  1820, 
96  525  électeurs  pour  10  085056  contribuables  et  29  millions  d'habi- 
tants. Ils  sont  répartis  de  la  façon  la  plus  inégale  entre  les  collèges  : 
la  Seine  en  a  10000,  la  Corse,  30.  Encore  faut-il  noter  que  ces  élec- 
teurs s'abstiennent  volontiers  de  voter,  un  tiers  en  général,  sou- 
vent la  moitié.  En  1819,  sur  4  800  électeurs  de  la  Seine-Inférieure, 
2  500  votèrent,  et  sur  1  700  électeurs  d'Eure-et-Loir,  938.  Il  y  a 
dans  le  Nord,  en  1817,  1864  votants  sur  2303  inscrits;  dans  les 
Landes,  en  1819,  338  sur  674;  dans  les  Basses-Pyrénées,  238  sur  321. 
Les  majorités  qui  décident  de  l'élection  sont  généralement  faibles, 
du  dixième  des  votants  tout  au  plus.  Le  cens  d'éligibilité  étant  très 
élevé,  la  qualité  d'éligible  est  rare  :  il  y  a  18561  éligibles  pour  toute 
la  France  en  1820.  Certains  départements  n'en  comptent,  au  taux  de 
1000  francs,  qu'une  dizaine;  les  trois  quarts  n'en  ont  pas  cent.  La 
Charte,  il  est  vrai,  a  prévu  cette  insuffisance,  et  décidé  qu'en  tout 
cas  il  y  aurait  au  moins  50  éligibles  par  département;  mais  le  choix 
est  fort  restreint,  les  fonctions  législatives  étant  gratuites.  Le 
paiement  de  1000  francs  d'impôt  présume  alors,  estime-t-on,  un 
revenu  de  5  à  6000  francs,  insuffisant  pour  permettre  un  long 
séjour  à  Paris.  Deux  ou  trois  candidats  tout  au  plus,  et  le  plus  sou- 
vent fonctionnaires,  voilà  dans  quelles  limites  trouve  à  s'exercer 
dans  la  plupart  des  collèges  le  choix  des  électeurs.  Enfin,  l'action  du 
gouvernement  dans  l'élection  est  prépondérante,  et  les  mœurs  élec- 
torales la  favorisent.  L'administration  dresse  les  listes  sans  con- 
trôle ;  personne  n'a  qualité  pour  relever  les  erreurs,  volontaires  ou 
non,  qu'elle  fait  en  calculant  le  chiffre  total  des  impositions  directes 
d'un  citoyen  ;  n'étant  pas  tenue  d'indiquer  à  côté  du  nom  de  l'élec- 
teur celui  de  la  commune  où  l'impôt  est  payé,  elle  y  inscrit  impu- 
nément des  intrus.   Les  listes  sont  affichées  trop  tard  pour  per- 


(1814-1824),  série  F1  C»,  et  dans  les  Rapports  des  procureurs  généraux  (Archives  nationales 
BB  237-240,  1820-182J), adressés  tous  les  dixou  vingt  jours  au  Garde  des  sceaux,  et  résumant 
les  rapports  partiels  des  procureurs  du  roi.  Voir  aussi  dans  les  Papiers  de  Cuvier  (Biblio- 
thèque de  l'Institut,  manuscrits,  nouv.  série),  le  Mémoire  au  ministre  de  l'Intérieur  sur  la 
politique  générale  de  l'Étal,  janvier  1820.  —  Les  renseignements  relatifs  à  la  Franche-Comté 
sont,  en  partie,  extraits  des  rapports  de  préfets  conservés  dans  la  série  M  des  Archives 
du  Doubs,  et  ceux  relatifs  au  Rhône,  des  rapports  conservés  aux  Archives  du  Rhône. 
Les  Mémoires  donnent  en  général  peu  de  détails  sur  la  vie  politique  en  province.  Voir 
pourtant  Mémoires  du  baron  Sers  [1786-1802),  Souvenirs  d'un  préfet  de  la  monarchie,  publiés 
par  Henri  Sers  et  R.  Guyot,  1908;  —  voir  aussi  une  monographie  du  comte  Camille  de  Tour- 
non,  préfet  de  la  Gironde  (18 75- 1822),  par  l'abbé  Jacques  Moulard,  1914. 


14  ■'»    > 


chapitre  premier  Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés, 

mettre  les  réclamations  des  oubliés.  La  pression  officielle  est  la 
régie;  les  présidents  des  collèges,  les  préfets  ont  l'habitude  d'allé- 
guer «  la  véritable  pensée  »  du  Roi,  le  «  mécontentement  »  qu'éprou- 
verait le  Roi;  ils  désignent  parfois  ouvertement  les  candidats 
agréables^  Et  le  Roi  lui-même  intervient  directement  par  des 
proclamations.  Les  électeurs  résistent  mal  aux  sollicitations  du 
gouvernement.  Éloignés  les  uns  des  autres,  ils  ne  se  rencontrent 
qu'au  jour  du  scrutin,  et  n'entendent  ce  jour-là  que  des  paroles 
officielles.  Leur  vote  n'est  pas  toujours  secret;  et  le  scrutin  dure 
plusieurs  jours  si,  après  un  ballottage,  le  préfet  croit  utile  de 
prendre  son  temps  pour  agir  sur  le  collège  électoral.  Il  est  rare  que, 
avant  1820,  on  fasse  acte  public  de  candidat.  Ceux  qui,  les  premiers, 
essayent  de  répandre  des  bulletins  et  des  professions  de  foi  passent 
pour  des  «  démagogues  ».  La  majorité  des  électeurs  vote  le  plus 
souvent  au  hasard,  pour  des  hommes  qu'elle  ne  connaît  pas;  et  il 
est  possible,  au  demeurant,  que  le  souci  de  se  faire  une  opinion  lui 
ait  souvent  manqué. 

Pour  toutes  ces  raisons,  le  résultat  des  votes  ne  saurait  être 
qu'un  élément,  et  un  élément  de  médiocre  valeur,  dans  l'analyse  de 
l'opinion  politique  des  Français.  Tel  département  qui  nomme  des 
ultras  est  d'un  libéralisme  notoire.  C'est  le  cas  du  Rhône,  de 
l'Yonne,  du  Haut-Rhin,  de  nombreux  départements  de  l'Est.  En 
revanche,  la  Vendée  nomme  trois  libéraux,  dont  Manuel;  la  Cha- 
rente-Inférieure, Reauséjour,  Faure,  Tarayre,  le  Morbihan,  Ville- 
main,  Robert  et  Fabre,  la  Mayenne,  Lepescheux  :  tous  députés 
d'extrême  gauche.  A  ne  considérer  que  la  carte  électorale,  il  sem- 
blerait qu'il  n'y  a  pas  en  France  de  division  régionale  des  partis. 

Elle  existe  pourtant,  créée  par  des  causes  permanentes  ou  pas-  conditions 

sagères    qui   marquent    profondément    les    conditions    de    la    vie.     ET  JjffmiuQUES 
L'étendue   de    la   propriété,  la  présence  ou  le  manque  de  grands  de  la  fobmation 
centres  urbains,  le  nombre  et  la  qualité  des  voies  de  communication         '     '    parus. 
d'où  dépendent  pour  les  hommes  et  pour  les  choses  la  mobilité  ou 
l'isolement,  la  prédominance  d'un  mode  d'activité  économique  sur 
un  autre,  par  exemple  de  l'agriculture  sur  l'industrie,  sont  les  fac- 
teurs tout-puissants  de  l'opinion  d'une  région    Mais  les  accidents  de 
la  politique  en  modifient  le  jeu.  Dans  un  pays  tel  que  la  France,  où 
les  sentiments  contribuent  plus  que  les  intérêts  à  former  l'opinion,  il 
n'est  pas  indifférent  que  telle  région  ait  subi  plus  qu'une  autre  les 
horreurs  de  l'invasion  et  les  duretés  de  l'occupation  étrangère   Les 
souvenirs  de  la  Révolution,   très  proches,  sont  partout  des  causes 
encore  agissantes;  la   présence   de   certains  personnages   dont  le 
rôle   politique  ou   militaire  fut  important  détermine   les  actes  et 

<    i0  > 

Lavisse.  —  II.  Contemp.,  IV.  10 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  11 

les  sentiments  de  leurs  compatriotes.  Plus  encore,  le  degré  de  per- 
fection qu'a  atteint  l'organisation  de  tel  parti,  l'habileté  de  sa  pro- 
pagande par  la  presse,  par  les  associations  secrètes,  l'hostilité  ou 
le  soutien  qu'il  trouve  dans  le  clergé,  sont  des  causes  locales,  pas- 
sagères ou  profondes,  qui  façonnent  l'esprit  public.  Reste  enfin, 
sans  doute,  un  élément  irréductible  à  l'analyse,  ou  qui  du  moins 
résiste  à  la  recherche  historique.  On  ne  peut  complètement  expli- 
quer ni  la  prédominance  du  traditionalisme  dans  l'Ouest  et  dans  le 
Centre,  ni  celle  de  l'esprit  rationaliste  dans  l'Est;  et  les  raisons  der- 
nières qui  font  de  tel  individu  un  libéral  ou  un  ultra  échappent.  Mais 
la  constation  des  divergences  régionales  est  possible.  Elle  démontre 
que,  si  la  France  de  1820  a  des  institutions  uniformes  et  centralisées, 
si  la  vie  politique  et  administrative  y  est  réglée  par  le  gouverne- 
ment, elle  obéit,  dans  le  choix  de  ses  tendances  et  de  ses  opinions, 
à  des  causes  locales  qui  échappent  à  l'action  du  pouvoir  central. 


LA  REGION 
DU  NORD, 


LES  MARCHES 
DE  LEST. 


La  France  septentrionale  semble  avoir  pris  peu  de  part  aux 
agitations  politiques.  On  est,  dans  le  département  du  Nord,  soumis 
au  Roi  et  à  la  Charte,  et  on  fait  peu  de  politique.  «  Bon  esprit 
public  »,  déclare  le  préfet.  On  est  tout  entier  aux  affaires;  l'industrie 
grandit;  six  mines  de  houille  sont  en  exploitation,  et  deux  mines  de 
fer.  Le  Pas-de-Calais  est  indifférent  :  les  ultras  voisinent  avec  les 
constitutionnels,  et  les  libéraux  sont  inoffensifs  tant  qu'ils  n'ont  pas 
à  redouter  un  ministère  d'extrême  droite.  Seul  le  clergé  s'agite;  il 
manque  «  de  tolérance  et  de  charité  »,  promet  la  restitution  des 
biens  des  émigrés  et  refuse  les  sacrements  aux  acquéreurs  de 
biens  nationaux.  Les  Picards  sont  plus  agités,  plus  impression- 
nables. Comme  leurs  voisins  du  Soissonnais,  du  Laonnais  (Aisne), 
ils  sont  par  tempérament  attachés  à  la  Révolution,  «  raisonneurs, 
avides  de  nouvelles,  de  discussions  politiques  »  :  il  y  a  à  Saint- 
Quentin  8  000  ouvriers  qui  parlent  politique  dans  leurs  manufac- 
tures; la  classe  moyenne  est  nombreuse,  riche;  elle  a  ôté  à  la 
noblesse  toute  influence  sur  le  peuple,  elle  est  égalitaire,  elle  est 
mécontente  de  l'hérédité  de  la  pairie.  «  Le  clergé  voit  chaque  jour 
diminuer  sa  puissance  »,  mais  ne  veut  pas  renoncera  dominer.  Il  ne 
se  recrute  plus  dans  la  bourgeoisie  et  diminue  en  nombre;  beau- 
coup de  cures  sont  vacantes. 

Dans  l'Est  ardennais,  lorrain,  alsacien,  le  sentiment  démocra- 
tique, moins  expansif  mais  non  moins  profond,  se  renforce  de  patrio- 
tisme et  de  haine  pour  l'étranger;  les  Bourbons  n'y  trouvent  pour  le 
mieux  que  de  l'indifférence.  C'est  un  pays  où  «  on  ne  crie  pas  :  Vive 
le  Roi!  »;  le  «  royalisme  pur  »  ne  s'y  rencontre  guère,  l'ancienne 


146  > 


CIlAl'Il'KE    PUE  MI  EU 


Le   Gouvernement  des  royalistes  modérés. 


noblesse  étant  rare.  L'opposition  de  gauche  n'y  est  pas  «  ultra- 
libérale »  ;  mais  la  noblesse  qui  entoure  le  trône  «  offusque  » 
les  Lorrains,  qui,  au  demeurant,  sont  fidèles  sujets,  «  moins  par 
amour  que  par  crainte  de  nouveaux  malheurs  ».  Dans  cette  popula- 
tion calme,  froide,  réservée,  il  n'y  a  pas  de  querelles  religieuses  : 
protestants  et  catholiques  se  supportent;  mais  la  bourgeoisie  reste 
hoslile  au  clergé,  et  souvent  le  «  déteste  ».  Le  peuple  est  instruit; 
les  écoles,  nombreuses,  sont  chaque  jour  plus  fréquentées;  l'ensei- 
gnement mutuel  y  a  le  plus  grand  succès.  En  Alsace,  la  vieille 
noblesse  a  presque  complètement  disparu;  ce  qui  en  reste  est  sans 
influence.  La  terre  est  aux  propriétaires  ruraux,  cultivateurs  aisés, 
aux  bourgeois  commerçants  des  villes.  L'Alsacien  est  aussi  bon 
Français  que  mauvais  royaliste. 

Les  Bourguignons  ont  «  l'esprit  d'opposition  et  de  censure  ». 
Les  partis  sont  chez  eux  «  très  animés  ».  La  bourgeoisie  tout  entière, 
propriétaires,  négociants,  chefs  d'industrie,  est  libérale.  Un  préfet 
de  Decazes,  Stanislas  de  Girardin,  l'a  encouragée  et  soutenue  dans 
la  Côte-d'Or,  se  disant  l'élève  de  Jean-Jacques  Rousseau  dans  le 
moment  où  les  missionnaires  faisaient  brûler  ses  livres,  fondant 
des  écoles  d'enseignement  mutuel.  Les  paysans,  «  profondément 
empreints  de  l'esprit  révolutionnaire  »,  lisent  «  avec  avidité  »  le 
Journal  de  la  Côte-d'Or,  qui  est  un  écho  du  Constitutionnel.  Dijon  est 
un  «  loyer  de  jacobinisme  ».  Il  faudrait,  pour  rallier  la  bourgeoisie, 
la  convaincre  que  «  tout  avancement  ne  lui  est  pas  fermé  »;  les 
négociants,  riches  marchands  de  vin,  haïssent  et  méprisent  la 
noblesse.  N'était  la  crainte  d'une  nouvelle  invasion,  «  ils  adopte- 
raient volontiers  les  intérêts  de  tout  usurpateur  qui  leur  ferait 
entrevoir  l'espérance  de  redevenir  les  premiers  dans  l'État  ».  C'est 
le  pays  où  a  circulé  le  plus  longtemps  la  nouvelle  du  retour  de 
Bonaparte,  ou  du  prince  Eugène  arrivant  avec  une  armée  pour 
rétablir  Napoléon  IL  Leducd'Angoulêmey  voyage  en  1820;  «  l'accueil 
est  froid  ».  A  Beaune,  on  ne  crie  que  :  Vive  la  Charte!  et  «  des  gens 
à  mauvais  principes  gardent  leur  chapeau  sur  le  passage  du  prince  ». 
Le  libéralisme  bourguignon  a  quelque  chose  «  d'insolent  et  de 
brutal  )>.  Le  clergé  est  mal  vu,  et  «  loin  d'inspirer  le  respect  ».  Les 
sentiments  religieux  sont  très  faibles  :  en  Côte-d'Or,  80  communes 
sur  400  sont  sans  curé;  dans  l'Yonne,  la  proportion  est  plus  forte; 
en  Saone-et-Loire,  il  n'y  a  que  252  succursales  sur  605  communes; 
les  écoles  sont  bien  plus  nombreuses  que  les  presbytères. 

En  Franche-Comté,  l'ultra-royalisme  est  nul  :  à  Besançon,  la 
police  dit  que,  sur  quarante-neuf  cafés  où  on  lit  les  journaux, 
trente  et  un  ne  reçoivent  que  le  Constitutionnel,  dix  le  Constitu- 


LA  BOURGOGNE. 


LA 

FRANCHE-COMTÉ. 


i'»7 


LYON 

ET  LA  RÉGION 

LYONNAISE. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

lionnel  et  les  Débats,  huit  les  Débats  seulement.  A  Pontarlier,  on 
ne  lit  que  le  Constitutionnel;  le  préfet,  en  1822,  décide  de  payer 
l'abonnement  des  cales  aux  journaux  royalistes.  Les  villes  sont  libé- 
rales, et  aussi  les  «  bourgeois  de  village  ».  C'est  encore  un  pays 
d'enseignement  mutuel.  Le  clergé  y  est  rare,  au  moins  dans  le  Jura. 
Il  y  a  des  bonapartistes  à  Pontarlier,  à  Besançon  :  influence  du 
pays  de  Vaud  tout  voisin,  qui  est  resté  un  foyer  d'agitation  bona- 
partiste; en  1817,  on  y  a  parlé  couramment  de  la  chute  prochaine 
du  gouvernement;  dans  la  suite,  on  s'est  montré  fortement  attaché  à 
la  Charte,  au  système  constitutionnel,  s'il  était  ébranlé,  ce  serait 
déterminer  «  la  population  industrielle  et  agricole  à  ne  négliger 
aucun  moyen  pour  en  accumuler  les  garanties  avec  plus  d'ardeur 
peut-être  que  de  mesure  et  de  réflexion  ». 

Lyon  est  resté,  dans  la  littérature  royaliste,  le  modèle  souvent 
cité  de  la  «  ville  fidèle  à  ses  rois  ».  C'est  une  réputation  que  Lyon 
doit  à  l'insurrection  de  1793;  en  réalité,  le  parti  ultra  y  est  numé- 
riquement très  faible  :  une  poignée  de  «  nobles  »,  c'est-à-dire  d'an- 
ciennes familles  «  consulaires  »  anoblies  par  l'échevinage,  dépos- 
sédées depuis  la  Révolution  de  tout  pouvoir  politique  et  de  toute 
influence  morale  sur  la  cité.  Mais  le  parti  est  organisé,  et  il  a 
essayé  de  faire  de  Lyon  un  centre  d'action  ;  les  «  massacreurs  »  du 
Midi  y  sont  en  nombre  ;  toute  une  bande  est  au  service  «  des  nobles 
et  des  prêtres  ».  Ce  sont  les  anciens  compagnons  de  Jésus,  à  qui 
«  les  mots  de  roi  constitutionnel  et  de  Charte  donnent  des  crispa- 
tions »,  inventeurs  et  dénonciateurs  de  complots  sous  tous  les 
régimes.  Avec  la  complicité  et  sous  la  direction  du  général  et  du 
préfet,  ils  ont  pu  organiser  la  terreur  de  1817  *.  Mais,  l'affaire  ayant 
échoué,  le  calme  est  revenu,  et  les  vrais  sentiments  de  la  population 
se  sont  fait  voir.  Les  élections,  qui  ailleurs  laissent  si  indifférente  la 
masse  qui  ne  vote  pas,  se  sont  faites  dans  une  explosion  irrésistible 
de  sentiment  populaire.  Le  collège  qui  nommait  encore  des  ultras 
en  1817  a  élu  en  1818  l'homme  qui  avait  protesté  le  plus  éloquem- 
ment  contre  les  vrais  conspirateurs,  Camille  Jordan;  et,  Jordan 
ayant  opté  pour  un  autre  siège,  c'est  un  libéral  d'extrême  gauche, 
Corcelles,  qui  le  remplace  au  milieu  des  acclamations  populaires. 
La  bourgeoisie  commerçante,  les  employés,  les  avocats  sont  restés 
bonapartistes.  La  foule  ouvrière,  qui  a  acclamé  le  Bonaparte  jaco- 
bin revenant  de  l'île  d'Elbe,  confond  dans  sa  haine  révolutionnaire 
le  clergé  ultra,  qui  veut  reprendre  une  autorité  qui  fut  immense,  et 
le  gouvernement,  qui  le   soutient  ou  n'ose  pas  le   contenir.    Les 


i.  Voir  p.  128. 


148 


CHAPfraB  premier  Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés. 

conscrits,  dans  la  campagne  du  Lyonnais,  crient  :  «  Vive  l'Empe- 
reur! »  et  circulent  avec  trois  guidons,  un  blanc,  un  bleu,  un 
rouge.  Le  Beaujolais  seul,  pays  de  réfractaires,  où  l'on  a  lutté 
contre  la  Constitution  civile,  où  le  concordai  même  a  l'ait  naître 
une  «  Petite  église  »,  est  resté  un  pays  d'ancien  régime;  mais 
c'est  un  îlot  sans  rapport  direct  avec  Lyon.  Partout  ailleurs,  les 
passions  qui,  dans  une  population  naturellement  peu  démonstra- 
tive, restent  volontiers  contenues,  subsistent  et  éclatent  parfois  en 
violences.  Nulle  part  on  n'a  sévi  davantage  contre  les  chansons  et 
les  cris  séditieux  poussés  au  cabaret,  au  théâtre,  ou  dans  les  fêtes 
populaires;  la  police  a  fort  à  faire  pour  saisir  tous  les  emblèmes 
fabriqués  en  secret  qui  rappellent  l'usurpateur.  Et»  en  dépit  de  la 
légende  royaliste,  c'est  sur  les  faits  qu'est  fondé  le  jugement  sou- 
vent exprimé  dans  les  rapports  préfectoraux  :  «  Lyon  est  la  capi- 
tale du  libéralisme  ». 

Les  Dauphinois  de  l'Isère  sont  restés  du  parti  de  la  Révolution  le  dauphins. 
comme  les  Lyonnais.  D'ailleurs,  les  relations  sont  entre  eux  conti- 
nuelles; la  moindre  agitation  lyonnaise  a  son  écho  à  Grenoble,  et 
réciproquement;  Lyon  a  eu  son  Canuel,  et  Grenoble,  son  Dona- 
dieu;  et  le  résultat  fut  le  même.  Dans  les  campagnes,  les  prêtres 
sont  sans  influence;  l'école  mutuelle  s'étend.  Au  contraire,  dans 
les  Hautes  et  Basses-Alpes,  pays  pauvres,  où  la  population  travail- 
leuse émigré  volontiers,  où  elle  est  éparse,  et  sans  le  lien,  le  rendez- 
vous  d'une  ville  importante,  on  est  resté  religieux,  et  le  clergé, 
tout  entier  paysan  d'origine,  a  conservé  son  influence;  il  exerce, 
sans  qu'on  proteste,  son  intolérance.  La  vie  politique  est  faible  ou 
nulle.  «  On  aime  la  Charte  et  le  Roi  »,  disent  les  préfets. 

Pour  rencontrer  une  population  royaliste,  il  faut  arriver  au  la  Provence 
Midi  provençal.  Encore  le  royalisme  y  est-il  plus  bruyant  que  solide, 
et  est-il  de  jour  en  jour  menacé  de  plus  près  par  le  libéralisme. 
Avignon,  cité  comme  un  modèle  par  les  préfets  de  l'Est  qui  envient 
son  royalisme,  et  qui  avouent  que  leurs  administrés  ne  l'égaleront 
jamais,  est,  en  effet,  «  très  prononcé  pour  la  légitimité  »,  et  l'on  sait 
avec  quelle  fureur  le  populaire  a  prouvé  ses  sentiments  en  1815.  Les 
esprits  y  sont  «  inquiets,  incorrigibles  »  ;  il  y  a  encore  des  bagarres 
jusqu'en  1817.  Pourtant  l'apaisement  se  fait,  et  le  dévouement  pour 
le  Roi,  qui  reste  «  général  »,  n'irait  pas  jusqu'au  désir  d'un  retour 
an  passé.  Les  prêtres  sont  nombreux,  et  l'enseignement  mutuel  n'y 
réussit  pas.  Dans  le  Var,  les  opinions  sont  plus  partagées  et  plus 
modérées.  A  Marseille,  le  parti  royaliste  a  été  fortement  organisé; 
il  a  envoyé  deux  bataillons  au   duc  d'Angoulême  en  1815,  et  il  a  • 

coordonné  les  efforts  de  Toulon,  d'Aix,  de  Toulouse,  de  Bordeaux; 

c    1 4<>  > 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

il  a  eu  pour  lui  les  commerçants,  que  la  guerre  napoléonienne  a 
ruinés,  et  même  les  marins,  brutaux,  fanatiques  et  dévots.  Il  a 
accueilli  lord  Exmouth  et  ses  5  000  Anglais,  en  héros,  avec  un 
enthousiasme  demeuré  fameux.  Toute  cette  flamme  s'est  éteinte,  ou 
pour  le  moins  refroidie.  Rassurés  sur  leurs  intérêts  matériels,  les 
Marseillais  se  sont  laissés  aller  à  la  pente  libérale  où  tout  glisse  : 
le  Phocéen,  journal  «  indépendant  »,  traduit  depuis  1820  l'opinion 
bourgeoise  qui  domine. 
le  Languedoc.  Le  Languedoc  est  toujours  un  champ  de  bataille  entre  protes- 

tants et  catholiques.  Dans  le  Gard,  la  bataille  est  moins  vive  depuis 
que  la  garde  nationale,  «  qui  était  la  maîtresse  absolue  du  dépar- 
tement, a  perdu  son  influence  ».  Le  gouvernement  Ta  désarmée  en 
1818,  à  la  grande  «  consternation  »  des  ultras,  et  il  n'a  plus  toléré 
le  désordre.  Mais  les  haines  subsistent,  surtout  dans  les  classes 
supérieures.  On  y  est  impropre  à  tout  service  public,  chacun  ne 
sachant  servir  que  son  parti;  le  préfet  voudrait  des  fonctionnaires 
et  des  juges  étrangers  au  département.  Le  peuple  est  «  ignorant  et 
fanatique  »  ;  il  faudrait  l'instruire,  développer  l'enseignement  mutuel  ; 
mais  les  catholiques  le  combattent.  Aucun  gouvernement  modéré  ne 
peut  compter  sur  eux  ;  la  politique  constitutionnelle  n'a  d'appui  que 
chez  les  protestants,  qui  sont  la  majorité  dans  l'arrondissement 
d'Alais,  si  le  gouvernement  sait  les  soutenir,  et  tirer  parti  de  leur 
influence  qui,  pour  le  moment,  s'exerce  au  profit  «  de  l'esprit  de 
républicanisme  ».  Les  ultras  de  l'Hérault  sont  moins  exaltés  que 
ceux  du  Gard,  et  surtout  moins  puissants;  leur  force,  tout  appa- 
rente, s'appuie  sur  le  clergé  catholique,  qui  fait  voter  pour  eux, 
«  qui  s'occupe  autant  d'administration  que  de  son  ministère  »,  qui 
combat  l'enseignement  mutuel  ;  c'est  lui  qui  dissimule  la  faiblesse 
réelle  de  leur  parti,  miné  de  jour  en  jour  par  le  progrès  du  libéra- 
lisme, tandis  que  celui-ci  «  se  renforce  tous  les  jours  de  la  plus 
grande  partie  de  la  jeunesse  ».  Il  n'y  avait  guère  que  des  royalistes 
dans  l'Aude  en  1815;  «  aucun  département  n'était  animé  d'un  meil- 
leur esprit  »;  quatre  ans  plus  tard,  il  semble  «  que  les  idées  libérales 
aient  pris  une  sorte  d'empire  jusque-là  inconnu  ».  La  Minerve  et  le 
Constitutionnel  font  des  ravages  dans  la  bourgeoisie  des  Pyrénées- 
Orientales  et  même  dans  les  campagnes.  «  Il  est  peu  de  villages  où 
l'on  ne  reçoive  la  Minerve,  la  Bibliothèque  historique,  les  Lettres 
normandes.  »  Le  Conservateur  a  des  lecteurs,  «  mais  en  plus  petit 
nombre  ».  C'est  encore  un  pays  qui  donne  au  royalisme  une  décep- 
tion. Les  émigrés,  très  nombreux  et  de  toutes  classes,  riches  et 
pauvres,  qui  ont  suivi  les  troupes  espagnoles  dans  leur  retraite 
en  1793,  sont  revenus  animés  d'une  haine  qui  semblait  assez  forte 

<   i5o  > 


CHAPITRE    PREMIER 


Le   Gouvernement  des  royalistes  modérés. 


et  assez  agissante  pour  créer  et  soutenir  un  parti  d'ancien  régime. 
Mais  la  masse  ne  les  a  pas  suivis;  le  clergé  est  sans  force;  le  nombre 
des  prêtres  diminue  tous  les  jours;  iu  plupart  des  paroisses  sont 
sans  pasteurs.  L'anarchie  de  la  Corse,  où  les  noms  des  partis  dissi- 
mulent plus  qu 'ailleurs  les  rivalités  et  les  appétits  individuels,  la 
met  pour  le  moment  hors  de  la  vie  politique. 

La  vallée  de  la  Garonne  et  le  midi  pyrénéen  ont  eu,  comme  la 
Provence  et  le  Bas-Languedoc,  leurs  violences  en  1815.  Là  aussi, 
les  seuls  partis  agissants  sont  les  partis  extrêmes;  quelques  bourgeois 
riches,  les  nobles,  les  prêtres,  les  dévots  sont  ultras;  les  ouvriers 
des  villes,  anciens  fédérés  des  Gent-Jours,  les  petits  bourgeois  sont 
libéraux  et  révolutionnaires;  le  reste,  c'est  la  masse  paysanne,  les 
neuf  dixièmes  de  la  population,  indifférente,  irréligieuse,,  docile; 
«  on  ne  sait  ce  que  c'est  que  la  légitimité,  on  obéit  à  l'autorité  de 
fait  ».  Les  écoles  sont  délabrées,  et  les  curés  manquent  dans  la  plu- 
part des  communes  de  l'Ariège.  Dans  les  Hautes-Pyrénées,  pays 
d'eaux  thermales  et  d'étrangers,  où  les  mœurs  sont  faciles,  le  clergé 
est  «  peu  décent  »  et  a  peu  de  fidèles;  le  Gers  est  plus  religieux; 
dans  les  Landes,  le  peuple  est  «  indifférent  en  matière  de  religion  »; 
il  n'y  a  que  285  ecclésiastiques  pour  400  paroisses.  Mais  toute 
cette  froideur  à  l'égard  de  la  religion  et  du  Roi  cache  une  passion 
démocratique  profonde  :  «  Au  fond  de  l'âme,  ils  sont  pour  une  entière 
égalité  et  presque  pour  la  loi  agraire....  Les  clubs  et  la  faim  sont 
deux  moteurs  capables  de  les  soulever.  »  Le  royaliste  modéré  est  ici 
inconnu;  un  tiers-parti  perdrait  son  temps  s'il  prêchait  une  con- 
ciliation entre  la  Révolution  et  les  Bourbons  :  «  Les  nobles  regret- 
teront toujours  leurs  biens,  et  leurs  femmes  ne  cesseront  de  crier 
que  ceux  qui  les  ont  achetés  sont  des  coquins,  et  que  ceux  qui  sou- 
tiennent ces  acheteurs,  tels  que  les  ministres  du  Roi,  le  sont  presque 
autant  ». 

Il  y  eut  à  Bordeaux  en  1814  un  parti  royaliste  qui  ne  corres- 
pondait pas  à  une  classe  :  amalgame  de  nobles,  de  viticulteurs,  de 
commerçants,  d'ouvriers,  ruinés  par  la  déchéance  commerciale  de 
la  ville;  ce  sont  eux  qui  ont  fait  de  Bordeaux  «  la  ville  du  12  Mars  ». 
Cette  coalition  d'  «  enragés  »,  dont  «l'idolâtrie  »  se  portait  plus  encore 
sur  le  duc  et  la  duchesse  d'Angoulême  que  sur  le  Roi  et  sur  la 
monarchie,  fut  maîtresse  de  la  Gironde  jusqu'à  l'ordonnance  du 
5  -  ptembre;  le  parti  des  modérés,  «  de  ces  hommes  à  qui  les  idées 
saines  de  liberté  et  des  droits  du  peuple  sont  chères  »,  n'existait 
pa-,  ou  cachait  ses  opinions  «  dans  le  sein  de  la  famille  ».  Mais 
sette  domination  n'a  pas  survécu  à  la  Chambre  introuvable;  après 
lu  crise,  les  partis  se  sont  classés  normalement.  Les   ultras  n'ont 


LA   VALLÉE 
DE  LA  GARONNE. 


BORDEAUX 


Le  Gouvernement  parlementaire . 


LA  REGION 

DES  CHARENTES. 


LE  MASSIF 
CENTRAL. 


plus  «  aucune  consistance  »  en  1817  ■  ils  répandent  des  brochures 
alarmistes,  annoncent,  depuis  l'ordonnance  du  5  septembre,  la  ruine 
de  la  monarchie  et  croient  au  prochain  avènement  de  Louis  XVII. 
Les  libéraux,  révolutionnaires  et  bonapartistes,  reconstitués  aux 
Cent-Jours,  ont  repris  confiance  :  ils  sont  «  nombreux  et  dange- 
reux »,  «  se  passent  de  mains  en  mains  »  les  journaux  de  gauche, 
la  Bibliothèque  historique  et  la  Minerve,  et  aussi  les  petits  journaux 
«  si  propres  à  ramener  les  paysans  aux  idées  de  1792  »,  le  bonapar- 
tiste Homme  Gris  et  le  Père  Michel.  L'annonce  d'une  modification  à 
la  loi  électorale  en  1819  a  réuni  modérés  et  libéraux  dans  une  indi- 
gnation commune  :  les  modérés  craignant  tout  changement  apporté 
à  la  Charte,  quel  qu'il  soit,  les  libéraux  étant  attachés  à  la  loi  élec- 
torale «  comme  au  fondement  de  leurs  espérances  »,  et  disposés  «  à 
sacrifier  la  Charte  entière  à  sa  conservation  ».  Les  paysans,  les 
ouvriers  du  port  retournent,  comme  fait  tout  le  populaire  de  France, 
à  un  bonapartisme  sentimental;  la  nouvelle  du  retour  prochain  de 
Napoléon  répandue  par  les  navires  venus  des  États-Unis  rencontre 
peu  de  sceptiques  :  déjà  le  prince  Eugène  a  proclamé  à  Lyon  Napo- 
léon II;  le  Roi  a  quitté  Paris,  les  princes  sont  en  fuite,  les  protestants 
du  Languedoc  sont  insurgés,  ainsi  que  les  faubourgs  de  Paris.... 

La  Dordogne.  agricole,  arriérée,  peu  commerçante,  est  sans 
passion  :  depuis  1818,  on  n'y  a  poursuivi  aucun  délit  politique,  on 
n'y  a  pas  entendu  un  cri  séditieux;  la  proposition  de  changer  la  loi 
électorale  n'y  a  fait  <>  qu'une  médiocre  sensation  ».  C'est  un  pays 
sans  opinion.  De  même  les  Charentes,  où  les  mœurs  sont  douces 
et  les  fortunes  médiocres.  On  n'y  conspire  pas,  même  dans  les  caba- 
rets des  villes.  Il  y  a  des  mécontents  sans  doute,  les  anciens  fédérés 
«  exclus  non  seulement  des  fonctions  civiles,  mais  des  relations 
civiles  »  ;  cependant,  toutes  les  dissidences  se  fondent  vite  dans 
l'indulgence  naturelle  aux  habitants.  Le  clergé  est  sans  fanatisme; 
la  noblesse  est  sans  influence  :  jadis  dominante  en  Saintonge,  elle  a 
émigré  et  s'est  ruinée;  les  commerçants  de  l'Aunis  sont  ruinés,  eux 
aussi,  par  la  destruction  des  grandes  fortunes  coloniales  de  Saint- 
Domingue,  par  la  guerre  maritime,  qui  a  arrêté  l'exportation  du  sel 
et  des  eaux-de-vie.  Personne  n'a  de  «  sentiment  réactionnaire  »;  le 
jour  où  le  peuple  a  cessé  de  craindre  le  retour  aux  droits  féodaux,  il 
a  continué  sans  inquiétude  et  sans  ardeur  sa  vie  monotone,  médiocre 
et  douce. 

Les  populations  du  Massif  central,  agricoles,  pauvres,  labo- 
rieuses, ignorantes  et  pieuses,  ignorent  l'aisance  confortable,  comme 
le  luxe  des  grandes  fortunes.  Les  prêtres  y  sont  nombreux;  tels 
départements,  comme  le  Lot,  l'Aveyron,  la  Haute-Loire  en  ont  trop 


[52 


LE    REGNE    DE    LA    CONGRÉGATION 


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BULLETIN     DE    SOUSCRIPTION    POUR    CHAMKORD 
En  <é/e.  /«  France  offrant  te  château  au  duc  de  Bordeaux.  —  Est.  Coll.  Hennin,  ;i°  14187. 


TRANSPORT    DE    LA    CHOIX    1)1      LA    MISSION,    A    REIMS 

/  h  1 7-1,1.1 -,  longue  <lr  :',•',  pieds,  et  pesant  17000  kilos,  est  portée  par  huit  équipes  de  - 10  hommes 

chacune,  se  relayant  ;  elle  est  suivie  i>ar  un  cortège  de  10000  personnes,  conduit  par  les  évêques 

il' Amiens  et  de  Soissons.     -  Bibl.  Nat.  Est.  Coll.  Hennin,  ;r    14087. 


II.  ("..  IV.  —  Pl.  7.  Page  L52. 


chapitre  premier  Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés. 

et  en  fournissent  aux  voisins  :  piètres  sans  instruction,  recrutés 
dans  les  dernières  classes,  «  d'une  nullité  incontestable  »,  mais  très 
influents.  Les  jeunes  ont  l'esprit  de  domination;  tous  «entretiennent 
la  routine  »  :  on  célèbre  et  on  chôme  rigoureusement  dans  le  Lot  les 
fêtes  supprimées  par  le  concordat.  L'enseignement  mutuel,  combattu 
par  le  clergé,  n'y  réussit  pas;  les  écoles  populaires  sont  rares,  la  vie 
politique  est  très  réduite;  «  les  teintes  des  partis  sont  pâles  ».  Nobles 
et  prêtres  sont  ultras;  mais  les  nobles  n'ont  pas  d'argent.  Les  bour- 
geois sont  libéraux,  mais  il  y  a  peu  de  bourgeois,  dépourvus  de 
penchant  à  l'enthousiasme,  «  ils  ne  commenceront  jamais  une  révo- 
lution »,  et  ils  les  suivront  toutes.  Le  peuple,  depuis  qu'il  est  à  peu 
près  rassuré  sur  la  dîme  et  les  ventes  nationales,  étant  doux  et  sou- 
mis, garde  une  tranquillité  parfaite,  obéit  aux  lois,  ne  pousse  pas  de 
cris  séditieux,  et  désire  que  le  calme  continue;  mais  il  n'en  est  pas 
sûr;  le  moindre  retard  dans  le  courrier  de  Paris  cause  des  inquié- 
tudes et  fait  naître  des  bruits  extravagants;  le  gouvernement  paraît 
toujours  fragile,  ce  qui  alarme  les  intérêts.  «  Le  repos,  le  Roi,  la 
Charte,  et  rien  au  delà  »,  si  ce  n'est  pourtant  la  haine  de  la  con- 
scription, qui  est  générale. 

Les  plaines  qui  bordent  au  nord  le  Massif  central,  de  la  les  pays  du  sud 
Limagne  à  la  Vendée,  sont  habitées  par  des  gens  d'habitudes  pai-  DE  LA  LOinE- 
sibles,  qui  ne  font  pas  d'émeutes;  ils  ont  pourtant  des  passions. 
Les  hommes  de  loi,  nombreux  et  influents,  organisent  les  libéraux 
dans  les  villes  et  y  sont  les  maîtres ,  toutes  les  villes  berrichonnes 
ont  «  mauvais  esprit  »  ;  l'armée  de  la  Loire  y  a  laissé  un  ferment 
actif  de  bonapartisme  Les  campagnes,  malgré  les  grands  proprié- 
taires, très  nombreux,  tous  ultra-royalistes,  sont  indifférentes,  peu 
religieuses;  on  y  manque  de  prêtres.  En  Poitou,  le  schisme  très 
prospère  de  la  Petite  Eglise,  en  groupant  les  énergies  catholiques, 
a  réduit  d'autant  les  forces  du  clergé  officiel. 

Il  n'y  a  pas  place  dans  l'Ouest  breton  pour  les  nuances  inter-  la  bretagse. 
médiaires  où  peut  se  plaire  pour  un  temps  l'indifférence  placide,  le 
scepticisme  politique  et  religieux  des  pays  de  la  Loire.  La  bour- 
geoisie des  villes  est  libérale,  les  campagnes  sont  à  la  discrétion  du 
clergé.  Les  libéraux,  écrasés  après  les  Cent-Jours,  se  sont  recon- 
stitués en  1817  dans  les  cadres  des  anciennes  Fédérations.  Ils 
dominent  à  Nantes,  et  même  dans  les  petites  villes  du  Morhiban 
(Pontivy  passe  pour  être  un  centre  de  «  fanatisme  républicain  »). 
A  Brest,  la  marine  et  l'artillerie  sont  toutes  libérales,  officiers  et 
troupes;  c'est  le  principal  lover  d'agitation  de  la  province.  Partout, 
de  Piennes  à  Quimper,  le  barreau,  la  magistrature  même  sont  «  liés 
à  la  faction  libérale  et  antimonarchique  ».  Ce  libéralisme  breton  est 

<    1 53   > 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


LA  NORMANDIE. 


LA  REGION 
PARISIENNE. 


tout  révolutionnaire,  sans  mélange  de  bonapartisme.  Au  contraire, 
«  la  religion  maintient  le  peuple  des  campagnes  dans  la  soumission, 
l'obéissance  ».  La  masse  rurale,  «  fière  de  sa  fidélité  »  à  la  religion 
et  au  Roi,  reste  dans  une  ignorance  que  le  clergé,  borné  lui-même, 
pauvre,  intéressé,  dominateur,  entretient  en  combattant  l'enseigne- 
ment mutuel.  Un  département  tout  entier,  le  Morbihan,  est  sans 
écoles  rurales.  La  noblesse,  moins  influente  que  les  prêtres,  «  tient 
toute  pour  l'ancien  régime  ».  Pourtant,  ce  vieux  pays  royaliste  ne 
tenterait  pas  l'aventure  d'une  nouvelle  guerre  pour  son  Roi.  Les 
paysans  ont  encore  leur  fusil;  mais  c'est  une  relique.  «  Les  sou- 
venirs de  la  guerre  civile,  écrit  le  préfet  de  la  Loire-Inférieure 
en  1819,  font  illusion;  les  paysans  n'iraient  pas  loin.  » 

La  Normandie  est  très  partagée.  Dans  la  Manche,  il  n'y  a  pas 
de  villes  importantes,  sauf  Cherbourg,  monde  à  part,  qui  est, 
comme  Brest,  un  «  foyer  »  dangereux.  Le  pays  appartient  aux 
grands  propriétaires  ruraux  résidants,  gentilshommes  d'ancien 
régime;  point  de  vie  politique.  Dans  le  Calvados,  la  richesse 
est  aux  mains  des  cultivateurs,  marchands  de  bestiaux,  herbagers, 
attentifs  à  leurs  intérêts  commerciaux  et  soucieux  avant  tout  de  la 
stabilité  gouvernementale  qui  convient  aux  affaires.  Un  gouverne- 
ment toujours  menacé,  sans  racines  profondes,  les  inquiète  et  leur 
déplaît.  Ils  inclinent  au  libéralisme  par  esprit  de  conservation. 
Autour  d'eux,  dans  les  villes,  des  misérables  et  de  petits  com- 
merçants qui  ne  comptent  pas.  Devant  un  état  de  choses  «  qui  ne 
peut  pas  durer  toujours  »,  c'est  la  même  inquiétude  qui  se  manifeste 
dans  l'Orne;  personne  ne  songe  à  s'y  agiter;  mais  on  est  mécontent 
de  n'être  pas  rassuré  sur  l'avenir.  Les  hobereaux  ultra-royalistes 
gémissent  de  voir  dédaignés  les  bons  serviteurs  du  Roi,  et  le  clergé, 
toujours  dans  l'attente  du  jour  où  disparaîtra  le  concordat  détesté, 
grossit  les  rangs  de  la  Petite  Église.  L'Eure  est  un  pays  de  petits 
propriétaires  qui  «  ont  horreur  des  privilèges  comme  de  l'anarchie  » , 
la  tranquillité  est  générale  ;  les  prêtres  rares  ;  la  moitié  des  paroisses 
n'ont  pas  de  curés.  La  Seine-Inférieure  a  un  parti  libéral  puissant, 
formé  des  fabricants  orgueilleux  de  leur  richesse;  c'est  une  classe 
arrivée  à  un  point  de  prospérité  et  de  force  où  elle  se  juge  digne  du 
pouvoir  et  s'étonne  des  obstacles  qui  l'en  écartent.  En  somme,  dans 
la  Normandie  riche,  tranquille,  conservatrice,  où  les  esprits  sont 
plus  portés  au  négoce  qu*à  la  politique,  la  monarchie  restaurée  a 
satisfait  peu  de  gens  et  n'a  enthousiasmé  personne. 

Le  voisinage  de  Paris,  c'est  le  désert  politique,  insignifiant  et 
vide.  De  Beauvais  à  Orléans,  de  Chartres  à  Reims,  il  n'y  a  aucune 
classe  assez  forte,  aucune  influence  dominante  qui  puisse  contre- 


i54 


CHAPITRE    PREMIER 


Le  Gouvernement  des  royalistes  modérés. 


balancer  celle  du  gouvernement.  Un  clergé  peu  nombreux  et  sans 
influence,  une  noblesse  rare,  toute  parisienne,  qui  ne  réside  pas, 
qui  vient  passer  les  semaines  d'été,  une  population  surtout  agricole, 
tranquille,  curieuse  seulement  des  nouvelles  que  la  diligence 
apporte,  mais  sans  vie  propre.  Les  éléments  actifs  sont  manifeste- 
ment absorbés  par  Paris,  où  vont  les  denrées  et  où  se  concentre  la 
vie.  Mais  Paris,  siège  du  gouvernement  et  point  de  rencontre  de 
plusieurs  populations  qui  diffèrent  par  les  intérêts,  la  culture  et  les 
sentiments,  est  placé  dans  des  conditions  de  vie  économique  et 
morale  sans  analogue  dans  le  reste  de  la  France.  Ces  conditions 
n'apparaissent  pas  encore  en  1820;  elles  ne  seront  sensibles  que 
lorsque  les  actes  du  gouvernement  auront  déterminé  des  mouve- 
ments d'opinion  où  se  révélera  la  vie  complète  de  la  capitale. 

Si  l'on  néglige  quelques  îlots  de  royalisme  pur,  épars  dans  le 
Midi  et  dans  l'Ouest,  il  semble  bien  que  la  France  soit  politiquement 
divisée  en  deux  régions  :  l'Est  en  majorité  hostile  à  la  Restauration, 
démocratique  et  révolutionnaire;  l'Ouest  où  la  vie  politique  est 
faible,  où  l'on  accepte  le  gouvernement  de  fait,  sans  enthousiasme, 
à  la  condition  qu'il  offre  un  minimum  de  garanties  sociales  contre 
l'ancien  régime,  et  qu'il  ait  des  chances  de  durée.  On  est  donc 
attaché  aux  Bourbons  sous  conditions,  quand  on  l'est.  Nulle  part  le 
royalisme  n'est  appuyé  sur  un  sentiment  profond  de  fidélité  à  la 
dynastie;  nulle  part  il  n'est  assis  sur  les  intérêts  dominants  des 
classes  les  plus  nombreuses.  Le  régime  Decazes  a  un  peu  rassuré 
les  paysans  acquéreurs  de  biens  nationaux;  mais  sa  chute  peut 
faire  renaître  toutes  les  craintes.  Les  bourgeois  sont  dans  l'opposi- 
tion pour  n'avoir  pas  obtenu  ce  qu'ils  désirent  toujours,  les  hautes 
fonctions,  l'administration,  le  gouvernement  Ils  se  réfugient  dans 
les  offices  qu'on  achète,  depuis  que,  par  un  détour,  la  vénalité  a 
été  rétablie.  Car  elle  eut  de  grandes  conséquences  sociales,  la 
mesure  d'apparence  purement  fiscale  que  fît  voter  Corvetto  en  1816  ■ 
quand,  pour  équilibrer  son  budget,  il  eut  ajouté  50  millions  au 
chiffre  des  cautionnements,  les  agents  du  trésor  ne  protestèrent 
pas,  mais  les  officiers  ministériels,  depuis  les  notaires  jusqu'aux 
commissaires-priseurs,  réclamèrent  et  obtinrent  en  échange  le  droit 
de  présenter  leurs  successeurs.  D'où  ce  résultat  que  25  000  car- 
rières, jadis  ouvertes  à  la  concurrence,  furent  désormais  consti- 
tuées en  monopole  au  profit  de  la  bourgeoisie.  Les  transactions, 
les  contrats  privés  furent  grevés  de  l'intérêt  d'un  capital  fictif 
de  deux  milliards  que  la  nation  versa  aux  «  gens  de  loi  »  Une 
influence  sociale  proportionnée  leur  fut  conférée.   Et  sans   doute 


LES  OPINIONS 

DOMINANTES 

DES  FRANÇAIS. 


V INFLUENCE 
DE  LA  NOBLESSE 
ET  BU  CLERGÉ. 


LE  CLERGE 
SE  RECRUTE 
DIFFICILEMENT. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  a 

c'est  un  fait  important  que  le  gouvernement  qui  créa  cette  puis- 
sance ait  cette  influence  contre  lui. 

Le  système  de  la  Restauration  ne  garantit  que  les  intérêts  de 
deux  minorités  :  la  noblesse  et  le  clergé.  Encore  ne  leur  assure-t-i). 
que  des  faveurs  personnelles,  puisqu'il  n'a  pu  reconstituer  leurs 
privilèges  de  classe.  L'influence  de  ces  deux  minorités  est  médiocre  : 
la  noblesse  n'est  forte  que  dans  les  pays  où  elle  a  gardé  la  propriété 
de  la  terre,  mais  elle  est  le  plus  souvent  appauvrie,  suspecte  ou 
détestée;  le  clergé  n'est  puissant  que  dans  les  régions  (Auvergne, 
Vivarais,  Quercy,  Bretagne)  où  il  est  nombreux;  c'est  l'exception; 
en  général,  il  se  recrute,  et  difficilement,  dans  les  classes  rurales, 
et  il  ne  suffit  pas  à  assurer  le  service  du  culte.  «  Quelques  anciens 
prêtres,  dit  à  la  Chambre  Castelbajac,  le  23  décembre  1815,  dont 
les  cheveux  sont  blanchis  autant  par  l'infortune  que  par  la  durée 
de  leurs  jours,  parcourent  à  pas  lents  un  territoire  immense,  auquel 
leur  zèle  ne  peut  suffire.  »  Un  autre  député  de  droite  déclare  en 
181G  que,  sur  50  000  places  ecclésiastiques,  17  000  sont  vacantes,  et 
que,  «  d'après  les  calculs  ordinaires  sur  les  probabilités  de  décès, 
on  doit  s'attendre  à  voir  en  moins  de  douze  ans  ce  déficit  de  17  000 
augmenter  de  27  000.  Pour  remplir  ce  vide  de  44  000  prêtres,  on  ne 
prévoit  que  6  000  ordinations;  c'est  le  chiffre  total  des  douze  années 
écoulées  depuis  le  concordat.  Il  n'y  a  aucune  chance  de  le  voir  s'ac- 
croître, puisque  le  privilège  d'échapper  à  la  conscription,  qui  a  valu 
des  recrues  au  clergé,  ne  lui  est  plus  réservé.  «  Les  deux  tiers  de  la 
France  seront  sans  prêtres  et  sans  autels  »,  s'écrie  Chateaubriand 
en  1816.  Et,  en  effet,  la  situation  ne  s'améliore  pas  après  1816.  Frayssi- 
nous  le  déplore  en  1820,  dans  une  de  ses  conférences  de  Saint-Sulpice  : 

«  Comment  n'être  pas  consterné  à  la  vue  de  cette  effrayante  multitude 
d'églises  sans  pasteurs,  de  ce  grand  nombre  de  prêtres  qui  succombent  sous  le 
poids  des  années  sans  être  remplacés....  Il  est  donc  vrai  qu'au  sein  du  royaume 
très  chrétien,  15  000  places  demeurent  vacantes  dans  la  carrière  ecclésiastique, 
faute  de  sujets  pour  les  remplir.  » 

Et  Bonald,  en  1821,  se  plaint,  dans  son  rapport  sur  les  pensions 
ecclésiastiques,  «  du  manque  absolu  de  ministres  de  la  religion  dans 
les  campagnes  ».  Ajoutez  que  les  congrégations  se  reconstituent  à 
peine,  et  qu'elles  n'ont  pas  encore  conquis  l'enseignement  populaire. 
La  place  du  clergé  dans  la  nation  est  manifestement  très  petite, 
comparée  au  rôle  qu'il  joue  dans  le  gouvernement. 

Ainsi,  les  parties  vivantes  de  la  nation  sont  hostiles  au  régime 
ou  indifférentes  à  son  sort,  au  moment  où  un  accident  de  la  vie  parle- 
mentaire enlève  le  pouvoir  aux  hommes  qui  s'étaient  montrés  un 
instant  désireux,  sinon  capables,  de  les  rassurer  et  de  les  conquérir. 


<   i56  > 


CHAPITRE  II 

LE   GOUVERNEMENT  DE  LA   DROITE  JUS- 
QU'AUX ÉLECTIONS  DE  JUIN   1824 


I.  LA  RÉACTION  SOUS  LE  MINISTÈRE  RICHELIEU  (1820-1822).  —  II.  L'OPPO- 
SITION  LIBÉRALE  ET  RÉVOLUTIONNAIRE  (1820-1822).  —  III.  LE  MINISTÈRE  VILLÈLE  JUS- 
QU'A l'année  1824. 


/.    —    LA    REACTION    SOUS    LE    MINISTERE    RICHE- 
LIEU (i 820-1822) 

LE  Ministère  Decazes  ne  succomba  pas  tout  entier  avec  son  chef. 
Richelieu  prit  la  présidence  du  Conseil  sans  portefeuille,  donna 
l'Intérieur  à  un  conseiller  d'État,  Siméon.  et  conserva  les  autres 
ministres.  Un  assez  grand  nombre  de  préfets  furent  déplacés.  Riche- 
lieu revint  à  la  politique  qu'il  avait  défendue  en  1818  et  qui  lui 
avait  alors  coûté  le  pouvoir  :  gouverner  avec  des  hommes  du  centre, 
en  étant  soutenu  par  une  majorité  de  droite.  «  Nous  entreprenons, 
écrivit  de  Serre  à  Barante,  une  tâche  difficile,  et  dont,  sans  doute, 
vous  jugerez  le  succès  improbable;  nous  voulons  gouverner  raison- 
nablement en  nous  appuyant  sur  la  droite.  »  Le  comte  d'Artois 
promit  son  appui.  Le  ministère  vécut  un  an,  puis  Richelieu  fut 
contraint  d'y  faire  entrer  les  chefs  de  la  droite,  et  finalement  de 
leur  laisser  le  gouvernement  (1822).  Ce  fut  une  période  de  «  tran- 
sition vers  le  côté  droit  <>. 

Decazes  disparu,  Louis  XVIII  cessa  de  résister  à  une  politique 
qu'il  avait  jusque-là  personnellement  combattue;  il  laissa  son  frère, 
dont  il  n'aimait  ni  la  personne  ni  les  idées,  prendre  une  influence 
dominante  sur  la  direction  des  affaires.  On  attribua  cette  nouvelle 
attitude  du  Roi,  qui  parut  surprenante,  au  mauvais  état  de  sa 
santé,  qui  accroissait  sa  répugnance  naturelle  pour  les  soucis,  et  à 

<    1 5  7   > 


LE  S-ECOND 

MINISTÈRE 

DE  RICHELIEU. 


V INFLUENCE 

POLITIQUE  DU 
COMTE  D'ARTOIS. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  u 

l'influence  d'une  femme  placée  auprès  de  lui  pour  prendre  dans 
son  cœur  la  place  que  le  départ  de  Decazes  laissait  inoccupée  : 
Mme  du  Gayla,  que  Sainte-Beuve  appelle  «  l'Esther  et  la  Main- 
tenon  du  parti  dévot  »,  se  serait  chargée  d'abolir  ce  qu'il  restait  de 
volonté  dans  cet  infirme.  Il  garda  pourtant  l'apparence  du  pouvoir, 
car  sa  dignité  était  toujours  attentive  à  se  défendre  contre  le 
moindre  manquement;  le  Bulletin  officiel  de  la  cour  continua  de 
publier  chaque  jour  cette  phrase  :  «  Sa  Majesté  a  travaillé  depuis 
midi  jusqu'à  une  heure  et  demie  avec  le  président  du  Conseil  ».  En 
réalité,  le  règne  du  comte  d'Artois  commençait  et,  avec  lui,  le  règne 
de  la  «  Congrégation  ». 
la  congrégation.  Ce  nom  désignait,  dans  la  polémique  courante,  le  groupe  des 
hommes  de  droite  qui  soutenaient  les  revendications  du  clergé. 
Mais  il  appartenait  réellement  à  une  association  pieuse,  moitié 
laïque,  moitié  ecclésiastique,  installée  rue  du  Bac,  dans  la  maison 
des  Missions  Étrangères,  et  dirigée  par  un  abbé,  Legris-Duval,  et 
par  un  jésuite,  le  P.  Bonsin.  Elle  eut  des  succursales  dans  presque 
toutes  les  villes  de  province  visitées  par  les  missionnaires.  Lyon 
fut  un  des  centres  importants  de  sa  propagande.  Son  but  était  de 
combattre  l'impiété.  Elle  créa  des  sociétés  annexes  pour  étendre 
son  action  :  la  Société  des  bonnes  œuvres,  qui  s'occupait  de  cha- 
rité, la  Maison  de  refuge  des  jeunes  condamnés,  la  Société  des 
bonnes  études,  «  conférence  littéraire  »  destinée  à  agir  sur  les  étu- 
diants, la  Société  de  Saint-Joseph,  qui  s'adressait  aux  ouvriers,  la 
Société  catholique  des  bons  livres  et  la  Bibliothèque  catholique,  qui 
se  proposaient  de  lutter  contre  la  diffusion  des  œuvres  de  Voltaire 
et  de  Bousseau.  Elle  tenta  de  gagner  l'armée  :  il  y  eut  en  1821 
une  Congrégation  de  Notre-Dame  des  Victoires,  elle  fut  dissoute  : 
le  duc  d'Angoulême  lui  était  hostile  et  n'aimait  pas  les  officiers 
congréganistes.  La  Congrégation,  qui  comptait  en  1820  12  évêques, 
y  compris  le  nonce,  qui  en  reçut  22  de  1821  à  1823,  recueillit 
l'adhésion  d'un  grand  nombre  d'hommes  politiques  à  Paris  et  de 
hauts  fonctionnaires  en  province.  Aussi,  à  mesure  que  la  droite 
la  peupla  davantage,  attribua-t-on  à  la  Congrégation  un  pouvoir 
mystérieux,  mais  considérable,  sur  le  gouvernement.  Les  agents 
du  pouvoir  étant  recrutés  de  préférence  parmi  les  hommes  de  la 
droite,  la  Congrégation  passa  pour  imposer  ces  choix,  et  le  gou- 
vernement parut  être  à  sa  discrétion;  et,  comme  elle  eut  le  même 
programme  que  les  politiciens  catholiques,  ses  adversaires  affec- 
tèrent de  les  confondre  en  les  combattant.  Mais  il  n'est  pas  pos- 
sible de  mesurer  avec  précision  l'influence  réelle  dont  la  Congréga- 
tion disposa. 

<   i58  > 


CHAPITRE    II 


Le   Gouvernement  de  la   Droite  jusqu'en   I824-. 


Dans  les  Chambres  il  n'y  eut  plus  que  deux  partis.  La  droite 
constitutionnelle  s'unil  presque  toute  à  l'extrême  droite;  les  doctri- 
naires se  rallièrent  à  l'opposition  de  gauche.  La  rupture  de  ces 
royalistes  sincères  avec  le  ministère  fut  retentissante,  émouvante 
aussi.  Elle  brisa  la  vieille  amitié  qui  les  unissait  à  de  Serre,  le 
Garde  des  sceaux,  dont  l'éloquence  élevée,  généreuse,  s'inspirait  de 
leur  esprit  et  de  leur  programme;  elle  provoqua  des  représailles  de 
la  part  du  gouvernement  ;  Royer-Gollard,  Camille  Jordan,  Barante 
et  Guizot  furent  destitués  de  leurs  fonctions  de  conseillers  d'Etat 
(16  juillet).  La  nouvelle  majorité,  nombreuse  à  la  Chambre  des 
pairs  (une  cinquantaine  de  voix),  fut  quelque  temps  faible  (une 
vingtaine  de  voix)  et  précaire  à  la  Chambre  des  députés;  elle 
s'accrut  et  se  consolida  à  mesure  qu'avança  l'œuvre  de  réaction. 
Dans  le  pays,  l'opposition  de  gauche,  dont  Decazes  avait  un  moment 
rallié  les  groupes  les  plus  modérés,  gros  commerçants,  grands 
industriels,  capitalistes,  se  reforma,  aussi  compacte  qu'elle  l'était 
en  1810  contre  la  Chambre  introuvable. 

Sitôt  formé,  le  gouvernement  courut  au  plus  pressé  :  la  censure 
fut  rétablie,  la  liberté  individuelle  suspendue  jusqu'à  la  fin  de  la 
session  de  1821.  «  Tout  individu,  dit  l'article  1er  de  la  loi  du 
20  mars  1820.  prévenu  de  complots  ou  de  machinations  contre  la 
personne  du  Roi.  la  sûreté  de  l'État  et  les  personnes  de  la  famille 
royale,  pourra,  sans  qu'il  y  ait  nécessité  de  le  traduire  devant  les 
tribunaux,  être  arrêté  et  détenu  en  vertu  d'un  ordre  délibéré  en 
Conseil  des  ministres....  »  Pasquier  apporta  à  la  Chambre  des  pairs 
un  projet  de  loi  sur  la  presse  :  «  Je  ne  crains  pas  de  l'avancer, 
déclara-t-il,  il  n'est  point  de  système  politique  assez  robuste  pour 
supporter  la  liberté  de  la  presse  telle  qu'elle  existe  parmi  nous  ». 
Les  ultras,  qui  s'étaient  déclarés  hostiles  à  la  censure  quand  Decazes 
en  avait  proposé  le  rétablissement,  applaudirent  Pasquier  quand  il 
déclara  sans  ambages  :  «  La  censure,  entre  les  mains  du  gouver- 
nement, peut  devenir  l'arme  d'un  parti  :  oui.  sans  doute;  mais  du 
moins  ce  parti  sera  celui  de  la  Monarchie,  de  la  France,  de  la 
Maison  de  Bourbon,  de  la  liberté,  et  il  faut  bien  que  ce  parti 
triomphe  ».  Il  fut  décidé  (aux  Pairs,  le  28  février,  à  la  Chambre,  le 
30  mars)  qu'aucune  publication  périodique  ne  pourrait  paraître  sans 
l'autorisation  royale;  que  les  articles  des  journaux  politiques  seraient 
soumis  en  manuscrit  à  l'examen  d'une  commission  de  censure;  que 
le  gouvernement  pourrait,  en  cas  de  poursuite  judiciaire  pour  infrac- 
tion à  ces  dispositions,  suspendre  immédiatement  le  journal,  pro- 
longer la  suspension  six  mois  après  le  jugement,  et,  en  cas  de  réci- 
dive, le  supprimer.  Les  peines  encourues  étaient  de  1  à  2  mois  tic 


EFFACEMENT 

DES  PARTIS 

MODÈRES. 


NOUVELLES  LOIS 

SUR  LA  LIBERTÉ 

INDIVIDUELLE  ET 

SUR  LA  PRESSE. 


i5o- 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


NOUVELLE  LOI 

ELECTORALE. 

LE  DOUBLE    VOTE, 


LA  CAMPAGNE 
ÉLECTORALE 
DE  1820. 


LA  CENSURE. 


prison,  de  200  à  1  200  francs  d'amende.  Ces  mesures,  dont  l'appli- 
cation ne  devait  pas  durer  au  delà  de  la  session  de  1820,  c'est-à-dire 
du  mois  de  juillet  1821,  furent  ensuite  prorogées  de  trois  mois  par 
une  loi  nouvelle  (votée  en  juin  1821)  et  déclarées  alors  applicables 
même  aux  journaux  littéraires.  Elles  préludèrent  à  la  destruction 
totale  de  la  législation  politique  du  parti  constitutionnel,  c'est- 
à-dire  de  la  loi  électorale  et  de  la  loi  sur  la  presse.  Comme  la  censure 
permettait  d'ajourner  les  mesures  définitives  à  prendre  contre  la 
presse,  le  régime  électoral  fut  modifié  le  premier. 

Une  majorité  décisive  de  95  voix  vota  la  nouvelle  loi  électorale. 
Ce  fut  une  grande  défaite  pour  la  gauche,  elle  ne  doutait  pas  que 
la  loi  de  1817  ne  lui  eût  à  la  longue  donné  le  pouvoir.  Sa  vive 
opposition  réussit  pourtant  à  atténuer  le  projet  ministériel.  Celui-ci 
créait  l'élection  à  deux  degrés  :  chaque  collège  d'arrondissement 
dresserait  une  liste  de  candidats  en  nombre  égal  à  la  totalité  des 
députés  à  élire  dans  le  département;  le  collège  de  département, 
composé  du  cinquième  le  plus  imposé  des  électeurs,  aurait  choisi 
les  députés  sur  la  liste  totale  formée  par  la  somme  des  listes  de- 
chacun  des  collèges  d'arrondissement.  C'était  confier  le  recrute- 
ment de  la  Chambre  aux  grands  propriétaires.  Une  partie  de  la 
gauche  appuya  et  fit  voter  un  amendement,  émané  du  centre  droit, 
qui  conserva  aux  collèges  d'arrondissement  l'élection  directe  des 
anciens  députés,  et  réserva  172  sièges  nouveaux  aux  collèges  de. 
département  composés  du  quart  des  électeurs  choisi  parmi  les 
plus  imposés.  Ce  système  n'interdisait  pas  aux  électeurs  du  collège 
de  département  de  figurer  dans  les  collèges  d'arrondissement;  on 
l'interpréta  en  leur  conférant  le  droit  de  voter  dans  l'un  et  l'autre» 
collèges.  Ce  fut  la  loi  «  du  double  vote  ». 

Les  élections  de  1820  justifièrent  l'espoir  que  la  droite  avait 
mis  dans  l'abolition  de  la  loi  de  1817.  Les  nouveaux  collèges  de 
département  eurent  à  nommer  leurs  172  députés;  les  anciens 
collèges  eurent  à  renouveler  le  cinquième  sortant  de  l'ancienne 
Chambre,  soit  52  membres.  La  lutte  fut  âpre.  La  censure  l,  confiée 
à  Paris  à  une  commission  présidée  par  l'abbé  d'Andrezel,  inspec- 
teur général  de  l'Université,  en  province,  à  des  censeurs  choisis 
par  les  préfets  et  dirigés  par  un  conseil  de  surveillance  placé  auprès 
du  ministre  de  la  Justice,  releva  des  imprudences  et  des  violences 
de  langage  chez  les  ultras  exaltés  de  la  Quotidienne  et  du  Drapeau 


i.  La  censure  en  1820  et  1821,  par  A.  Crémieux,  1912,  donne  tout  le  détail  des  opérations 
des  censeurs  et  du  conseil  de  surveillance,  et  de  la  résistance  des  journaux.  Cf.  La  censure 
Vkèâlrale  sous  la  Restauration,  par  Claude  Gével  et  Jean  Rabot  (Revue  de  Paris,  igi3). 


t»i6o  > 


ciiAi-iTRt:  ii  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en   18âi. 

blanc  ;  mais  ce  fut  moins  dans  l'intention  de  leur  nuire  que  de 
garder  un  air  d'impartialité  :  les  censeurs  prétendaient  s'inspirer 
avant  tout  du  souci  de  «  calmer  les  passions  ».  Contre  les  journaux 
libéraux,  attentive  à  découvrir  jusque  dans  les  annonces  les  mani- 
festations les  plus  timides  du  «  mauvais  esprit  »,  à  diriger  les  lec- 
teurs vers  de  «  bons  choix  »,  la  censure  engagea  une  lutte  où  la 
victoire  lui  était  d'avance  assurée.  Toute  désobéissance  à  un  de  ses 
ordres  fut  l'occasion  d'une  poursuite,  suivie  d'une  suspension  tem- 
poraire. Les  journaux  libéraux  comme  la  Bibliothèque  historique,  la 
Minerve,  le  Censeur,  la  Renommée,  disparurent  volontairement  ou 
après  un  procès.  La  censure  causa  indirectement  la  disparition  d'un 
journal  royaliste,  le  Conservateur  ■  Chateaubriand  ayant  déclaré 
qu'il  ne  lui  soumettrait  pas  ses  articles,  les  rédacteurs  se  divisèrent, 
et  quelques-uns  fondèrent  le  Défenseur,  qui  célébra  le  nouveau 
régime.  Le  Constitutionnel  et  le  Courrier  survécurent,  se  contentant 
de  s'amuser  à  des  chicanes ,  ils  laissaient  en  blanc  les  lignes  sup- 
primées, invitant  ainsi  malicieusement,  disait  le  conseil  de  surveil- 
lance, «  l'imagination  des  lecteurs  à  suppléer  par  des  inductions 
fâcheuses  à  des  passages  explicites  qui  le  seraient  moins  »,  ou  bien 
changeant,  soulignant  les  caractères  imprimés  d'un  mot  ou  d'une 
phrase,  de  manière  à  leur  donner  une  valeur  et  un  sens  que  la  cen- 
sure n'avait  pas  aperçus.  Il  fallut  interdire  ces  pratiques  Une  seule 
phrase  répréhensible  entraîna  la  suppression  de  tout  l'article  On 
n'accorda  le  permis  définitif  que  sur  le  vu  d'une  épreuve  entière- 
ment imprimée  des  articles  déjà  lus  en  manuscrit.  Il  fut  interdit  de 
reproduire  en  province  les  articles  des  journaux  de  Paris  sans  une 
nouvelle  autorisation  de  la  censure  locale.  De  même,  la  censure 
parisienne  ne  toléra  pas  l'insertion  des  articles  de  province.  Après 
trois  mois,  l'insignifiance  des  journaux  qui  survécurent  devint  telle 
qu'il  n'y  eut  plus  rien  à  censurer.  Les  libéraux  publièrent  des  bro- 
chures contenant  les  «  rognures  »,  c'est-à-dire  les  phrases  et  les 
articles  supprimés  par  les  censeurs,  ou  bien  des  brochures  destinées 
à  remplacer  sous  des  titres  nouveaux  les  journaux  disparus  Mais 
les  tribunaux  condamnèrent  les  auteurs  si  rudement  à  la  prison  et 
à  l'amende  qu'il  fallut  renoncer  à  ce  subterfuge. 

Le  gouvernement,  seul  maître  des  journaux,  devint  facilement  naissa 
le  maître  de  la  majorité  des  électeurs.  D'abord,  il  en  diminua  le 
ttbre;  un  dégrèvement  de  l'impôt  foncier  supprima  14  500  élec- 
teurs sur  110  000.  Puis  il  sut  intimider  les  opposants.  La  naissance 
(29  septembre  1820)  d'un  fils  posthume  cki  duc  de  Berry,  «  l'enfant 
du  miracle  »,  qui  sembla  assurer  la  perpétuité  de  la  dynastie,  fut 
exploitée   sans  mesure.  D'innombrables   adresses  de  félicitations, 

<   iGi    > 

Lavisse.  —  H.  coutemp.,  IV.  I  j 


DUCDEUOl.; 


DU'UTE  AUX 
ÉLECTIONS  DE  I8i0. 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

des  fêtes  populaires,  des  distributions  de  croix  de  Saint-Louis 
agirent  sur  l'opinion  des  indécis  :  «  La  Providence  a  fait  son 
devoir,  disait  un  mandement  de  l'archevêque  de  Paris;  c'est  main- 
tenant à  nous  de  faire  le  nôtre  ».  La  presse  royaliste  célébra  ce 
prodige  :  «  Rassurez-vous,  races  futures;  votre  bonheur  est  assuré». 
Charles  Nodier  écrivit  dans  la  Quotidienne  :  «  Le  premier  sourire 
qui  effleurera  ses  lèvres,  au  jour  du  baptême,  annoncera  une 
rédemption  immense  ».  Le  Roi  adressa  une  proclamation  aux  élec- 
teurs; chacun  d'eux  en  reçut  directement  un  exemplaire  : 

«  Je  veux  que  vous  entendiez  ma  voix....  Écartez  des  nobles  fonctions  de 
député  les  fauteurs  de  troubles,  les  artisans  de  discordes,  les  propagateurs 
d'injustes  défiances  contre  mon  gouvernement,  ma  famille  et  moi....  La  France, 
au  milieu  des  agitations  qui  l'environnent,  doit  rester  calme  et  confiante.  Unie 
avec  son  Roi,  ses  prospérités  sont  au-dessus  de  toute  atteinte.  L'esprit  de  fac- 
tion pourrait  seul  les  compromettre;  s'il  ose  se  produire,  il  sera  réprimé.  » 

victoire  de  la  Les  élections  furent  favorables  au  centre  et  à  la  droite  extrême: 

75  membres  de  la  Chambre  introuvable  furent  réélus  ;  et  seulement 
35  libéraux.  Sur  les  450  députés  de  la  nouvelle  Chambre,  la  gauche 
n'eut  plus  que  80  voix.  «  On  sait  maintenant  ce  que  veut  la  France, 
écrivit  un  journal  royaliste,  le  Défenseur:  elle  veut  qu'il  n'y  ait  plus 
dans  la  Chambre  que  deux  partis,  et  qu'on  ne  s'obstine  plus  à 
chercher  un  milieu  entre  la  religion  et  l'athéisme,  entre  l'ordre  et 
la  licence,  entre  la  fidélité  et  la  trahison.  » 
villèle  et  La  victoire  de  la  droite  obligea  Richelieu  à  lui  faire  une  place 

entrent  dans  le  dans  le  gouvernement.  La  majorité  exprima  dans  l'adresse  au  Roi  le 
cabinet.  désir  de  «  voir  fortifier   l'autorité   de   la  religion  sur  l'esprit  des 

peuples,  épurer  les  mœurs  par  un  système  d'éducation  chrétienne  et 
monarchique  ».  Deux  jours  après  (21  décembre),  trois  'de  ses  chefs, 
Villèle,  Corbière  et  Laine  entrèrent  dans  le  cabinet  comme  minis- 
tres sans  portefeuille;  Chateaubriand,  qui  demandait  à  jouer  un 
rôle,  eut  l'ambassade  de  Berlin;  d'autres  ultras,  de  moindre  impor- 
tance, reçurent  des  Directions  générales.  Villèle,  député  de  la 
Haute-Garonne,  était  connu  par  l'opposition  qu'il  avait  faite  à  la 
Charte  avant  sa  promulgation  et  par  l'autorité  que  depuis  1815  il  avait 
exercée  sur  le  parti  ultra-royaliste.  Habile  à  discipliner  son  opposi- 
tion, à  éviter  de  se  compromettre  dans  les  violences  de  tribune  et 
de  presse,  il  avait  donné  la  mesure  de  sa  valeur  de  tacticien, 
lorsque  à  la  fin  de  1819  il  avait  décidé  la  droite  à  accorder  à  Decazes, 
qu'abandonnaient  les  libéraux,  les  six  douzièmes  provisoires  qu'il 
demandait;  Decazes,  désormais  à  la  merci  de  la  droite,  avait  dû 
s'engager  à  modifier  la  loi  électorale.  Villèle  passait  pour  appliqué 
au  travail  ;  il  avait  moins  de  goût  pour  les  dis-cussions  d'idées  que 


chapitre  h  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en  '182A-. 

pour  les  discussions  d'affaires,  où  il  montrait  de  la  clarté,  du  juge- 
ment et  de  la  compétence.  Corbière,  son  ami,  reçut,  avec  l'entrée  au 
Conseil,  la  présidence  du  Conseil  royal1  de  l'Instruction  publique, 
enlevée  à  Royer-Collard  :  un  petit  ministère.  C'était  un  avocat 
breton,  adroit,  vif  et  vulgaire;  il  partageait  avec  Villèle  les  sym- 
pathies de  la  droite,  et  il  avait  sur  elle  une  égale  autorité.  Ces  deux 
défenseurs  de  la  noblesse  et  du  clergé  n'étaient  ni  dévots  ni  hommes 
de  cour;  ce  qui  sans  doute  leur  permit  de  mettre  au  service  de 
leur  parti  une  liberté  d'esprit  et  un  sens  critique  d'autant  plus 
utiles  qu'ils  y  étaient  rares. 

La   droite,  rassurée  par  son  succès   aux   élections,   mena   la  bêaction 

réaction  «  au  pas  de  course  »  La  religion  défaillante  fut  son  premier 
souci.  Elle  y  voyait  la  base  solide  et  unique  de  toute  l'œuvre  de  la 
restauration  politique 

«  Il  peut  exister,  déclara  Bonald,  sans  motifs  religieux  des  vertus  privées 
ou  des  habitudes  qui  ressemblent  à  des  vertus.  Mais  il  ne  saurait  y  avoir,  sans 
motifs  religieux,  des  vertus  publiques.  La  religion  est  comme  la  salubrité  du 
climat,  qui  n'empêche  pas  les  maladies  particulières,  mais  qui  prévient  les 
maladies  endémiques,  et...,  considérée  dans  la  société,  elle  en  est  la  raison 
dans  les  dogmes,  la  morale  dans  les  préceptes,  la  politique  dans  ses  conseils.  » 

Les  attaques  contre  l'Université,  vigoureusement  menées  par  l'université 
les  évêques,  par  Lamennais,  par  Chateaubriand,  aboutirent  enfin  à  Li  sur^eIllaxce 
un   résultat.  du  clergé. 

«  Les  apologistes  de  l'Université  provisoire,  écrivit  Chateaubriand,  n'étouf- 
feront pas  la  voix  des  pères  de  famille.  Il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre.... 
Qu'a-t-on  fait  pour  attacher  les  générations  [nouvelles]  à  la  religion,  au  Roi  légi- 
time, au  gouvernement  monarchique?...  Que  sont-ils,  ces  jeunes  hommes 
destinés  à  nous  remplacer  sur  la  scène  du  monde?...  Croient-ils  en  Dieu? 
Reconnaissent-ils  le  Roi?...  Ne  sont-ils  point  antichrétiens  dans  un  état  chrétien, 
républicains  dans  une  monarchie?  » 

Corbière  lui  donna  une  première  satisfaction.  Si  l'Université 
«  provisoire  »,  comme  on  disait  à  droite,  ne  fut  pas  supprimée  au 
profit  du  clergé  et  des  ordres  religieux,  elle  ne  subsista  qu'à  la  con- 
dition de  resserrer  «  les  liens  qui  doivent  unir  au  clergé,  déposi- 
taire des  doctrines  divines,  le  corps  chargé  de  l'enseignement  des 
sciences  humaines  »  Ainsi  parlait  le  préambule  de  l'ordonnance  du 
27  février  1821,  qui  plaça  l'enseignement  secondaire  public  sous  la 
surveillance  du  clergé  : 

i    C'est  à  cette  occasion  que  la  Commission  de  l'Instruction  publique  prit  le  nom  de 
Conseil  royal. 

<    i63    > 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


V  ENSEIGNEMENT 

PKI  JlAIRE  MENACE. 


CRÉATION 

DE  NOUVEAUX 

DIOCÈSES. 


«  Les  bases  de  l'éducation  des  collèges  sont  la  religion,  la  monarchie,  la 
légitimité  et  la  Charte.  —  L evèque  diocésain  aura,  pour  ce  qui  concerne  la 
religion,  le  droit  de  surveillance  sur  tous  les  collèges  de  son  diocèse.  Il  les 
visitera  lui-même  ou  les  fera  visiter  par  un  de  ses  vicaires  généraux,  et  provo- 
quera auprès  du  Conseil  royal  de  l'Instruction  publique  les  mesures  qu'il  aura 
jugées  nécessaires.  Il  sera  distribué  des  médailles  d'or  aux  professeurs  des 
collèges  qui  se  seront  distingués  par  leur  conduite  religieuse  et  morale  et  par 
leur  succès  dans  l'enseignement.  » 

La  même  ordonnance  créa  au  profit  du  clergé  une  nouvelle 
exception  au  monopole  universitaire  :  le  Conseil  royal  fut  autorisé 
à  transformer  les  «  maisons  particulières  d'éducation  qui  auront 
mérité  la  confiance  des  familles,  tant  par  leur  direction  religieuse 
et  morale  que  par  la  force  de  leurs  études  »,  en  «  collèges  de  plein 
exercice  »  ;  ce  titre  les  assimilait  aux  collèges  royaux  et  communaux; 
enfin  il  fut  permis  aux  curés  de  campagne  de  préparer  les  jeunes 
gens  aux  petits  séminaires  sans  payer  la  rétribution  universitaire. 

La  commission  du  budget  proposa  de  supprimer  le  crédit  de 
50  000  francs  affecté  depuis  1816  à  l'enseignement  primaire,  parce 
que  «  ces  fonds  étaient  employés  pour  la  plus  grande  partie  à  favo- 
riser un  système  d'enseignement  peu  en  harmonie  avec  nos  insti- 
tutions ».  C'était  une  allusion  à  l'enseignement  mutuel.  Il  fallut 
toute  l'autorité  de  Corbière  et  de  Villèle  et  l'appui  de  la  gauche  pour 
faire  maintenir  le  crédit. 

Une  loi  décida  (21  mai)  que  les  fonds  rendus  disponibles  par 
l'extinction  des  pensions  ecclésiastiques  seraient  consacrés  à  la 
dotation  de  12. sièges  épiscopaux  nouveaux  et  successivement  à  la 
dotation  de  18  autres.  Il  restait  d'autres  fonds  disponibles  sur  l'ancien 
domaine  extraordinaire  de  Napoléon,  et  qui  représentaient  environ 
1  800  000  francs  de  revenus.  Le  gouvernement  proposa  de  les  affecter 
à  indemniser  ceux  des  militaires  pensionnés  que  le  traité  de  1814 
avait  dépossédés  et  parfois  réduits  à  la  misère  en  restituant  les  parties 
de  ce  domaine  situées  à  l'étranger;  la  majorité  s'indigna  :  «  Il  y  a 
parmi  eux  des  juges  du  duc  d'Enghien  »,  cria-t-on.  Le  Roi  ne  pou- 
vait avoir  approuvé  un  pareil  projet  :  il  faut  que  la  Chambre  lui 
apprenne,  dit  Clauzel  de  Coussergues,  «  qu'on  calomnie  la  France 
à  ses  yeux,  quand  on  lui  dit  que  ses  peuples  désirent  qu'il  récom- 
pense les  ennemis  les  plus  cruels  de  la  maison  royale  et  de  la  patrie, 
les  hommes  qui*se  proclament  ouvertement  les  ennemis  de  la  chré- 
tienté et  les  alliés  de  ces  hordes  d'assassins  auxquels  une  conspi- 
ration a  livré  la  malheureuse  Espagne  ».  Le  ministère  dut  transiger  : 
un  amendement,  qu'il  accepta,,  stipula  que  les  donataires  dépos- 
sédés «  pourraient  recevoir  »  une  pension  viagère  :  c'était  leur 
reconnaître  un  droit  à  la  bienveillance  royale,  non  une  créance  sur 


164 


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II.  C.  IV. 


I  i.  s.  Page  164. 


PAS  SATISFAITE. 


chapitre  h  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en  182A. 

l'État.  «  La  Contre-révolution  dépouille  la  Révolution  »,  s'écria  un 
député  libéral,  le  général  Foy.  On  renonça  toutefois  à  mettre  aux 
voix  un  amendement,  proposé  par  la  commission,  qui  réservait  une 
partie  des  fonds  "«  aux  personnes  qui  auraient  rendu  des  services  au 
Roi  et  à  L'État  »;  la  gauche  y  avait  vu  une  allusion  claire  aux  anciens 
soldats  des  armées  royales  du  Midi  et  de  la  Vendée. 

Richelieu  se  retrouva  dans  la  situation  qu'il  avait  connue  en  1816  la  dpoite  frssi 
quand  il  gouvernait  avec  la  Chambre  introuvable.  La  majorité  le 
jugeait  tiède,  et  une  partie  de  la  droite  l'attaquait  ouvertement.  La 
présence  de  Villèle  et  de  Corbière  dans  le  gouvernement  ne  suffisait 
ni  à  la  rassurer  ni  à  la  satisfaire.  Au  reste,  ces  ministres  affectaient 
auprès  de  leur  parti  de  ne  pas  défendre  la  politique  du  cabinet.  Ils 
restaient  froids  et  réservés  au  Conseil,  se  bornant  à  demander  des 
places  pour  leurs  amis  :  «  Il  faut  bien,  disait  Corbière,  faire  quelque 
chose  pour  les  royalistes  ».  Richelieu  crut  les  gagner  en  offrant  à 
Villèle  la  Marine,  et  à  Corbière  l'Instruction  publique.  Mais  Villèle 
déclara  que  son  parti  exigeait  pour  lui  le  ministère  de  l'Intérieur. 
Richelieu  refusa.  Le  Roi  intervint.  Richelieu  offrit  de  donner  un 
troisième  portefeuille  à  la  droite  en  mettant  à  la  Guerre  le  duc  de 
Bellune.  La  combinaison  eût  peut-être  abouti  malgré  la  répugnance 
des  autres  ministres,  mais  Corbière  prit,  dans  une  dernière  discus- 
sion avec  Richelieu,  un  ton  si  déplaisant  que  celui-ci  perdit  patience 
et  rompit  les  pourparlers.  La  session  de  1821  terminée,  Villèle  et 
Corbière  cessèrent  d'assister  aux  séances  du  Conseil,  et  après  les 
élections  d'octobre  1821,  qui  accrurent  encore  la  majorité  de  droite, 
ils  se  retirèrent.  Chateaubriand  quitta  l'ambassade  de  Berlin  L'in- 
tention de  Richelieu  était  de  suivre  une  politique  modérée  et 
d'essayer  de  calmer  les  esprits  en  amenant  la  Chambre  à  s'occuper 
d'affaires  :  «  Nous  devons,  écrivait-il  à  de  Serre  le  29  juillet,  pré- 
senter le  moins  possible  de  lois  propres  à  exciter  les  passions;  des 
canaux,  un  code  rural,  des  chemins  vicinaux,  des  choses  d'adminis- 
tration et  d'utilité  publique  ».  Mais  la  droite  avait  d'autres  desseins. 
Elle  avait  conquis  la  force  nécessaire  pour  réaliser  son  vieux  pro- 
gramme contre-révolutionnaire,  et  son  heure  semblait  venue. 


C'est  le  temps  où  les  partis  libéraux  de  l'Europe,  après  avoir  échec  DES  PARTI- 
US  i 
EN  EUROPE. 


partout  cru  toucher  au  triomphe,  sont  ou  vont  être  partout  écrasés 


C'est  chose  faite  en  Angleterre  :  l'obstination  du  ministère  tory 
à  refuser  toute  réforme  politique  provoque  une  agitation  «  radi- 
cale »  contre  les  institutions  de  la  vieille  Angleterre;  dispersés  par  la 
force  à  Manchester,  où  ils  demandaient  tumultueusement  la  réforme 
du  Parlement,  les  radicaux  anglais  sont  réduits  à  l'impuissance  par 

t    iG5   > 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livke  ii 

les  «  lois  de  bâillon  ».  En  Espagne,  Riego  et  Quiroga  devaient 
quelque  temps  encore  rester  impunis,  protégés  par  l'Angleterre  qui 
s'opposait  à  toute  intervention  militaire  dans  la  Péninsule.  Mais  le 
scandale  du  royaume  de  Naples,  où  l'insurrection  du  général  Pepe 
avait  obligé  le  roi  Ferdinand  Ier  à  accepter  une  constitution,  appelait 
une  répression  énergique.  «  La  révolution  de  Naples,  écrivait  Pozzo 
di  Borgo  le  28  juillet  1820,  n'est  qu'une  section  de  celle  que  pré- 
parent, plus  ou  moins,  partout  ailleurs,  les  hommes  de  l'Empire  et 
ceux  de  la  République  réunis  Le  duc  de  Campo-Chiaro  et  le  duc  de 
Bassano  sont  identiques,  et  le  général  Pepe  ne  diffère  pas  du 
maréchal  Suchet  et  du  général  Foy.  »  Cette  révolution  ne  touchait 
pas  seulement  Ferdinand  qui,  en  bon  lieutenant  de  Metternich, 
s'était  par  un  traité  secret  (12  janvier  1815)  interdit  «  tout  change- 
ment dans  les  constitutions  de  son  royaume  qui  ne  pourrait  se 
concilier,  soit  avec  les  institutions  monarchiques,  soit  avec  les 
principes  adoptés  par  l'empereur  d'Autriche  dans  le  régime  inté- 
rieur de  ses  provinces  italiennes  ».  Derrière  lui,  elle  atteignait 
l'Autriche,  et  l'incendie  risquait  encore  de  gagner  l'Italie  tout 
entière  :  dans  toutes  les  grandes  villes,  et  à  Milan  même,  dans  le 
propre  domaine  de  l'empereur,  on  comptait  des  adeptes  à  la  société 
secrète  des  Carbonari  qui  avait,  en  détruisant  l'absolutisme  de 
Ferdinand,  humilié  la  légitimité. 

«  Ne  serait-ce  pas  le  cas  d'une  de  ces  réunions  prévues  à  Aix- 
la-Chapelle?  »  écrivit  Richelieu  à  Metternich  (9  août  1820).  Le 
chancelier  d'Autriche  eût  préféré  agir  seul  en  Italie,  mais  le  tsar, 
qui  cherchait  une  revanche  à  son  échec  d'Aix-la-Chapelle,  exigea  la 
réunion  ;  on  y  parlerait  de  Naples  et  de  l'Espagne  :  «  Aux  mêmes 
maux,  disait-il,  les  mêmes  remèdes  ».  Les  souverains  décidèrent  de 
se  réunir  à  Troppau  (3  sept.). 
conférences  Les  conférences  s'ouvrirent  le  23  octobre.   Elles  firent  appa- 

raître les  tendances  divergentes,  sinon  opposées,  du  tsar  et  de  Met- 
ternich .  le  tsar  montra,  comme  à  Aix-la-Chapelle,  son  ambition 
de  faire  jouer  à  la  Sainte-Alliance  un  rôle  de  médiatrice  universelle 
entre  les  peuples  et  les  rois;  l'Autriche  était  impatiente  de  se  faire 
donner  par  l'Europe  le  mandat  d'intervenir  contre  les  révolution- 
naires italiens.  Metternich  eut  l'habileté  de  rallier  le  tsar  à  ses  vues 
en  lui  proposant,  d'accord  avec  la  Prusse,  une  sorte  de  code  de 
police  international  dont  les  prescriptions  engloberaient  tous  les 
révoltés,  où  qu'ils  fussent,  «  tout  État,  disait  le  protocole  des  trois 
cours  (Autriche,  Russie,  Prusse),  ayant  subi  dans  son  organisation 
intérieure  des  changements  opérés  par  la  révolte,  et  dont  les  consé- 
quences pourraient  être  menaçantes  pour  les  autres  Etats  ».  L'An- 

<    166  > 


DE  TROPPAU. 


CHAPITRE    11 


Le   Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en    4824?. 


gleterre  refusa  de  souscrire  au  protocole,  et  la  Franco  proposa  411e 
Louis  XVIII,  en  tant  que  chef  de  la  famille  des  Bourbons,  reçût  le 
mandat  d'imposer  à  Naples  sa  médiation.  Cette  hésitation  de  la 
France  à  adopter  des  formules  où  revivaient  les  principes  de  1815 
fut  considérée  par  le  tsar  comme  une  trahison.  Le  Congrès  s'ajourna 
à  trois  semaines,  et  rendez-vous  fut  pris  à  Laybach,  où  le  roi  de 
Naples  était  convoqué. 

Ferdinand,  que  ses  sujets  avaient  laissé  s'y  rendre  parce  qu'il  leur 
avait  promis  de  défendre  la  constitution  devant  les  souverains  du 
Nord,  oublia  ses  engagements  dès  qu'il  se  sentit  eu  sécurité.  La  pre- 
mière conférence  de  Laybach  (12  janvier  1821)  annula  la  constitution, 
et,  le  3  février,  l'Autriche  lut  autorisée  à  envoyer  une  armée  contre 
les  Napolitains.  Les  souverains  italiens,  Victor-Emmanuel  Ier  de 
Sardaigne,  les  ducs  de  Modène  et  de  Toscane,  effrayés,  envoyèrent 
des  agents  à  Laybach.  Toute  l'Italie  passait  donc  sous  la  domina- 
tion de  Mellernich.  Les  Napolitains  sont  vaincus  à  Rieti;  les 
patriotes  piémontais  veulent  répondre  à  l'invasion  autrichienne  par 
une  insurrection  nationale;  le  12  mars  1821,  ils  arborent  à  Alexan- 
drie un  drapeau  tricolore  «  italien  »;  le  régent  de  Savoie,  prince 
de  Carignan,  proclame  une  constitution.  La  répression  est  aussi 
rapide  que  la  révolte  :  Victor-Emmanuel  abdique  en  faveur  de 
son  frère  Charles-Félix  qui  demande  à  l'Autriche  une  armée,  et  les 
«  patriotes  »  sont  dispersés  sans  gloire  à  Novare  (8  avril).  Des 
commissaires  extraordinaires  font  régner  la  terreur  à  Milan,  à 
Modène.  Quand  les  souverains  quittent  Laybach,  le  12  mai,  l'Italie 
tout  entière  est  sous  la  surveillance  de  l'Autriche,  comme  l'Alle- 
magne après  le  congrès  d'Aix-la-Chapelle. 

Le  réveil  du  peuple  grec  n'eut  pas  un  succès  plus  heureux. 
Profitant  de  la  guerre  que  le  sultan  Mahmoud  faisait  à  son  pacha 
de  Janina,  Ali,  les  chrétiens  grecs  s'insurgent  à  Patras  et  entraînent 
la  Morée  (février-avril).  En  même  temps,  un  Grec  au  service 
du  tsar,  Alexandre  Ypsilanti,  chef  d'une  société  secrète,  l'hétairie, 
dont  le  programme  est  de  soulever  en  masse  tous  les  chrétiens  des 
Balkans  pour  expulser  les  Turcs,  appelle  les  Grecs  à  l'indépendance 
(7  mars).  Vaincu  par  les  Turcs  à  Dragatschan  (19  juin),  il  s'enfuit  en 
Autriche,  où  il  est  aussitôt  emprisonné.  En  vain,  ce  patriote  a  compté 
sur  le  tsar,  sur  son  ami  Capo  d'Istria,  ministre  du  tsar:  Alexandre 
est  captif  de  Melternich,  et  les  souverains  ont  proclamé  à  Laybach 
«  la  nécessité  de  conserver  ce  qui  est  légalement  établi  ».  La  révolte 
grecque,  disait  Metternich,  est  «  hors  de  la  civilisation;  que  cela  se 
passe  là-bas  ou  à  Saint-Domingue,  c'est  la  même  chose  ».  Le  sultan, 
lui  aussi,  est  un  souverain  légitime;  la  Sainte-Alliance  le  protège. 


CONFÉFEXt ES 
DE  LAYBACH. 


ECHEC  DE 
VINSURREi 

GKEClji  E. 


.67 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


DÉFAITE 
GÉNÉRALE 
DES  LIBÉRAUX. 


Ainsi,  dans  ces  premiers  mois  de  l'année  1821,  sauf  en  Espagne 
où  la  police  de  l'Internationale  contre-révolutionnaire  laisse  provi- 
soirement fonctionner  la  constitution  de  Cadix  ressuscitée  par 
Riego,  la  légitimité  est  partout  rétablie.  Par  toute  l'Europe.  le 
«  côté  gauche  »  est  un  parti  vaincu.  Les  libéraux  français  qui  ont 
crié  «  Vive  Riego,  vive  la  Constitution  de  1791,  vivent  nos  frères  de 
Manchester!  »  qui  ont  annoncé  avec  le  général  Foy  que  «  l'Italie  sérail 
le  tombeau  des  barbares  »,  sont  écrasés  par  cette  défaite.  «  C'est 
l'heure  de  la  résurrection  »,  s'écrie  Metternich.  «  Les  Léonidas  libé- 
raux ont  jeté  leurs  souliers  dans  les  fossés  pour  courir  plus  vite  », 
dit  à  Paris  un  journal  de  droite;  les  ultras  s'exaltent  jusqu'à  espérer 
publiquement  un  retour  à  la  politique  de  1815.  La  presse  libérale 
est  muette.  La  tribune  jouit  encore  d'une  liberté  gênante;  une 
proposition  tendant  à  donner  à  la  Chambre  le  droit  d'interdire  la 
parole  à  un  député  permet  à  la  droite  de  manifester  son  sentiment 
sur  l'indépendance  de  la  tribune  :  «  La  souveraineté  de  la  parole 
d'un  individu,  dit  un  ultra,  en  opposition  avec  la  majorité  que 
la  Chambre  reconnaît  souveraine  est  une  véritable  révolte  que  cette 
majorité  souveraine  doit  pouvoir  réprimer  »;  et.  pour  indiquer 
sans  équivoque  le  cas  où  la  majorité  sera  tenue  d'user  d'un  tel 
pouvoir,  il  ajoutait  :  «  Il  est  de  notre  devoir  d'étouffer  tout  ce  qui 
tend,  je  ne  dis  pas  au  blasphème,  mais  seulement  à  l'altération  de 
nos  sentiments  de  respect  et  d'amour  pour  notre  religion,  nos 
princes  et  nos  lois  »,  Bonald,  plus  dogmatique,  précise  : 


LA  POLITinrE 
EXTÉRIEURE 
DE  RICHELIEU 
MÉCONTENTE 
LA  DROITE. 


«  Les  orages,  dit-on,  sont  inséparables  de  la  liberté.  Rousseau  l'a  dit.  Oui, 
Messieurs,  et  il  a  dit  une  sottise.  C'est  la  liberté  qui  est  tranquille  et  la  sen  i- 
tude  qui  est  orageuse....  Sommes-nous  libres,  nous  qui  sommes  condamm  • 
au  supplice  d'entendre  nos  adversaires?...  » 

Le  ministère  luttait  péniblement  et  timidement  contre  ces  vio- 
lences. Richelieu  se  trouvait  aux  prises  avec  une  seconde  Chambre 
introuvable,  mais  celle-ci  avait  aujourd'hui  pour  elle  les  gouver- 
nements étrangers,  qui,  en  1816,  demandaient  au  Roi  de  débarrasser 
la  France  et  l'Europe  de  la  première. 

L'attitude  de  Richelieu  à  Troppau  et  à  Laybach  avait  été  effacée 
et  indécise.  Depuis  qu'elle  était  rentrée  dans  le  concert  européen, 
la  France  était  astreinte  à  agir  d'accord  avec  les  alliés,  c'est-à-dire 
à  examiner,  elle  aussi,  si  les  émeutes,  les  constitutions  arrachées 
aux  souverains  timides  étaient  compatibles  avec  l'ordre  social,  avec 
le  système  politique  de  l'Europe  et  l'esprit  des  traités.  Sans  doute 
Richelieu  ne  s'y  refusait  pas;  il  manifestait  pour  la  Révolution  une 
grande  horreur,  il   se  déclarait  prêt  à  faire   cause   commune   avec 


r«8 


chapitre  h  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en  18Sâ. 

l'Europe,  comme  on  disait,  pour  éteindre  l'incendie  :  n'était-ce  pas 
pour  en  étouffer  le  foyer  qu'il  avait  été  rappelé  au  pouvoir?  Mais  il 
jugeait  contraire  aux  intérêts  de  la  France  de  laisser  l'Autriche 
mettre  la  main  sur  l'Italie;  il  supportait  mal  l'idée  que  les  affaires 
d'un  Bourbon  fussent  réglées  par  un  Habsbourg.  Ses  agents,  Blacas, 
ambassadeur  à  Rome,  la  Ferronnays,  ambassadeur  à  Pétersbourg,  • 
et  son  ambassadeur  à  Vienne,  Caraman,  n'avaient  au  contraire 
d'autre  désir  que  de  montrer  leur  dévouement  à  la  cause  contre- 
révolutionnaire.  Il  eût  fallu  les  retenir,  ou  les  désavouer;  Richelieu 
se  contenta  de  rédiger  une  note  par  laquelle  il  signifiait  que  l'occu- 
pation autrichienne  ne  devait  modifier  en  rien  la  situation  de  l'Italie, 
et  d'envoyer  à  Naples  une  escadre  pour  la  sûreté  de  la  famille 
royale.  L'Angleterre  qui,  occupant  Malte  et  Corfou,  n'aurait  pas 
souffert  un  accroissement  de  l'influence  française  en  Italie,  joignit 
aussitôt  ses  navires  à  ceux  de  la  France.  En  définitive,  Richelieu 
laissa  se  produire  une  intervention  qu'il  redoutait  et  qui  l'humiliait. 
Il  réussit  pourtant  à  empêcher  que  le  prince  de  Carignan  ne  fût 
déclaré  déchu  de  ses  droits  à  la  couronne  de  Sardaigne. 

Sa  conduite   ne  satisfaisait  ni  l'extrême  droite,  ni  la  gauche.  chute 

Elles  s'entendirent  pour  insérer  dans  l'adresse  (novembre  1821)  un        du  ministère 

i  -,,,,,  ,-.-  ,.    •  \  RICHELIEU. 

paragraphe  qui  blâmait  la  politique  extérieure  du  gouvernement  : 

«  Nous  vous  félicitons,  Sire,  de  vos  relations  constamment  amicales  avec 
les  puissances  étrangères,  dans  la  juste  confiance  qu'une  paix  si  précieuse 
n'est  point  achetée  par  des  sacrifices  incompatibles  avec  l'honneur  de  la  nation 
et  la  dignité  de  votre  couronne.  » 

Villèle  ne  vota  pas  le  paragraphe,  mais  n'intervint  pas  en  faveur 
du  ministère;  Corbière  était  absent.  Le  Roi  refusa  d'entendre  la 
lecture  de  l'adresse,  et  déclara  avec  hauteur  : 

«  Dans  l'exil  et  dans  la  persécution,  j'ai  soutenu  mes  droits,  l'honneur  de 
ma  race  et  celui  du  nom  français;  sur  mon  trône,  entouré  de  mon  peuple,  je 
m'indigne  à  la  seule  pensée  que  je  puisse  jamais  sacrifier  l'honneur  de  ma 
nation  et  la  dignité  de  ma  couronne.  » 

On  crut  qu'il  soutiendrait  son  ministère  contre  la  Chambre. 
Richelieu,  en  effet,  résista  au  blâme;  il  présenta  un  projet  de  loi  sur 
la  presse,  et  un  projet  prolongeant  la  censure  des  journaux  pour 
cinq  ans.  La  Chambre  élut  des  commissions  unanimement  hostiles. 
Richelieu  se  montra  surpris  de  l'opposition  systématique  de  la 
droite;  il  rappela  au  comte  d'Artois  sa  promesse  de  le  soutenir,  «  sa 
parole  de  prince  donnée  à  un  gentilhomme  >.  en  un  jour  tragique, 
lorsque  le  cabinet  s'était  formé  au  lendemain  de  la  mort  du  duc  de 
Berrv.  «  Nous  ave/  pris,  répondit  le  prince,  les  syllabes  par  trop  à  la 

<    lG(J   > 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

lettre.  »  Richelieu  porta  au  Roi  sa  démission  (12  décembre).  Le  Roi 
l'accepta  :  il  n'aimait  pas  le  duc,  et  madame  du  Cayia  était  acquise 
aux  amis  de  Monsieur. 

la  motte  prend         Les  hommes    du  centre  avaient  jusque-là  gouverné,  Decazes 
le  pouvoir.  avec  la  gauche,  Richelieu  avec  la  droite.  Les  hommes  de   droite 

allaient  prendre  le  pouvoir,  et  gouverner  pour  leur  parti.  Le 
16  décembre,  le  nouveau  ministère  était  constitué.  Il  comprenait 
uniquement  des  royalistes  de  droite.  Mais,  le  Roi  n'ayant  voulu 
d'aucun  de  ceux  qui  avaient  voté  l'adresse  qu'il  avait  jugée  bles- 
sante, ils  furent  en  majorité  choisis  parmi  les  pairs;  Villèle  aux 
Finances.  Corbière  à  l'Intérieur,  Peyronnet  à  la  Justice  représen- 
tèrent seuls  au  gouvernement  la  droite  de  la  Chambre.  Villèle  fut 
le  chef  réel  de  ce  conseil  sans  en  avoir  pourtant  la  présidence,  qui 
fut  provisoirement  supprimée.  Pour  la  première  fois  depuis  1814, 
un  homme  arrivait  au  pouvoir  imposé  par  le  parti  dont  il  était  le 
chef,  pour  appliquer,  franchement,  avec  décision,  le  programme  de 
ce  parti. 


//.   —   L'OPPOSITION  LIBERALE    ET  REVOLUTION- 
NAIRE^ 

LA  gauche  vit  sans  trop  d'inquiétude  l'arrivée  de  Villèle  aux 
affaires.  Elle  pensait  qu'avant  six  mois,  la  politique  des  ultras 
aurait  provoqué  une  révolution  et  renversé  le  gouvernement.  Cette 
révolution  était,  depuis  1820,  son  espoir  tenace,  et  quelques-uns  de 
ses  chefs  essayèrent  de  l'organiser.  A  mesure  que  la  droite  s'était 
approchée  du  pouvoir,  s'était  formée  et  avait  grandi  dans  le  groupe 
libéral  une  extrême  gauche  révolutionnaire.  C'était  l'effet  des  succès 
obtenus  par  la  droite  :  les  mesures  oppressives  qu'elle  avait  fait 
voter  étaient  à  la  gauche  les  moyens  légaux  d'action  dont  elle  s'était 
contentée  jusque-là. 


DES  DISCUSSIONS 
PARLEMENTAIRES. 


le  ton  Le   rétablissement  de  la   censure  ayant  interdit  aux  journaux 

les  faits  et  les  opinions  qui  déplaisaient  au  gouvernement,  l'oppo- 
sition, pour  se  produire,  ne  disposait  plus  que  de  la  tribune  parle- 
mentaire. Aussi  les  débats  des  Chambres  furent-ils  pour  la  gauche 

i.  Voir  La  Charbonnerie,  par  Trélat,  dans  Paris  révolutionnaire,  t.  II,  i83V  A.  Calmette, 
Les  carbonari  en  France  sous  la  Restauration  (La  Révolution  de  1848,  IX,  I9i3). 

P.  F.  Dubois,  dans  ses  Souvenirs  publiés  par  fragments  dans  la  Revue  bleue  par 
Adolphe  Lair  (1908),  donne,  à  propos  de  Cabet,  de  Guinard  et  d'Augustin  Thierry,  d  inté- 
ressants détails  sur  le  carbonarisme. 

<     i^O    ) 


chapitre  ii  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusquen   482i. 

de  continuelles  occasions  d'agiter  l'opinion.  Le  public  se  passionna 
au  récit  des  séances  de  la  Chambre  des  députés.  Il  n'y  eut  guère  de 
sujet  qui  ne  devînt,  comme  avant  1820,  prétexte  à  des  discussions 
où  se  heurtèrent  violemment  la  Révolution  et  l'ancien  régime,  l'inva- 
sion et  la  terreur  blanche,  le  drapeau  tricolore  et  le  drapeau  blanc. 
Chacun  profitait  du  débat  pour  y  jeter,  sans  relâche  et  à  tout  propos, 
l'affirmation  de  ses  opinions  historiques. 

Les  doctrinaires  laissaient  tomber  leur  dédaigneuse  colère  de 
toute  la  hauteur  de  leurs  principes.  Enfermés  dans  la  Charte,  ils 
l'opposaient  sans  défaillance  aux  lois  d'exception,  aux  mesures  arbi- 
traires : 

«  La  loi  proposée,  dit  Royer-Collard  à  propos  du  projet  électoral,  fait 
descendre  le  gouvernement  légitime  au  rang  du  gouvernement  de  la  Révolu- 
tion, en  l'appuyant  sur  le  mensonge....  Elle  serait  en  vain  votée,  en  vain  quelque 
temps  exécutée,  les  mœurs  publiques  l'éteindraient  bientôt  par  leur  résistance; 
elle  ne  régnera  pas,  elle  ne  gouvernera  pas  la  France.  >• 

Le  projet  de  règlement  qui  donnait  à  la  Chambre  le  droit  de 
priver  un  député  de  la  parole  rencontrait  en  lui  un  adversaire  non 
moins  inflexible  : 

«  La  Charte  n'a  point  ignoré  qu'il  se  produirait  à  la  tribune  des  opinions 
inso-nsées,  insolentes,  factieuses,  perverses.  Elle  eût  ignoré  la  nature  humaine.... 
Mais  elle  s'est  fiée  à  la  publicité  elle-même  et  à  la  contradiction  pour  décrier 
l'erreur,  démasquer  l'esprit  de  faction,  confondre  l'immoralité  et  la  perversité.... 
Maintenant,  ce  que  la  loi  ne  pourrait  pas  faire,  il  est  monstureux  de  vouloir 
le  faire  par  un  article  du  règlement.  Il  n'est  pas  plus  au  pouvoir  delà  Chambre 
de  nous  suspendre  que  de  nous  destituer,  et  si  une  majorité,  plus  imprudente 
que  celle  de  1815,  venait  à  le  tenter,  la  soumission  pourrait  être  conseillée  par 
la  prudence,. mais  l'obéissance  ne  serait  pas  un  devoir.  » 

A  gauche,  Benjamin  Constant  excellait  au  sarcasme  hautain  : 
«  Quand  on  veut  gouverner  contre  l'esprit  du  siècle  et  les  droits  de 
l'esprit  humain,  on  ne  doit  pas  recourir  à  des  moyens  lents,  mais  à 
des  coups  d'État  »  Manuel,  impassible,  s'entendait  à  déchaîner  les 
colères  de  la  droite  en  rappelant  les  persécutions  séculaires,  depuis 
la  Saint-Barthélémy  jusqu'aux  massacres  du  Midi,  et  en  opposant 
la  liberté  révolutionnaire  à  l'ancien  régime.  Comme,  à  propos  de 
restitution  du  jury,  il  était  fait  mention  de  la  Constituante,  un 
député  de  droite,  le  juriste  Pardessus,  s'écria  :  «  Personne,  ni  dans 
;ette  enceinte  ni  au  dehors,  ne  peut  faire  l'éloge  d'une  assemblée 
qui  a  constitué  son  Roi  prisonnier,  qui  a  proclamé  le  dogme  absurde 
et  antisocial  de  la  souveraineté  du  peuple  ». 

•  Je  vois  bien, répondit  froidement  Manuel,  que  le  moment  est  venu  où  tous 
les  efforts  qui  ont  eu  pour  but  de  donner  la  liberté  à  la  France  doivent  être 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


LIVRE    II 


FORMATION  D'UN 
PARTI  RÉVOLU- 
T10I\NAIRE 
DE  GAUCHE 


ORIGINE  DES 
CONSPIRATIONS 
LES  TROUBLES 
DE  1820. 


présentés  comme  des  crimes.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  qu'on  a  essayé  de 
les  flétrir,  mais  la  France  en  juge  autrement  que  vous....  La  Révolution  se  con- 
solidera.... Vous  n'empêcherez  pas  de  reconnaître  ce  que  nous  devons  à  ceux 
qui  les  premiers  ont  immolé  leur  repos,  leur  fortune,  pour  arracher  la  France 
au  pouvoir  absolu  et  la  donner  à  la  liberté.  » 

Le  général  Foy  agitait  les  souvenirs  de  1815  : 

«  Croyez-vous  que  sans  l'étranger,  sans  la  crainte  de  voir  notre  pays  livré 
à  toutes  les  horreurs  de  la  dévastation,  nous  aurions  souffert  les  outrages 
d'hommes  que,  pendant  trente  ans,  nous  avions  vus  dans  l'humiliation  et  dans 
l'ignominie?  » 

Pathétique,  il  évoquait  la  «  glorieuse,  à  jamais  glorieuse 
cocarde  tricolore  »  et  l'ancienne  armée  «  citoyenne  »  :  c'était  la  fleur 
de  la  population,  le  plus  pur  sang  de  la  France  ; 

«  Ces  hommes  sortis  comme  de  dessous  terre  au  cri  de  :  La  patrie  en 
danger!  ont  défendu  la  patrie  jusqu'au  dernier  moment,  inaccessibles  à  la 
cupidité  comme  à  la  crainte;  ils  allaient  au  combat,  souvent  aune  mort  cer- 
taine, en  chantant.  » 

La  joie  de  la  haine,  tout  l'espoir  des  revanches  prochaines 
s'exhalent  dans  les  invectives  du  même  orateur  contre  «  les  hontes 
de  1815  » 

«  Ignorez-vous  donc  que  les  souvenirs  de  1815  vivent  encore  dans  toutes 
les  âmes,  et  que  les  haines  sont  mille  fois  plus  actives  aujourd'hui  qu'elles  ne 
l'étaient  à  cette  époque?...  Prenez,  la  caisse  est  ouverte;  la  veine  est  bonne; 
profitez-en;  elle  ne  durera  pas  longtemps....  » 

Tant  que  la  majorité  resta  incertaine,  c'est-à-dire  pendant 
l'année  1820,  un  orateur  de  talent  réussissait  parfois  à  déterminer 
l'assemblée  à  suivre  et  à  adopter  ses  vues  :  les  deux  partis  étant 
presque  égaux  en  nombre,  un  discours  pouvait  déplacer  quelques 
voix  hésitantes  Quand  la  droite  eut  décidément  conquis  la  majorité, 
l'éloquence  parlementaire  perdit  tout  effet  pratique  ;  elle  n'en  fut 
pas  moins  passionnée.  De  la  tribune,  les  orateurs  s'adressèrent  au 
pays,  la  gauche  parla  «  par  la  fenêtre  »,  comme  on  disait.  L'action 
parlementaire  de  gauche,  que  la  droite  dénonçait  comme  une  insur- 
rection permanente,  eut  pour  objet  principal  de  préparer  une 
attaque  à  main  armée  contre  le  gouvernement. 

C'est  l'agitation  populaire  contre  les  mesures  de  réaction  qui 
décida  parmi  les  députés  de  gauche  la  formation  d'un  groupe  de 
conspirateurs.  Un  premier  mouvement  avait  suivi  la  promulgation 
de  la  loi  sur  la  liberté  individuelle.  Un  comité  s'était  formé 
pour  recueillir  des  souscriptions  en  faveur  des  victimes  de  la  loi 
(30  mars  1820).  Les  membres  du  comité  et  les  journaux  qui  publièrent 
les  listes  furent  condamnés.  Puis,  la  discussion  de  la  loi  électorale 


172 


cuapitri:  h  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en   1824,. 

provoqua  des  bagarres  devant  le  Palais-Bourbon.  Des  étudiants 
libéraux  y  attendaient  chaque  jour,  pour  l'acclamer  et  l'escorter,  un 
député  de  gauche,  M.  de  Chauvelin.  L'un  d'eux,  Lallemand,  lut  tué 
d'un  coup  de  l'usil  parti  des  rangs  de  la  garde  royale  (3  juin  1820). 
Son  enterrement,  auquel  assistèrent  5  à  0  000  jeunes  gens,  fut  le 
signal  de  manifestations  libérales,  aux  cris  de  :  «  Vive  la  Charte  !  A  bas 
les  émigrés!  A  bas  les  missionnaires!  »  Sur  la  place  de  la  Concorde, 
dans  la  rue  de  Rivoli  et  au  faubourg  Saint-Antoine,  et,  quelques 
jours  après  (9  juin),  sur  les  boulevards,  la  foule  manifesta  violem- 
ment. Il  y  eut  des  blessés;  un  homme  fut  tué  par  les  cuirassiers  de 
la  garde  royale.  En  province,  le  même  cri  de  :  «  Vive  la  Charte!  » 
ralliait  les  libéraux.  Les  étudiants  de  Rennes  répondirent  :  «  Vive  la 
Charte!  »  lorsque  à  une  revue  le  commandant  des  troupes  cria  : 
«  Vive  le  Roi  !  »  ;  ils  furent  félicités  par  leurs  camarades  de  Grenoble, 
de  Toulouse,  de  Caen,  de  Poitiers.  C'est  par  le  môme  cri  que  fut  reçu 
dans  l'Est,  à  Dijon,  à  Lyon,  à  Grenoble,  le  duc  d'Angoulême  envoyé 
pour  réconforter  les  royalistes;  la  police  dut  intervenir  à  Grenoble. 
Quand  la  session  fut  close,  les  députés  de  gauche  furent  accueillis 
dans  leurs  départements  par  des  acclamations  et  des  banquets.  Au 
contraire,  les  députés  de  droite,  Corbière  à  Rennes,  Bellart  à  Brest, 
furent  insultés.  Un  officier  en  demi-solde,  nommé  Touquet,  ayant 
annoncé  en  manière  de  protestation  une  édition  de  la  Charte  à  un 
sou,  un  million  d'exemplaires  furent  souscrits 

L'opposition  libérale  n'avait  donc  jamais  paru  plus  résolue,  le 
parti  semblait  tout  prêt  à  tenter  un  coup  de  force  et  capable  de  le 
réussir.  Quelques  chefs  jugèrent  que  l'heure  était  venue  de  consti- 
tuer un  groupe  d'action  révolutionnaire.  Le  succès  paraissait  si 
facile  et  si  prochain  qu'on  crut  inutile  de  dissimuler;  Lafayette 
annonça  presque  ouvertement  ses  intentions  à  la  Chambre  pendant 
la  discussion  de  la  loi  électorale  : 

-  Quand  je  suis  venu  dans  cette  enceinte  prêter  serment  à  la  constitution, 
je  me  flattais  que  les  divers  partis,  cédant  enfin  au  besoin  général  de  liberté 
et  de  repos,  allaient,  par  un  échange  de  sacrifices  et  sans  arrière-pensées, 
chercher  l'un  et  l'autre  de  ces  biens  dans  l'exercice  des  droits  que  la  Charte  a 
reconnus.  Mon  espoir  a  été  trompé.  La  contre-révolution  est  dans  le  gouverne- 
ment; on  veut  la  fixer  dans  les  Chambres.  Nous  avons  dû,  mes  amis  et  moi, 
le  déclarer  à  la  nation.  Pensant  aussi  que  les  engagements  de  la  Charte  sont 
fondés  sur  la  réciprocité,  j'en  ai  loyalement  averti  les  violateurs  de  la  foi 
jurée.  » 

C'était  une  tranquille  déclaration  de  guerre  à  la  Restauration. 
La  méthode  de  combat  était  tracée  par  l'exemple  de  la  révolution 
(la  Uuirogade)  d'Espagne  :  soulever  une  garnison,  et  s'emparer  du 
gouvernement. 


LA  GUERRE 
DÉCLARÉE  A  LA 
RESTAURATION. 


i73 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


CONSPIRATION 
DU  19  AOUT. 


UNION  ETROITE 
DES 

BONAPARTISTES 
ET  DES 
RÉPUBLICAINS. 


Les  députés  cle  la  gauche  n'entrèrent  pas  tous  dans  ces  vues; 
mais  ceux  mêmes  qui  désapprouvèrent  la  politique  de  violence 
paraissent  n'avoir  pas  ignoré  tout  à  fait  la  conspiration  de  leurs 
amis.  Quant  au  centre  gauche,  royaliste,  il  fut  tenu  à  l'écart.  Les 
meneurs,  Lafayette,  de  Corcelles,  Voyer  d'Argenson,  Dupont  (de 
l'Eure),  Saint-Aignan,  Manuel,  Martin  de  Gray,  Beauséjour,  le 
général  Tarayre,  se  réunissaient  chez  l'avocat  Mérilhou,  où  ils 
rencontraient  des  membres  d'une  société  secrète,  L'Union,  fondée 
en  1818  à  Grenoble  par  l'avocat  Joseph  Rey,  et  d'une  loge  fondée 
par  des  jeunes  gens,  Les  Amis  de  la  Vérité  :  quant  aux  anciennes 
loges  maçonniques,  jusque-là  neutres  en  politique  ou  ralliées  à  la 
monarchie,  c'est  à  peine  si  elles  commençaient  vers  1820  à  propager 
le  libéralisme.  Il  semble  qu'une  vingtaine  de  pairs  aient  pris  part  à 
ces  réunions.  Ils  se  mirent  en  relations  avec  un  groupe  d'officiers 
à  demi-solde  qui  prenaient  rendez-vous  dans  un  bazar  de  la  rue 
Cadet  tenu  par  d'anciens  militaires;  leur  chef,  Nantil,  promit  le 
concours  de  la  légion  de  la  Meurthe,  où  il  était  capitaine,  un  autre 
assura  que  la  légion  des  Côtes-du-Nord  était  prête  à  marcher. 
Lafayette  comptait  sur  la  garde  nationale.  Voyer  d'Argenson, 
député  de  l'Alsace,  soulèverait  Belfort;  Corcelles,  ses  amis  de 
Lyon;  Saint-Aignan,  ceux  de  Nantes.  L'opération  devait  com- 
mencer par  une  attaque  sur  Vincennes,  dans  la  nuit  du  19  au 
20  août.  Le  gouvernement,  prévenu,  arrêta  la  plupart  des  conjurés; 
ils  furent  jugés  l'année  suivante  (juin  1821)  par  la  Cour  des  pairs 
qui,  peut-être  pour  éviter  de  compromettre  quelques-uns  de  ses 
membres,  ne  poussa  pas  l'enquête  à  fond,  et  se  montra  modérée 
dans  la  répression. 

Les  conjurés  du  19  août  n'étaient  pas  d'accord  sur  le  résultat 
qu'il  s'agissait  d'obtenir.  Les  uns,  bonapartistes,  rêvaient  de  donner 
la  Régence  au  prince  Eugène,  les  autres,  républicains,  la  Présidence 
à  Lafayette  Tous  étaient  unis  dans  la  fidélité  au  drapeau  tricolore, 
et  s'en  remettaient  à  une  assemblée  constituante  du  soin  d'établir 
le  nouveau  gouvernement.  La  mort  de  Napoléon  (5  mai  1821),  qu'on 
connut  à  Paris  le  5  juillet,  atténua  les  divergences  de  leurs  vues  poli- 
tiques et  rapprocha  plus  étroitement  leurs  espérances.  Les  officiers 
bonapartistes  acceptèrent  plus  facilement  l'idée  d'une  république; 
et,  d'autre  part,  la  légende  d'un  Empereur  libéral  et  pacifique  qui, 
sans  l'hostilité  de  l'Europe,  eût  assuré  la  paix  et  la  liberté  du  monde, 
prit  corps  chez  les  républicains  :  nulle  contradiction  profonde  ne 
séparait  plus  des  idéals  voisins,  unis  par  une  origine  commune,  la 
Révolution  Ouinet  a  plus  tard  exprimé  comment  la  mort  transforma 
l'image  que  Napoléon  laissait  dans  la  mémoire  des  Français  : 


174 


chapitre  h  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusquen  1824?. 

«  Lorsque,  en  1821,  éclata  aux  quatre  vents  la  formidable  nouvelle  de  la 
mort  de  Napoléon,  îl  fit  de  nouveau  irruption  dans  mon  esprit....  Il  revint 
banter  mon  intelligence,  non  plus  comme  mon  empereur  et  mon  maître  absolu, 
mais  comme  un  spectre  que  la  mort  a  presque  entièrement  changé....  Ses 
compagnons  revenaient  l'un  après  l'autre  et  témoignaient  de  sa  conversion 
aux  idées  qu'il  avait  foulées  aux  pieds  tant  qu'il  avait  été  le  maître....  Nous 
revendiquions  la  gloire  comme  l'ornement  de  la  liberté.  » 

L'échec  de  la  conspiration  du  19  août  conduisit  les  révolu-  la  charbonnerie 
tionnaires  à  donner  à  l'insurrection  une  organisation  permanente.  sox  Règlement. 
Une  association  secrète,  Les  Chevaliers  de  la  Liberté,  fondée  à 
Saumur  en  1821  à  la  suite  d'une  bagarre  provoquée  par  le  passage 
de  Benjamin  Constant,  groupa  d'abord  les  libéraux  des  bords  de  la 
Loire;  puis  elle  se  réunit  à  une  société  fondée  à  Paris  sur  le 
modèle  de  la  Carbonaria  qui  avait  fait  la  révolte  de  Naples.  Deux 
membres  de  la  loge  républicaine  Les  Amis  de  la  Vérité,  Joubert 
et  Dugied,  partis  pour  l'Italie  après  l'échec  de  la  conspiration, 
mêlés  aux  insurgés  de  Naples,  et  initiés  à  la  société,  en  avaient 
rapporté  les  règlements;  Flotard,  Bûchez  et  Bazard,  membres 
du  Conseil  des  Amis  de  la  Vérité,  les  adaptèrent  à  leur  objet,  à 
la  lutte  contre  les  Bourbons,  et  fondèrent  la  Charbonnerie  fran- 
çaise. Une  société  mère,  la  haute  vente,  groupa  sous  sa  direction 
les  ventes  centrales,  et  celles-ci,  les  ventes  particulières.  Chaque 
vente  était  composée  de  20  personnes;  la  haute  vente  se  recrutait 
elle-même;  les  ventes  centrales  et  particulières  étaient  en  nombre 
illimité.  Les  ventes  particulières  ne  communiquaient  pas  entre 
elles,  mais  se  rattachaient  directement  à  l'une  des  ventes  centrales; 
celles-ci  correspondaient  avec  la  haute  vente  chargée  de  la  direc- 
tion de  la  société.  Les  affiliés  juraient  de  garder  le  secret  des  déli- 
bérations, d'obéir  aux  ordres  de  la  haute  vente,  d'avoir  toujours 
prêts  un  fusil  et  50  cartouches.  Les  formalités  de  l'initiation  étaient 
imitées  de  la  franc-maçonnerie  *  on  traçait  sur  la  poitrine  du  réci- 
piendaire «  l'échelle  symbolique  de  la  résolution  d'être  fidèle 
jusqu'à  l'échafaud  et  d'y  monter  au  besoin  »  ;  il  y  avait  des  mots  de 
passe,  le  ternaire  «  foi,  espérance,  charité  »,  «  des  signes,  des 
coups  mystérieux  au  poignet  dans  les  rencontres,  des  serrements 
de  mains  ». 

La  Charbonnerie,  recrutée  d'abord  parmi  les  jeunes  membres  ses  recrues. 
des  A  mis  de  la  Vérité,  professeurs,  étudiants  et  employés  de  com- 
merce, et  parmi  les  officiers  de  l'Empire,  grandit  rapidement. 
«  Le  besoin  de  conspirer  était  si  vif  dans  tous  les  cœurs,  écrit  un 
de  ses  membres,  Trélat,  que  les  néophytes  recevaient  avec  un 
bonheur  inexprimable  les  propositions  qui  leur  étaient  faites....  Il 
y  eut  à  peine  quelques  exemples  de  refus,  sans  aucune  importance 

i   ij5   > 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

pour  la  sûreté  du  secret,  tant  les  communications  se  faisaient  avec 
lenteur  et  prudence  »  On  conçoit  ce  que  devaient  être  chez  ces 
jeunes  hommes  l'enthousiasme  et  l'espoir  du  succès,  l'attrait  du 
mystère  et  de  la  conspiration,  lorsqu'on  voit  Cousin  le  philosophe 
et  l'historien  Augustin  Thierry  se  faire  les  propagandistes  passionnés 
de  la  Charbonnene.  Ils  lui  amenèrent  deux  professeurs  de  l'Ecole 
normale,  Dubois  et  Jouffroy,  et  ces  adhésions  prouvent  le  dégoût  et 
la  colère  qu'inspirait  le  régime  à  la  jeunesse  intellectuelle. 

«  Cousin,  raconte  Dubois,  nous  entraînait  au  Luxembourg,  et  là  nous  éta- 
lait ses  plans  d'insurrection,  le  rôle  qu'il  voulait  y  jouer;  il  était  prêt  à  aller 
partout  où  il  y  aurait  des  chances,  à  Besançon,  à  Rennes;  à  Besançon,  Jouf- 
l'ioy  devrait  bien  et  devait  pouvoir  lui  ouvrir  l'accès  de  la  citadelle;  il  irait,  il 
enlèverait  par  son  éloquence  les  officiers  d'artillerie  et,  par  eux,  la  garnison 
tout  entière,  et  l'affaire  était  faite,  la  France  révolutionnée  et  libre.  Tantôt 
c'était  moi  qui  devais  pratiquer  l'héroïque  jeunesse  bretonne,  l'École  de  droit 
de  Bennes,  et  il  arrivait,  parlait,  comme  dans  sa  chaire  de  ISIS,  et  tout  allait 
aussi  vite  qu'à  Besançon.  Parfois  sa  pantomime,  son  éloquence  entraînante, 
ses  chimériques  projets,  mêlés  de  demi-révélations,  de  vérités  qu'il  attaquait 
çà  et  là  et  arrangeait,  en  poète,  en  drames  saisissants,  jetaient  nos  imagina- 
tions en  fièvre,  et  nous  poussaient  à  la  curiosité,  au  désir  de  voir,  de  savoir, 
d'agir  surtout....  » 


son  idéal  L'idéal  politique  de  la  Charbonnerie  resta  imprécis.  Les  politi- 

ol  tique.  ciens  de  gauche  qui  y  entrèrent,  Lafayette,  d'Argenson,  de  Cor- 

celles,  Manuel,  Beauséjour,  Barthe,  Kœchlin,  Dupont  (de  l'Eure), 
Fabvier,  Mauguin,  Mérilhou,  n'étaient  guère  d'accord  que  sur  le 
principe  de  la  consultation  nationale;  les  officiers  qui  fondèrent  des 
ventes  militaires,  appelées  légions,  cohortes,  centuries,  et  com- 
posées surtout  de  sous-officiers,  semblent  avoir  conservé  leurs 
sentiments  bonapartistes.  Mais  les  jeunes  gens  étaient  presque  tous 
républicains;  de  sentiment  d'abord,  car  leur  cœur  était  passionné- 
ment épris  des  grands  souvenirs  de  l'époque  héroïque,  mais  aussi 
de  raison,  car  ils  appuyaient  leurs  convictions  sur  une  philosophie. 
11  ne  faudrait  pas,  assurément,  demander  à  cette  philosophie 
républicaine  la  précision  que  le  pur  libéralisme  ou  la  réaction  théo- 

les  idéologues,  cratique  apportèrent  à  l'expression  de  leurs  doctrines.  Personne  ne 
prit  d'ailleurs  la  peine  de  la  rédiger,  bien  que  beaucoup  aient  eu  le 
souci  de  justifier  en  doctrine  l'attitude  qu'ils  avaient  adoptée  par 
passion  patriotique  et  par  haine  des  Bourbons.  Leurs  tendances 
les  éloignaient  de  l'éclectisme  de  Cousin;  c'est  à  la  philosophie  du 
xvme  siècle  et  aux  «  idéologues  »  qui  la  continuaient  de  leur  temps 
en  la  pénétrant  de  l'utilitarisme  de  Bentham,  qu'ils  demandaient 
moins  les  éléments  d'une  métaphysique  spiritualiste  que  les  fonde- 
ments d'une  science  pratique  et  positive  de  la  politique.  A  la  suite 


PHILOSOPHIE 
REVOLUTION- 
NAIRE : 


L'OPPOSITION     REVOLUTIONNA  IR  i: 


Cliché  llachoite 


LKS    QUATRE    SEHGENTS    DE    LA    ROCHELLE 

Il'^°^l)hi,e,fB7lile    Watlh^    *823.    Elle    représente    l'apothéose   de    liories     Goubin 

SX  ZJLS? ^îm.T«  n""r  '"  lihl,r'"  '•  Ie  2l  »^mbrelS22.  En  bal,  médaillons de^s 

quatre  victimes,  palmes,  couronnes  et   bonnet  de  la  liberté.  Dans  le  fond,  silhouette  de  la 

gudlotme.  —  liibl.  Nat.  Est.  {)!>.  154. 


M.  C.  IV.  —  Pi..  ;i.  Page  176. 


chapitre  h  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en  J8S4-. 

de   Condiïlac,  de  Diderot,  d'Helvétius,  de  Condorcet,  l'idéologue 
Destutt  de  Tracy,  dans  son  Commentaire  sur  l'Esprit  des  lois  paru 
en  Amérique  en  1811  et  en  France  en  1819,  définissait  la  liberté  par 
le  pouvoir  d'exécuter  nos  volontés,  et  en    conséquence  de  réaliser 
le  bonheur.  Liberté  et  bonheur  sont  donc   une  même  chose.^Les 
meilleures  institutions  politiques  sont  celles  qui   assurent  la  plus 
grande  somme  de  bonheur.  L'expérience  et  la    nature  des  choses 
enseignent  que  le  meilleur  gouvernement  est  celui  qui  représente 
le  mieux  la  volonté  nationale,  parce  qu'il  permet  le  développement 
et  favorise  l'essor   de  toutes  les  inclinations;  la  liberté  politique 
qui  en  est  le  fondement  n'est  pas  une  fin,  c'est  un  moyen  de  garantir 
à  l'individu   l'épanouissement  de  ses  facultés.  Un  autre  idéologue, 
Daunou,  dans  ï Essai  sur  les  garanties  individuelles  (1818),  réclame 
la  liberté  politique  comme  le  seul  «  moyen  efficace  de  garantir  la 
liberté  civile  et  le  bonheur  individuel  ».  Cabanis,  avant  de  mourir, 
«  méditait,  au  témoignage  de  Destutt  de  Tracy,  le  plan  d'un  grand 
ouvrage  sur  les  moyens  possibles  d'améliorer  l'espèce  humaine,  en 
profitant  de  toutes  les  connaissances  qu'elle  a  déjà  acquises  pour 
accroître  encore  ses  forces,  ses  facultés  et  son  bien-être  ».  Tous  ces 
idéologues,   qui   font  profession   d'ignorer  «   Fontologisme  »,  qui 
s'enferment,  pour  édifier  leurs  doctrines,  dans  les  limites  de  l'expé- 
rience  et  de  la  connaissance  positive,  dans    la   considération   des 
«  intérêts  réels  »,  qui  ne  voient  dans  le  gouvernement  le  meilleur 
que  le  meilleur  moyen  «  d'assurer,  comme  disait  Bentham,  le  plus 
grand   bonheur  possible  au  plus  grand  nombre  »,  sont,  au  témoi- 
gnage  du   républicain    Gorcelles,  les  premiers    maîtres  des    répu- 
blicains de  la  Restauration.  Avant  qu'ils  sachent  ou  osent  donner 
de  leur  idéal  politique  une  formule  où  éclatera  la  divergence,  c'est, 
au   début,  par  cette  «   philosophie  matérialiste  et  athée  ».  comme 
l'appelle  Cousin,  qu'ils   se   distinguent   des  libéraux,   pour  qui   la 
Charte   est   une   expression    suffisante    du    «    droit   naturel    ».    Ils 
remontent  par  cette  philosophie  jusqu'à  l'une  des  sources  fécondes 
—  non  pas  la  seule,  il  est  vrai  —  de  la  pensée  et  des  œuvres  de  la 
■  lution. 

La  eharbonnerie  se  développa  rapidement  en  province.  Dans  les  succès  de  la 
villes  de  l'Ouest,  Angers,  Rennes,  Nantes,  La  Rochelle,  Poitiers,  Bor-  charbonnebib. 
deaux,  Niort,  Saumur,  Thouars,  où  les  Chevaliers  de  la  Liberté 
lui  avaient  préparé  les  voies,  dans  celles  de  l'Est  alsacien  et  lorrain, 
Metz,  Nancy,  Strasbourg,  Mulhouse,  Neuf-Brisach,  Belfort,  où  la 
haine  des  Bourbons  ae  faiblissait  pas,  son  succès  fut  tel.  (prou  put 
la  croire  assez  forte  pour  faire  réussir  une  vaste  insurrection.  Nous 
formions,  écril  Dubois,  membre  d'une  vente  de  Bretagne,  «  un  per- 

<   i77   > 

Lavisse.  —  H.  Contemp.,  IV.  12 


Le   Gouvernement  parlementaire.  liv.be  ii 

sonnel  de  plus  de  10  000  hommes  d'élite,  armés,  résolus  ».  Les  illu- 
sions crûrent  encore  à  la  nouvelle  des  premiers  efforts  des  libéraux 
d'Espagne,  de  Naples,  de  Turin.  Les  jours  de  la  liberté  s'annon- 
çaient. Les  gouvernements  étaient  inquiets.  Lorsqu'il  fut  question 
à  Laybach  d'une  intervention  française  contre  les  révolutionnaires 
d'Espagne,  l'ambassadeur  de  Prusse,  Goltz,  envoya  à  son  gouverne- 
ment un  mémoire  alarmant  : 


LA  GRANDE 
CONSPIRATION. 


ÉCHEC 
EN  ALSACE 


«  Le  Roi  ne  peut  compter  pour  une  guerre  d'opinion  sur  aucun  régiment 
de  l'armée;  un  drapeau  tricolore,  présenté  même  par  les  Espagnols  dans  le 
midi  de  la  France,  suffirait  pour  y  faire  éclater  la  guerre  civile  et  y  renverser 
le  gouvernement.  » 


Le  plan  de  la  conspiration  était  vaste,  presque  démesuré.  Deux 
insurrections  éclateraient  simultanément,  l'une  dans  l'Ouest,  avec 
Saumur  pour  centre,  et  l'autre  dans  l'Est,  depuis  l'Alsace,  d'où 
partirait  le  mouvement,  jusqu'à  Marseille.  On  calculait  que  l'École 
militaire  de  Saumur  se  révolterait  vers  le  18  décembre,  que,  dans 
la  nuit  du  29  au  30  décembre  1821,  les  garnisons  de  Belfort  et 
de  Neuf-Brisach  s'empareraient  de  Colmar,  y  planteraient  le  dra- 
peau tricolore,  y  proclameraient  un  gouvernement  provisoire  com- 
posé de  Lafayette,  de  Voyer  d'Argenson  et  de  Kœchlin,  député  de 
Mulhouse;  qu'en  janvier  Marseille  serait  soulevé,  et  que  l'insurrec- 
tion gagnerait  Lyon,  où  Corcelles,  député  du  Rhône,  et  son  fils 
promettaient  de  trouver  des  hommes  d'action.  Mais  quelques  arres- 
tations —  opérées  parmi  les  sous-officiers  —  firent  ajourner  le  soulè- 
vement de  Saumur;  en  Alsace,  le  mouvement  de  la  garnison  de 
Bel  Tort,  découvert  en  cours  d'exécution,  manqua  d'ensemble;  une 
vingtaine  de  chefs,  des  officiers,  des  sergents,  et  des  charbonniers 
venus  de  Paris  furent  arrêtés,  les  autres  s'enfuirent;  Lafayette,  en 
route  pour  Colmar,  averti  de  l'échec  par  Bazard,  rebroussa  chemin  ; 
à  Marseille,  le  chef  de  l'insurrection,  dénoncé,  s'enfuit.  La  cour 
d'assises  de  Colmar  condamna  les  premiers  inculpés  de  Belfort  ; 
puis  la  police  organisa  un  guet-apens  pour  s'emparer  à  la  fois  des 
autres  conjurés  et  des  suspects  du  département;  un  lieutenant- 
colonel  en  réforme,  Caron,  retiré  à  Colmar,  persuadé  par  des  agents 
provocateurs  qu'il  pourrait  délivrer  les  condamnés  de  Belfort, 
entraîna  deux  escadrons  sur  la  route  de  Mulhouse  (juillet);  à  Bat- 
tenheim,  ses  hommes  le  firent  prisonnier  :  Caron  fut  condamné  à 
mort  et  exécuté  le  1er  octobre. 
ciiec  a  saumur.  A  Saumur,  le  complot,  qui  avait  échoué  en  décembre,  fut  repris 

en   février   1822.    Le  général  Berton  devait  partir  de  Thouars,  en 
entraîner  la    garnison   à   Saumur,  y   annoncer  qu'une    révolution 


cbapitbe  a  Le   Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en   1824-. 

avait  éclaté  à  Paris  et  que  le  gouvernement  provisoire  lui  avait 
délégué  ses  pouvoirs  dans  l'Ouest;  des  émissaires  iraient  soulever 
les  garnisons  voisines.  Le  plan  réussit  à  Thouars  (24  février)  ;  mais 
Berton.  arrivé  le  soir  du  même  jour  devant  Saumur,  n'osa  pas  y 
entrer  et  battit  en  retraite  le  lendemain.  Sa  colonne  se  dispersa  ;  il 
s'enfuit  à  la  Rochelle  et  s'y  cacha;  puis,  comme  Caron,  il  tomba 
dans  un  piège  de  la  police;  un  des  conjurés,  Wolfel,  l'arrêta  au 
moment  où  il  tentait  à  nouveau  de  soulever  Saumur.  Le  conseil 
de  guerre  de  Tours  jugea  les  sous-ofliciers  arrêtés  à  Saumur  en 
décembre;  le  plus  compromis,  Sirejean,  fut  condamné  à  mort  et 
exécuté  (2  mai).  La  cour  d'assises  des  Deux-Sèvres  jugea  Berton  et 
ses  complices  (26  août-12  septembre).  Le  procureur  général  Mangin 
refusa  à  Berton  l'assistance  de  l'avocat  libéral  Mérilhou,  et  montra 
au  cours  des  débats  une  violence  dans  la  haine  qui  provoqua  l'indi- 
gnation des  libéraux;  il  regretta  de  ne  pas  avoir  à  sa  disposition  des 
moyens  qui  lui  permissent  d'obtenir  les  aveux  qu'il  souhaitait  : 
«  Quant  à  Berton,  écrivait-il  au  directeur  de  la  police,  le  29  août,  il 
se  défend  pied  à  pied;  je  crois  qu'on  pourrait  en  obtenir  d'impor- 
tantes révélations;  mais  il  faudrait  pour  les  lui  arracher  d'autres 
moyens  que  ceux  que  nous  avons  à  notre  disposition.  Réfléchissez-y; 
cela  en  vaut  la  peine.  »  Dix  des  accusés  présents  et  tous  les  con- 
tumaces furent  condamnés  à  mort.  Quatre  furent  exécutés.  Berton 
cria  sur  l'échafaud  :  «  Vive  la  liberté!  »  Un  autre,  Sauge,  cria  : 
«  Vive  la  République  !  » 

D'autres  complots  militaires  échouèrent  de  même.  A   Nantes,  échec  a  nantes 
des  sous-officiers  et  des  officiers  du  13e  de  ligne,  tous  charbonniers,  A  toulon. 

furent  arrêtés,  mais  acquittés  faute  de  preuves.  A  Toulon,  le  capi- 
taine à  demi-solde  Vallé,  compromis  dans  la  tentative  de  janvier, 
fut  exécuté.  Les  sous-officiers  du  45e  de  ligne,  en  garnison  à  Paris, 
étaient  en  majorité  des  républicains  initiés  à  la  charbonnerie.  Leur 
régiment  fut  transféré  à  la  Rochelle  en  décembre  1821.  Dans  le 
trajet,  le  sergent  Bories,  qui  avait  fondé  la  vente  militaire  du  45e, 
parla  imprudemment  de  ses  projets;  il  espérait  encore  entraîner  le 
régiment  dans  le  complot  de  Saumur.  Il  fut  arrêté  en  arrivant  à 
la  Rochelle.  Un  des  affiliés  livra  à  ses  chefs  le  nom  des  membres 
de  la  vente  centrale  à  laquelle  la  vente  du  régiment  était  subor- 
donnée. Le  procès  fut  jugé  à  Paris;  il  y  eut  25  accusés.  L'avocat 
général  Maichangy  fit,  dans  son  réquisitoire.  le  procès  du  carbona- 
risme, dont  l'a  (faire  avait  fait  découvrir  l'existence,  sans  pourtant 
en  livrer   tous  les  secrets.  Les  quatre  sergents  Bories,  Pommier,  les  quatre 

Raoulx  et  Goubin,  que  l'accusation  considérait  comme  les  chefs  du  DE  Li  ^uei'le 
complot  refusèrent  de  rien  révéler;  l'avocat  général,  Marchangy, 

<   '79  » 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  u 

ayant  déclaré  que  «  toutes  les  puissances  oratoires  ne  pouvaient 
le  soustraire  à  la  vindicte  publique  »,  Bories  s'écria  :  «  M.  l'avocat 
général  me  désigne  comme  le  chef  du  prétendu  complot:  hé  bien! 
j'accepte.  Heureux  si  ma  tète,  en  roulant  sur  l'échafaud,  peut 
sauver  mes  camarades!  »  Ils  furent  condamnés  à  mort.  Leurs  amis 
essayèrent  de  les  faire  évader,  mais  sans  succès.  Jusqu'au  bout,  on 
craignit  qu'un  mouvement  populaire  les  arrachât  aux  juges.  Toute 
la  garnison  de  Paris  fut  mobilisée  pour  les  conduire  à  l'échafaud. 
Un  témoin  allemand,  Boerne,  écrivit  : 

«  Je  ne  puis  songer  qu'avec  respect  à  la  puissance  de  l'esprit  humain 
qui  dompte  la  mer  par  les  digues,  et  assure  la  domination  du  petit  nombre 
sur  le  grand.  C'est  dans  ce  moment  que,  pour  la  première  fois,  je  me  surpris 
à  penser  que  les  gouvernements  étaient  institués  par  la  grâce  de  Dieu.  Car, 
sans  cela,  comment  certains  d'entre  eux  se  maintiendraient-ils?  » 


LES 

PARLEMENTAIRES 

CONSPIRATEURS 

ÉCHAPPENT 

A  LA   RÉPRESSION. 


Les  condamnés  crièrent  au  moment  de  mourir  :  «  Vive  la 
liberté!  »  Leur  courage,  leur  jeunesse,  leur  désintéressement,  leur 
amitié  fraternelle,  leur  fermeté  dans  les  épreuves  et  dans  la  mort 
firent  des  «  quatre  sergents  de  la  Rochelle  »  des  héros  populaires 
(21  septembre). 

La  haute  vente  était  restée  à  l'abri  des  poursuites,  parce  que 
l'enquête  n'avait  pas  permis  de  l'impliquer.  Mais,  à  défaut  de 
preuves,  on  avait  de  fortes  présomptions  contre  quelques  députés 
de  gauche.  Le  conseiller  instructeur  de  l'affaire  de  Colmar,  Golbéry, 
songea  à  arrêter  le  député  alsacien  Voyer  d'Argenson  ;  mais  il  n'osa 
pas;  c'était,  écrivait-il  lui-même,  «  le  dieu  du  pays,  le  colosse...; 
le  jury  royaliste  le  plus  déterminé  l'acquitterait,  ou  plutôt  il 
n'aurait  même  pas  à  le  juger,  car  une  armée  tout  entière  chargée 
de  le  garder  ne  préviendrait  peut-être  pas  un  soulèvement  ».  On  ne 
poursuivit  aucun  des  parlementaires  suspects.  Mangin,  dans  l'acte 
d'accusation  de  Saumur  publié  le  24  juillet,  avait  cité  le  géné- 
ral Foy,  Benjamin  Constant,  Demarçay,  Lafayette,  Laffitte.  Sauf 
Lafayette,  aucun  de  ceux-là  n'était  conspirateur.  Ils  s'indignèrent, 
demandèrent  une  enquête.  Lafayette  prononça  à  la  tribune  de  la 
Chambre  quelques  paroles  menaçantes  et  dédaigneuses  : 


«  Pendant  le  cours  d'une  carrière  dévouée  tout  entière  à  la  cause  de  la 
liberté,  j'ai  constamment  mérité  d'être  en  butte  à  la  malveillance  de  tous  les 
adversaires  de  cette  cause....  Je  ne  me  plains  donc  point,  quoique  j'eusse  le 
droit  de  trouver  un  peu  leste  le  mot  prouvé  dont  M.  le  Procureur  du  roi  s'est 
servi  à  mon  occasion;  mais  je  m'unis  à  nos  amis  pour  demander,  autant  qu'il 
est  en  nous,  la  plus  grande  publicité,  au  sein  de  cette  Chambre,  en  face  de  la 
nation.  C'est  là  que  nous  pourrons,  mes  accusateurs  et  moi,  dans  quelque 


CHAPITRE  II 


Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en  182&. 


rany  qu'ils  soient  placés,  nous  dire  sans  compliment  ce  que,  depuis  33  années, 
nous  avons  eu  mutuellement  à  nous  reprocher.  » 

Le  gouvernement  fil  rejeter  la  demande  d'enquête.  Marchangy, 
dans  le  procès  des  «  Quatre  sergents  »,  fit  allusion  aux  «  seigneurs 
de  la  haute  vente  »,  mais  sans  pouvoir  rien  préciser. 

La  charbonnerie  s'abstint  désonnais  de  conspirer.  Ses  chefs 
étaient  pour  la  plupart  découragés  de  tant  d'échecs,  de  tant  de 
sacrifices  inutiles.  Ils  se  reprochaient  les  uns  aux  autres  leur  défaite, 
et  s'accusaient  réciproquement  d'incapacité;  les  ordres  qu'ils  don- 
naient se  ressentaient  de  leurs  dissensions.  «  Des  commissaires, 
raconte  Trélat,  parcouraient  la  France  avec  des  instructions  difîé- 
rentes  :  les  uns  s'appliquaient  à  recommander  Lafayette  à  la  con- 
fiance de  leurs  concitoyens,  les  autres  à  le  perdre  dans  l'opinion 
publique.  »  Trois  congrès,  deux  à  Bordeaux,  un  à  Paris,  ne  réus- 
sirent pas  à  rétablir  l'entente. 

Quelques-uns  des  patriotes  les  plus  ardents  s'en  allèrent  en 
Espagne  pour  y  soutenir  la  révolution,  d'autres  se  réfugièrent  dans 
le  Saint-Simonisme  naissant.  Les  parlementaires  s'en  tinrent  à 
l'opposition  de  tribune.  Armand  Carrel,  alors  lieutenant  au  29e  de 
ligne  et  charbonnier  résolu,  reconnut  plus  tard  dans  le  National 
(22  septembre  1830)  que  c'était  une  folle  pensée  que  de  vouloir  ren- 
verser un  gouvernement  soutenu  par  la  force  et  par  les  lois  :  «  Il 
a  fallu  qu'il  n'y  eût  plus  de  conspirations  dans  le  pays  pour  que 
le  gouvernement  cessât  d'être  appuyé  par  les  intérêts  et  le  besoin 
d'ordre  de  l'immense  majorité  nationale  ».  Un  autre,  Trélat,  écrivit 
en  racontant  l'histoire  de  la  charbonnerie  française  :  «  L'association 
secrète  fut  une  phase  intermédiaire  entre  le  despotisme  de  l'Empire 
et  le  règne  de  la  publicité  ». 


FIN  DE  L'ACTION 

POLITIQUE  DE  LA 

CHAHDONKEHIE. 


III. 


i  8  241 


LE   MINISTERE    VILLELE    JUSQU'A    L'ANNEE 


VILLÈLE  gouverna  six  ans  avec  un  personnel,  une  majorité  et 
un  programme  de  droite.  Mais  le  programme  ne  fut  pas  tout 
de  suite  publié.  Une  série  de  mesures  en  préparèrent  l'exécution; 
elles  occupèrent  les  années  1822  à  1824. 


i.  Consulter  sur  le  l  longrès  de  Vérone,  outre  l'ouvrage  de  Chateaubriand  qui  porte  ce  titre, 
et  les  mémoires  et  ouvrages  d'ensemble  déjà  cités,  les  tomes  III  et  IV  de  la  Correspondance 
générale  de  Chateaubriand,  publiée  par  Louis  Thomas,  Paris,  igiS.  On  trouve  des  détails 
curieux  sur  l'accueil  qui  fut  fait  à  Chateaubriand  à  Londres,  quand  ii  y  alla  comme  ambas 
sadeur,  dans  le  journal  d'un  attaché,  de  Bourqueney,  publié  par  A.  Artonne,  Cha 
briand  à  l'ambassade  de  Londres  (Revue  de  Paris,  iyi4). 

<    181    > 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


NOUVELLE  LOI 
SUR  LA  PRESSE. 


Le  délai  au  ternie  duquel  la  loi  de  censure  ne  devait  plus  être 
appliquée  était  sur  le  point  d'expirer;  le  ministère,  au  lieu  d'en 
demander  la  prolongation,  fit  voter  deux  lois  nouvelles  :  l'une  sur  la 
police  des  journaux,  l'autre  sur  les  délits  de  presse.  Elles  créèrent 
de  nouveaux  délits,  l'outrage  à  la  religion  de  l'Etat  et  aux  cultes 
reconnus,  l'attaque  contre  le  droit  héréditaire  du  Roi,  l'infidélité  dans 
le  compte  rendu  des  séances  législatives  et  des  débats  judiciaires.  La 
connaissance  des  délits  de  presse  fut  enlevée  au  jury  et  donnée 
aux  tribunaux  correctionnels  ;  il  fut  interdit  de  faire  la  preuve  dans 
les  procès  en  diffamation  contre  les  fonctionnaires  publics;  l'au- 
torisation préalable  fut  rendue  obligatoire  pour  les  journaux  fondés 
à  dater  du  1er  janvier  1822;  le  gouvernement  reçut  le  droit  de  réta- 
blir la  censure  dans  l'intervalle  des  sessions,  par  simple  ordonnance, 
sauf  au  cas  de  dissolution  ;  enfin,  il  fut  permis  d'incriminer  non  seu- 
lement l'affirmation  nette,  mais  la  tendance,  l'intention  : 


«  Dans  le  cas  où  l'esprit  d'un  journal  ou  écrit  périodique,  résultant  d'une 
succession  d'articles,  serait  de  nature  à  porter  atteinte  à  la  paix  publique,  au 
respect  dû  à  la  religion  de  l'État  ou  aux  autres  religions  légalement  reconnues, 
à  l'autorité  du  Roi,  à  la  stabilité  des  institutions  constitutionnelles,  à  l'inviolabi- 
lité des  ventes  des  domaines  nationaux  et  à  la  tranquille  possession  de  ces 
biens,  les  cours  royales  pourront...  prononcer  la  suspension  du  journal  ou  écrit 
périodique  pendant  un  temps  qui  ne  pourra  excéder  un  mois  pour  la  première 
fois  et  trois  mois  pour  la  seconde.  Après  ces  deux  suspensions,  et  en  cas  de 
nouvelle  récidive,  la  suppression  définitive  pourra  être  ordonnée.  » 


'.a  presse  de 
;auche  réduite 
w  silence. 


Au  cours  de  la  discussion,  qui  fut  violente,  un  député  de 
gauche,  Girardin,  lut  le  discours  où  Villèle,  en  1817,  protestait 
contre  l'autorisation  préalable  des  journaux,  alors  demandée  par 
Decazes.  Mais  la  droite,  maintenant  qu'elle  détenait  le  pouvoir, 
n'avait  plus  besoin  de  la  liberté.  Elle  refusa  même  d'ajouter  à  la 
phrase  où  était  punie  l'attaque  contre  l'autorité  royale  le  mot 
«  constitutionnelle  »  réclamé  par  la  gauche;  c'était  un  mot  factieux: 
ne  signifiait-il  pas  que  l'autorité  royale  n'était  respectable  qu'autant 
qu'elle  restait  dans  les  limites  de  la  Constitution?  La  Chambre  des 
pairs  le  rétablit  pourtant. 

La  loi  fut,  pour  la  presse  de  gauche,  plus  funeste  que  la  cen- 
sure; car  les  journaux,  en  se  soumettant  à  la  censure,  étaientàpeu 
près  assurés  de  pouvoir  vivre;  au  lieu  que  la  loi  de  tendance,  c'était 
la  menace  de  mort  quotidienne.  Les  poursuites  furent  multipliées 
même  contre  des  journaux  littéraires,  où  le  parquet  découvrit  des 
allusions  satiriques.  Magallon,  rédacteur  de  Y  Album,  fut  condamné 
à  13  mois  de  prison;  on  chercha  à  tuer  par  des  procès  le  Constitu- 
tionnel et  le  Courrier.,  aucune  autorisation  ne  fut  accordée  de  fonder 


CÎIAPITaE    Ii 


Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en   1824,. 


nouveaux  journaux  Libéraux.  La  loi  de  tendance  ne  permettant 
pas  de  poursuivre  les  livres,  on  lit  revivre  Le  décret  du  5  février  1810 
et    l'article    11  de   la    loi    du   21   octobre  1814,  qui    soumettait  les 

.ires  à  l'obligation  du  brevet;  et,  comme  celte  loi  ne  prévoyait 
pas  de  pénalité  contre  ceux  qui  n'en  étaientpas  munis,  les  tribunaux 
exhumèrent  un  règlement  de  1123  qui  les  frappait  d'une  amende  de 
3ÛÛ  livres:  la  mise  en  vente  d'ouvrages  que  la  police  réputait  dan- 
gereux suffit  pour  justifier  le  retrait  du  brevet. 

Le  gouvernement,  convaincu  qu'une  administration  forte  et 
une  police  vigilante  extirperaient  le  libéralisme  et  feraient  bon  gré 
mal  gré  la  France  royaliste,  ne  négligea  aucune  occasion  d'affirmer 
sans  ménagement  sa  sympathie  pour  la  contre-révolution.  La  famille 
royale  souscrivit  tout  entière  au  monument  que  les  royalistes  lyonnais 
projetaient  de  consacrer  à  la  mémoire  de  Précy,  qui  avait  organisé 
la  résistance  de  Lyon  à  la  Convention.  Le  Roi,  recevant  un  comité 
qui  se  proposait  de  dresser  une  statue  à  Pichegru,  déclara  «  qu'il 
;  ait  avec  plaisir  élever  un  monument  à  la  mémoire  d'un  homme 
aussi  recommandable  ».  Les  cendres  de  Voltaire  et  de  Rousseau 
furent  enlevées  du  Panthéon,  qui  devint  une  église.  L'Ecole  de  droit, 
toujours  suspecte,  fut  fermée,  à  la  suite  de  manifestations  hostiles 
dirigées  contre  un  professeur  ultra-royaliste.  Le  titre  de  Grand 
maître  de  l'Université  fut  donné  à  l'évêque  de  F.ayssinous  (1er  juin), 
et.  avec  le  titre,  les  attributions  énumérées  au  décret  de  1808,  c'est- 
à-dire  la  nomination  sans  contrôle  de  tous  les  professeurs  et  admi- 
nistrateurs des  lycées  et  des  collèges.  La  première  circulaire  de 
Frayssinous  définit  avec  précision  le  sens  qu'il  fallait  attacher  à  sa 
nomination  : 


NOUVELLES 

Mi  SC h  ES 

DE  RÉACTION. 

SURVEILLANCE 

DE  L'UNIVERSITÉ. 


«  Je  sais  que  mon  administration  doit  être  paternelle;  mais  je  sais  aussi 
que  la  rigueur  est  mon  premier  devoir,  et  que  la  modération  sans  force  n'est 
que  de  la  pusillanimité.  Celui  qui  aurait  le  malheur  de  vivre  sans  religion  ou 
de  ne  pas  être  dévoué  à  la  famille  régnante  devrait  bien  sentir  qu'il  lui  manque 
quelque  chose  pour  être  instituteur  de  la  jeunesse.  Il  est  à  plaindre;  même  il 
e~t  coupable.  » 

L'année  précédente  encore,  le  gouvernement  avait  défendu  la 
cause  de  l'enseignement  mutuel  et  même  fondé  à  Paris  une  École 
normale  élémentaire  destinée  à  lui  donner  des  maîtres;  un  relève- 
ment de  crédit  demandé  par  la  gauche  pour  l'enseignement  primaire 
amena  Corbière  à  déclarer  que,  la  méthode  nouvelle  étant  com- 
battue par  le  clergé,  le  peuple  en  pouvait  conclure  qu'elle  était 
hostile  à  la  religion;  et  cette  considération  sul'iil  à  faire  écarter  la 
demande.  L'Ecole  normale  supérieure  fut  supprimée  (6  septembre), 
puis,  le  21  novembre,  la  Faculté  de  médecine  de  Paris  fut  fermée; 


i8'i 


MESURES 
E<\  FAVEUR 
DU  CLERGE. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  u 

quand  on  la  réorganisa,  ce  fut  en  éliminant  les  professeurs  suspects 
de  libéralisme.  Les  cours  de  Guizot  et  de  Royer-Collard  furent  sus- 
pendus à  la  Faculté  des  lettres. 

«  L'esprit  d'envahissement  et  de  domination  »  du  clergé  se 
manifesta  dans  d'autres  domaines.  Dix-neuf  évoques  ou  arche- 
vêques entrèrent  à  la  Chambre  des  pairs.  L'ordonnance  du  12  no- 
vembre 1814  sur  l'observation  du  dimanche  fut  rigoureusement 
appliquée  par  les  tribunaux;  il  convenait,  comme  l'expliquait  le 
procureur  général  à  la  Cour  de  Cassation,  de  faire  revivre  le  respect 
du  septième  jour;  il  était  dans  le  sentiment  national  :  «  Si  la  Révo- 
lution l'a  altéré,  la  Restauration  l'a  réveillé  tout  entier,  et  l'on  ne 
doit  pas  craindre  d'avoir  trop  à  punir  ».  Les  Missions,  appuyées 
par  la  force  publique,  devinrent  plus  agissantes;  on  citait,  en  pro- 
vince, les  conversions  d'impies  endurcis  :  «  Ils  sortent  de  l'église, 
dit  le  Drapeau  blanc,  muets  de  ravissement,  enivrés  de  délices 
inconnues,  étonnés  à  force  de  félicité  ».  Un  mandement  de  l'arche- 
vêque de  Toulouse  demanda  que  l'état  civil  fût  rendu  au  clergé, 
que  le  mariage  civil  et  les  articles  organiques  fussent  abolis  :  déféré 
au  Conseil  d'État,  le  mandement  fut  déclaré  d'abus,  comme  con- 
traire aux  lois  du  royaume  ;  mais  l'arrêt  reconnut  aux  évêques  «  le 
droit  de  demander  les  améliorations  et  les  changements  qu'ils  croient 
utiles  à  la  religion  »  (1823).  Il  fut  proposé  à  la  Chambre  des  pairs 
que  le  Roi  pût  autoriser  les  congrégations  de  femmes  par  simple 
ordonnance;  les  députés  repoussèrent  le  projet. 


POLITIQUE 
BELLIQUEUSE 
DE  LA  DROITE. 


Certains  royalistes  estimaient  qu'on  ne  viendrait  à  bout  du 
parti  libéral  qu'en  le  dépouillant  de  la  force  qu'il  tenait  des  souve- 
nirs de  la  gloire  républicaine  et  impéi'iale.  Ils  rêvaient  d'une  poli- 
tique belliqueuse  qui  donnerait  du  prestige  à  l'armée  nouvelle,  et 
qui  satisferait  l'amour-propre  patriotique  blessé  par  l'abstention  de 
la  France  en  matière  de  politique  européenne  depuis  1815.  C'est 
sous  leur  influence  que  la  Chambre  avait  voté  l'adresse  de  1821 
contre  la  diplomatie  hésitante  et  effacée  de  Richelieu  ;  il  fallait  que 
le  nouveau  ministère  eût  un  programme  de  politique  extérieure.  Il 
donna  un  premier  gage  de  ses  intentions  en  envoyant  Chateau- 
briand comme  ambassadeur  en  Angleterre;  ce  pays  n'avait  jamais 
caché  son  hostilité  décidée  à  toute  tentative  d'intervention  de  la 
part  de  la  France,  et  Chateaubriand  était,  de  tous  les  royalistes 
belliqueux,  celui  qui  professait  le  plus  ouvertement  que  la  Restau- 
ration ne  ferait  en  France  et  en  Europe  figure  de  gouvernement 
sérieux  et  durable  que  lorsqu'elle  aurait  eu  sa  guerre.  Il  fallait  saisir 
la  première   occasion  d'agir  en   Europe,  sans  timidité;   un  grand 


18» 


chapitre  ii  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en  1824?. 

parti,  "victorieux,  responsable  des  destinées  de  la  monarchie  res- 
taurée, devait  avoir  une  politique  étrangère,  la  proclamer  et  la  pra- 
tiquer. 

La  révolte  de  la  Grèce  offrait  à  l'ambition  des  ultras  une  occa-     linsurrectios 
sion    inespérée   de  faire  oublier  l'effacement  de  la  France  depuis  grecque. 

1815  et  l'inaction  récente  du  roi  de  France  en  Italie.  A  peine  le  tsar 
eut-il,  pour   être    agréable  à   l'Autriche,  désavoué  Ypsilanti,  qu'il 
regretta  les   conséquences   de   son    abstention  :   les  massacres  de 
chrétiens  ordonnés  par  le  sultan  Mahmoud,  la  résistance  courageuse 
des  Grecs  suscitèrent  en  Russie  une  émotion  indignée.   Un   mois 
après  avoir  déclaré  à    Laybach  les  Grecs  «   rebelles  »,  Alexandre, 
prêt  à  la  croisade  contre  les  Turcs  assassins  des  orthodoxes,  som- 
mait le  Sultan  (26  juin  1821)  de  relever  les  églises  et  d'arrêter  les 
massacres;  le  8  août,  il  retirait  son  ambassadeur  de  Gonstantinople. 
La  Sainte-Alliance  qui  avait  abandonné  les  Grecs  allait-elle  charger 
le  tsar  de  la  police  des  Balkans  contre  les  Turcs,  ou  du  moins  le 
laisser  libre  de  la  faire?  L'Angleterre  se  montra  hostile,  l'Autriche 
réservée  ;  la  Prusse,  qui  d'abord  inclinait  à  un  partage  de  l'Empire 
ottoman,  revint  bientôt  à  Metternich^C'est  en  France  seulement  que 
le  tsar  rencontra  une  opinion  disposée  à  le  suivra.  A  Paris,  Pozzo 
di   Borgo  fit  entrevoir  à  Monsieur  la   grandeur  et  le  profit  d'une 
action  commune   :   la  monarchie  relevée    aux  yeux   des  Français,  V7U 
l'opposition  désarmée;   à  Pétersbourg,  Alexandre  offrait  à  la  Fer- 
ronnays,  notre  ambassadeur,  «  des'  colonies  en  Troade  et  en  Ana- 
tolie  ».   L'on  rêvait  déjà,  dans  le  parti  ultra,  d'autres  conquêtes; 
Villèle,  qui  était  alors  le  collaborateur  de  Richelieu,  lui  confiait  la 
pensée  cachée  de  ses  amis  de  droite  :  «  Rien  en  Orient;  la  Belgique 
et  la  rive  gauche  du  Rhin  ».  Richelieu  tombé,  n'était-ce  pas  pour 
Villèle,  pour  Chateaubriand,  pour  toute  la  droite  belliqueuse,  le 
moment  d'agir,  de  réaliser  les  espérances  du  parti,  le  vœu  confus 
de  la  nation?  «  Fort  de  nos  intentions,  malgré  le  refus  des  cabinets, 
je  me  chargerai  seul  de  la  tâche  qu'il  plaira  à  la  Providence  de 
m'imposer  »,  déclara,  le  14  janvier  1822,  le  tsar  à  la  Ferronnays. 
Pouvait-on  abandonner  le  tsar  après  avoir  si  longtemps  négocié 
une  alliance  avec  lui? 

Mais,  subitement,  toute  cette  flamme  tomba  :  Alexandre,  appre-  la  grèce 

nant  que  les  Grecs  se  constituaient,  à  l'assemblée  d'Épidaure,  en  abandonnée. 
Etat  indépendant,  fit  brusquement  savoir,  en  février,  qu'il  main- 
tiendrait la  paix.  A  Paris,  les  ultras,  mis  en  garde  contre  la  cause 
des  Grecs  par  l'enthousiasme  unanime  des  libéraux,  se  demandaient 
depuis  quelque  temps  s'ils  ne  s'engageaient  pas  imprudemment 
dans  une  cause  révolutionnaire  :   «  C'est  une  insurrection,  donc 


Le  Gouvernement  parlementaire . 


L'INTERVENTION 

EST  POSSIBLE 
EN  ESPAGNE. 


c'est  mauvais,  écrivait  le  Drapeau  blanc;  ce  sont  des  chrétiens  qui 
veulent  secouer  le  joug-  des  musulmans,  donc  c'est  bon  ».  Et  la 
Quotidienne  :  «  Les  libéraux  donnent  la  main  aux  Grecs.  Entre  les 
libéraux  et  les  Turcs,  il  n'est  pas  aisé  de  choisir;  cependant  les  libé- 
raux sont  pires.  »  Bonald,  ayant  écrit  qu'un  Turc  ne  saurait  être 
un  souverain  légitime,  fut  vivement  pris  à  partie  par  la  Gazette  de 
France,  par  les  Débats,  par  le  Moniteur;  c'était  prêcher  le  droit  à 
la  révolte,  la  souveraineté  du  peuple  :  «  Grand  Dieu,  dit  \e  Moniteur, 
est-ce  sous  la  Restauration  et  sous  la  légitimité  que  nous  vivons!  » 
C'est  pourquoi  le  gouvernement  de  Villèle,  le  parti  royaliste  et 
Monsieur  renoncèrent  sans  trop  de  peine  ni  d'embarras  à  une  affaire 
qui,  à  la  regarder  de  près,  leur  semblait  chaque  jour  moins  belle, 
et  que  l'abstention  du  tsar  faisait  chimérique.  Les  événements 
d'Espagne  se  produisirent  à  propos  pour  leur  fournir  un  champ 
de  bataille  mieux  approprié  à  leurs  principes,  et  d'accès  plus  facile. 


FERDINAND  VII 
ET  LES  LIBÉRAUX 
DE  iS-20. 


Depuis  l'insurrection  de  Riego  en  1820,  le  roi  d'Espagne  Fer- 
dinand VII  avait  laissé  le  pouvoir  au  chef  des  libéraux  modérés 
Martinez  de  la  Rosa,  mais  il  le  tolérait  à  contre-cœur,  avait  quitté 
Madrid  et,  retiré  à  Aranjuez,  conspirait  contre  son  ministère.  Une 
insurrection  absolutiste  organisée  par  Quesada,  en  Catalogne,  en 
Navarre,  en  Aragon,  des  troubles  dans  le  Midi,  des  mouvements 
populaires  à  Madrid  lui  faisaient  espérer  une  prochaine  et  nouvelle 
guerre  civile  d'où  il  sortirait  vainqueur.  Le  30  mai  1822,  jour  de  sa 
fête,  à  Aranjuez,  des  paysans  l'acclamèrent  aux  cris  de  :  «  Vive  le 
roi  absolu!  »  le  21  juin,  les  insurgés  du  Nord  s'emparèrent  d'une 
ville  forte  de  Catalogne,  la  Seu  d'Urgel.  Quand  Ferdinand  vint  à 
Madrid  le  30  juin  pour  clore  la  session  des  Cortès,  sa  garde  se  sou- 
leva, retint  les  ministres  prisonniers  au  palais,  et  le  7  juillet  prit 
l'offensive  contre  la  milice.  Mais  il  n'eut  pas  le  courage  de  se  mettre 
à  la  tête  des  absolutistes;  la  garde  fut  vaincue  et  dut  capituler. 
Ces  nouvelles  avaient  ému  la  presse  royaliste  de  Paris;  les  premiers 
succès  des  bandes  catalanes  avaient  fait  dire  à  la  Quotidienne  : 
«  Quel  admirable  spectacle  !  Pour  qu'un  peuple  entier  se  soulevât 
contre  l'anarchie,  il  a  suffi  d'élever  au  milieu  de  lui  l'image  d'une 
croix  »  ;  puis  les  événements  de  Madrid  excitèrent  sa  colère  : 
«  Guerre  contre  les  rebelles  d'Espagne  !  »  c'est-à-dire  contre  le  gou- 
vernement libéral  qui  se  défendait  contre  des  insurgés  ;  «  le  roi  Fer- 
dinand est  prisonnier,  comme  Louis  XVI...  ».  Des  appels  à  l'étranger 
partirent  de  la  Seu  d'Urgel.  Le  roi  suppliait  les  puissances  par 
l'intermédiaire  de  son  cousin  le  roi  de  Naples  de  l'arracher  «  à  la 
captivité  où  il  était  retenu  ».  Qu'allait  faire  la  France? 


186 


Cfl  WTl'RE    II 


Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en   18^i. 


Le  gouvernement  de  Richelieu  avait  timidement  encouragé  à 
ses  débuts  le  régime  constitutionnel  espagnol  ;  puis,  devant  l'hosti- 
lité déclarée  du  tsar,  il  avait  cessé  de  le  soutenir.  Une  épidémie  de 
fièvre  jaune  ayant  éclaté  en  Espagne,  il  établit  le  long  des  Pyrénées 
un  corps  de  troupes  chargé  de  protéger  la  France  contre  la  conta- 
gion. Après  la  chute  de  Richelieu,  quand  ce  «  cordon  sanitaire  » 
cessa  d'être  utile,  il  devint,  pour  ses  successeurs,  une  «  armée 
d'observation  »  (1er  octobre  1822).  La  France  était  ainsi  prête  à  la 
guerre,  au  moment  où,  sur  la  proposition  d'Alexandre,  les  diplomates 
de  l'Europe  allaient  se  réunir  en  congrès  à  Vérone  pour  traiter  de 
l'insurrection  grecque  et  des  affaires  d'Espagne.  Comme  l'Autriche 
et  la  Russie  étaient  décidées  à  abandonner  les  Grecs  révoltés,  il 
ne  pouvait  guère  y  être  question  que  de  Ferdinand  VIL  Pour  les 
cours  continentales,  il  ne  s'agissait  pas  de  savoir  si  la  Sainte- 
Alliance  le  délivrerait  ou  le  laisserait  aux  mains  des  libéraux,  mais 
comment  et  par  qui  sa  libération  serait  faite.  L'opinion  de  l'Angle- 
terre, jusqu'alors  assez  réservée,  avait  donc  une  valeur  exception- 
nelle. Seule  parmi  les  grands  États,  elle  ne  désirait  ni  sauver  Ferdi- 
nand, ni  lui  désigner  un  libérateur.  Elle  envisageait  toute  interven- 
tion armée  en  Europe  avec  défiance;  en  Espagne,  où  elle  pouvait 
craindre  de  voir  cette  intervention  s'étendre  aux  colonies  d'Amé- 
rique dont  la  révolte  était  profitable  à  son  commerce,  sa  défiance 
était  encore  plus  ombrageuse.  Une  circonstance  imprévue,  la  mort 
de  Castlereagh  et  l'arrivée  au  pouvoir  de  Canning,  la  fit  nettement 
hostile  à  toute  entreprise  dans  la  Péninsule. 

Le  cabinet  tory  qui  avait  accepté  la  mission  de  liquider  les 
charges  de  la  longue  guerre  soutenue  contre  la  France  était  resté 
depuis  huit  ans  fidèle  à  une  politique  pacifique.  Les  circonstances 
que  traversait  l'Angleterre  la  lui  imposaient.  La  fin  du  régime  napo- 
léonien sur  le  continent,  la  brusque  renaissance  de  l'activité  indus- 
trielle et  agricole  de  l'Europe  avaient  déterminé  en  Angleterre  une 
crise  économique  et  sociale.  Pour  se  protéger  contre  la  concurrence 
des  marchés  étrangers  rouverts,  les  propriétaires  de  terres  avaient 
l'ait  voter  en  1815  la  loi  sur  les  blés  (corn  law)  qui,  en  prohibant  les 
importations,  maintenait  à  un  prix  élevé  et  rémunérateur  les 
céréales  anglaises.  La  cherté  de  la  vie.  encore  accrue  par  le  poids 
des  impôts  qui  portaient  sur  la  plupart  des  objets  de  consomma- 
tion, provoqua  maintes  révoltes  de  la  misère  à  Londres  et  dans  les 
comtés  (1810-1817).  Les  whigs  et  les  torys  du  Parlement,  qui,  en 
vertu  du  système  électoral  régnant,  ne  représentaient  dans  la  nation 
que  les  propriétaires,  avaient  un  intérêt  égal  à  maintenir  un  régime 
économique  dur  aux  classes  inférieures,  tandis  que  la  misère  pous- 


VÂBMÉE 

FRANÇAISE 

«  D'OBSEBVATION* 

SUH  LA  FRONTIÈRE 

DES  PYRÉNÉES. 


L'OPINION  DE 
L'ANGLE!  EIUIE. 


CHANGEMENT 

DANS  LES 

CONDITIONS  DE  LA 

VIE  POLITIQUE 

ANGLAISE. 


l8^ 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


LES  INTÉRÊTS 
ANGLAIS  DANS 
LES  COLONIES 
ESPAGNOLES. 


sait  celles-ci  à  réclamer  un  changement  constitutionnel  qui  leur 
permît  d'envoyer  au  Parlement  des  défenseurs  des  intérêts  populaires. 
Ainsi  la  victoire  des  torys  sur  Napoléon  risquait  de  préparer  leur 
défaite  politique  et  d'entraîner  l'Angleterre  dans  les  risques  d'une 
réforme  qui  bouleverserait  les  fondements  les  plus  anciens  de  sa 
vie  publique.  Les  doctrines  démocratiques  qui,  sous  la  forme  que 
leur  avait  donnée  la  Révolution  française,  avaient  fait  horreur  à  la 
gentry  anglaise,  ne  lui  apparaissaient  pas  sous  de  plus  favorables 
couleurs  maintenant  qu'elle  y  apercevait  une  machine  de  guerre 
dirigée  contre  ses  privilèges  politiques  et  contre  sa  fortune  privée. 
Elle  se  défendit  avec  une  sorte  de  fureur  par  des  mesures  d'excep- 
tion, suspension  de  Vhabeas  corpus,  peine  de  mort  contre  les  fau- 
teurs de  séditions.  Le  «  massacre  de  Manchester  »  et  les  «  six  actes  » 
qui  le  suivirent  (perquisitions,  saisie  des  libelles  séditieux,  trans- 
portation  pour  les  récidivistes,  droit  de  timbre  sur  les  brochures, 
restriction  du  droit  de  réunion)  rétablirent  Tordre,  mais  la  répres- 
sion brutale  ne  guérissait  pas  le  mal.  C'est  dans  une  activité  écono- 
mique nouvelle  qu'il  fallait  chercher  des  marchés,  des  clients  qui 
procureraient  du  travail  aux  ouvriers  des  fabriques  de  l'Angleterre 
et  des  salaires  aux  matelots  de  sa  flotte. 

Aussi  l'insurrection  des  colonies  espagnoles  de  l'Amérique 
avait-elle  rencontré  chez  les  Anglais  une  sympathie  immédiate  et 
durable.  Les  navires  anglais  approvisionnaient  les  insurgés  de 
Caracas,  de  Buenos-Ayres,  de  la  Guayra;  des  explorateurs  anglais 
parcouraient  ces  pays  que  leurs  maîtres  espagnols  n'avaient  pas  su 
exploiter;  ils  étudiaient  les  gisements  de  minerais,  découvraient  une 
fortune  qui  serait  prompte  à  jaillir  du  sol.  De  la  Jamaïque  voisine 
et  de  Londres  même  partaient  des  vivres,  des  armes  et  aussi  des 
officiers  et  des  soldats.  Fort  de  cet  appui,  tout  le  Sud  du  continent 
américain,  d'abord  hésitant,  se  joignit  au  Nord  dans  le  même  élan; 
la  République  Argentine  se  constitua  au  moment  même  où  le 
Mexique  proclamait  son  indépendance  (février  4821).  Jamais  révolte 
plus  utile  ne  survint  plus  à  propos  pour  les  Anglais.  Elle  leur 
ouvrait,  sans  risque,  un  immense  empire  commercial,  un  «  second 
Indoustan  ».  Que  personne  en  Europe  ne  tente,  par  une  interven- 
tion armée  ou  par  une  simple  médiation,  d'arrêter  un  mouvement 
qui  sauve  l'Angleterre  de  la  misère  et  de  la  démocratie  :  c'est  l'article 
essentiel  de  la  politique  du  cabinet  tory.  Si,  aux  yeux  des  cours  de 
l'Europe,  les  libéraux  espagnols  sont  des  fauteurs  de  désordre  et 
de  révolution,  les  Anglais  voient  en  eux  les  garants  de  leur  liberté 
d'action  en  Amérique;  car  personne,  ni  souverain,  ni  gouvernement 
n'aidera  l'Espagne  à  reconquérir  ses  colonies  si  l'Espagne  est  gou- 


<   188  > 


chapitre  h  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en  182&. 

vernée  par  les  libéraux.  Au  contraire,  restaurer  l'absolutisme  de 
Ferdinand,  c'est  le  premier  acte  d'une  guerre  qui  peut  avoir  son 
dénouement  au  delà  des  mers.  L'Angleterre  y  est  résolument 
opposée  :  elle  veut  la  paix  en  Europe,  pour  que  les  colonies  achè- 
vent de  conquérir  leur  indépendance  sous  sa  protection. 

Mais  comment  concilier  ce  système  politique,  purement  anglais, 
dont  l'unique  objet  est  de  servir  les  intérêts  anglais,  avec  les 
dispositions  que  montre  l'Europe,  alors  que  la  Russie  prépare  une 
lutte  générale  contre  le  libéralisme,  que  l'Autriche  met  la  main 
sur  l'Italie,  que  la  France  rêve  de  gloire  et  de  batailles?  Où  l'An- 
gleterre trouvera-t-elle  la  force  d'imposer  sa  méthode  et  ses  vues? 
Chaque  jour,  son  gouvernement  s'affaiblit;  s'il  a  réussi  à  écarter  par 
la  force  une  réforme  électorale  qui  l'eût  rapproché  de  la  nation,  la 
reprise  des  affaires,  la  prospérité  même  sur  laquelle  il  compte  pour 
anéantir  le  parti  réformateur  n'a  fait  que  le  compromettre  davan- 
tage. Chaque  jour  apparaissent  en  plus  vive  lumière  les  inégalités 
choquantes  créées  par  une  coutume  vieillie,  usée,  discréditée  ;  com- 
bien de  bourgs  pourris  sans  électeurs  pour  un  Birmingham  qui  a 
100  000  habitants  sans  un  seul  député!  Une  Angleterre  nouvelle  est 
née,  grandit,  que  le  Parlement  ignore,  que  le  gouvernement 
affame.  Scandale  qui  émeut  à  tel  point  les  privilégiés  eux-mêmes 
que  des  dissidences  éclatent  dans  le  parti  tory  :  en  1821,  Peel  et 
Canning  se  séparent  de  Castlereagh,  condamnent  publiquement 
l'égoïsme  de  son  protectionnisme  économique  et  de  son  conserva- 
tisme politique;  tandis  que,  chez  les  whigs,  Brougham  et  lord  Rus- 
sell  dénoncent  la  timidité  d'une  politique  extérieure  qui,  en  face 
d'une  Europe  frémissante  de  passions  libérales  et  de  réactions 
contre-révolutionnaires,  laisse  l'Angleterre  isolée,  indifférente, 
muette,  humiliée,  au  second  rang. 

Le  suicide  de  Castlereagh  permit  au  gouvernement  anglais  de 
prendre  une  attitude  plus  ferme;  on  l'attribua  au  chagrin  qu'il  avait 
ressenti  en  voyant  son  système  attaqué,  presque  ruiné  dans  l'opi- 
nion anglaise;  il  marque  la  chute  du  système  lui-même.- Canning 
le  remplace  aux  Affaires  étrangères  et  Wellington  va  repré- 
senter à  sa  place  l'Angleterre  au  congrès  de  Vérone.  11  y  trouve 
(12  octobre)  une  diplomatie  européenne  à  peu  près  d'accord  pour 
laisser  la  France  envoyer  une  armée  en  Espagne.  Le  ministre 
français  des  Affaires  étrangères,  Montmorency,  qui  subventionnait 
secrètement  par  l'intermédiaire  de  Franchet  d'Espérey,  directeur  de 
la  police,  les  absolutistes  insurgés,  représente  à  Vérone  la  droite 
belliqueuse,  les  ultras  les  plus  ardents.  Avec  lui  sont  Chateau- 
briand, ambassadeur  à    Londres,   la    Ferronnays,   ambassadeur  à 


IIÈSITATIOXS  DE 
CASTLEREAGH 


C  A  XX IX  G. 
LE  CONGRÈS 

DE  VERuXE. 


I89    , 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


INSTRUCTIONS 
PACIFIQUES 
DE  VILLÈLE. 


ROLE  DE 
CHATEAUBRIAND. 


Saint-Pétersbourg,  Caraman,  ambassadeur  à  Vienne,  Rayneval, 
ambassadeur  à  Berlin.  Tous  sont  impatients  de  donner  enfin  de  la 
gloire  à  leur  Roi,  et,  sans  hésiter,  ils  vont  outrepasser  les  instructions 
prudentes  de  leur  chef. 

Villèle,  inquiet  des  visées  de  l'Angleterre,  était  avant  tout 
attentif  à  ne  lui  fournir  aucun  prétexte  à  intervenir  officiellement 
en  faveur  des  rebelles  américains.  Les  agents  diplomatiques  fran- 
çais devaient,  avant  de  s'engager  dans  une  politique  belliqueuse, 
s'assurer  du  consentement  de  l'Angleterre  et,  en  tout  cas,  garder 
leur  liberté  d'action,  ne  se  laisser  lier  par  aucun  mandat  de  l'Eu- 
rope :  «  La  France,  étant  la  seule  puissance  qui  doive  agir  par 
ses  troupes,  sera  seule  juge  de  cette  nécessité  ».  Villèle  songeait 
même  à  demander  au  Congrès  une  reconnaissance  officielle  de 
l'indépendance  des  colonies  espagnoles  qui  lui  eût  permis  de  con- 
clure avec  elles  des  traités  de  commerce.  Montmorency  ne  tint 
aucun  compte  de  ces  précautions  et  de  ces  prudences;  il  posa  dès 
les  premiers  jours,  dans  une  «  communication  verbale  »,  la  question 
de  la  guerre  r  «  La  France  doit  prévoir  comme  possible,  peut-être 
comme  probable,  une  guerre  avec  l'Espagne  »;  cette  guerre  sera 
défensive,  sans  doute,  puisqu'elle  ne  peut  que  répondre  à  l'agres- 
sion que  méditent  les  révolutionnaires  espagnols,  ou  aux  violences 
qu'ils  pourraient  faire  subir  à  la  personne  du  roi.  Puis,  il  demanda 
aux  puissances  quelle  serait  leur  attitude  au  cas  où  la  France  reti- 
rerait son  ambassadeur  de  Madrid;  car  leur  appui  était  nécessaire 
pour  «  inspirer  un  salutaire  effroi  aux  révolutionnaires  de  tous  les 
pays  ».  La  Prusse,  l'Autriche  et  la  Russie  promirent  de  retirer  leurs 
ambassadeurs  si  la  France  prenait  l'initiative  de  la  rupture;  — 
l'Angleterre  protesta,  refusa  de  les  suivre,  mais  la  guerre  était 
devenue  probable,  presque  certaine. 

Montmorency  revint  à  Paris  en  novembre.  Chateaubriand,  qui 
prit,  après  son  départ,  la  direction  des  pourparlers,  acheva  l'œuvre 
de  Montmorency.  «  M.  de  Villèle  et  moi,  avoua-t-il  plus  tard,  nous 
avions  chacun  une  idée  fixe  :  je  voulais  la  guerre,  il  voulait  la 
paix.  »  N'est-ce  pas  l'occasion  «  de  donner  aux  Bourbons  une 
armée  capable  de  défendre  le  trône  et  d'émanciper  la  France  »? 
Le  tsar  l'encourageait  dans  son  attitude  belliqueuse,  mais  pour  des 
raisons  tout  autres  :  fidèle  à  la  politique  d'intervention  contre- 
révolutionnaire,  il  distinguait  en  Espagne  un  grand  devoir  euro- 
péen à  remplir.  Et  il  flattait  Chateaubriand,  en  lui  livrant,  dans  le 
particulier,  le  secret  des  sacrifices  que  son  gouvernement  avait 
faits  à  sa  grande  pensée  : 


<  190  > 


CHAPITRE    II 


Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en  4824?. 


«  Il  ne  peut  plus  y  avoir  de  politique  anglaise,  française,  russe,  prussienne, 
autrichienne;  il  n'y  a  plus  qu'une  politique  générale,  qui  doit,  pour  le  salut  de 
tous,  être  admise  en  commun  par  les  peuples  et  par  les  rois.  C'est  à  moi  de 
me  montrer  convaincu  des  principes  sur  lesquels  j'ai  fondé  l'Alliance.  Une 
occasion  s'est  présentée  :  le  soulèvement  de  la  Grèce.  Rien,  sans  doute,  ne 
paraissait  être  plus  dans  mes  intérêts,  dans  ceux  de  mes  peuples,  dans  l'opi- 
nion de  mon  pays  qu'une  guerre  religieuse  contre  la  Turquie;  mais  j'ai  cru 
remarquer  dans  les  troubles  du  Péloponèse  le  signe  révolutionnaire  :  dès  lors, 
je  me  suis  abstenu.  » 

Le  Congrès  termina  ses  séances  le  14  décembre,  Villèle  pour- 
tant résistait  encore,  et,  tâchant  de  gagner  du  temps,  laissait  à 
Madrid  son  ambassadeur.  Les  menaces  anglaises  l'inquiétaient, 
Brougham,  chef  des  whigs,  déclarait  :  «  Si  le  canon  retentit  sur 
la  Bidassoa,  nous  ne  resterons  pas  neutres  »,  et  Canning  affirmait 
à  l'agent  diplomatique  de  France,  Marcellus  :  «  L'Angleterre  est  prête 
à  soutenir  la  guerre  ».  Mais  les  attaques  de  la  droite  belliqueuse 
de  la  Chambre  troublèrent  Villèle  davantage  encore.  Montmorency, 
stupéfait  de  le  trouver  si  froid,  et  se  jugeant  désavoué,  ayant  donné 
sa  démission  (25  décembre),  Villèle  n'essaya  plus  de  temporiser  et 
livra  les  Affaires  étrangères  à  Chateaubriand.  L'ambassadeur  de 
France  à  Madrid  fut  rappelé  (18  janvier):  et,  dans  le  discours  du 
trône  qui  ouvrit  la  session  de  1823,  Louis  XVIII  déclara  : 


VILLÈLE 

SE  BÈSIGSE 

A  LA  GUEBJiE. 


«  Cent  mille  Français...  sont  prêts  à  marcher  en  invoquant  le  nom  de  Saint 
Louis  pour  conserver  le  trône  d'Espagne  à  un  petit-fils  d'Henri  IV....  Que 
Ferdinand  VII  soit  libre  de  donner  à  ses  peuples  les  institutions  qu'ils  ne  peu- 
vent tenir  que  de  lui  et  qui,  en  assurant  leur  repos,  dissiperaient  les  tristes 
inquiétudes  de  la  France  :  dès  ce  moment,  les  hostilités  cesseront.  » 


Les  adresses  votées  par  les  Chambres  (cinquante-trois  voix  de 
majorité  aux  Pairs,  cent  voix  à  la  Chambre  des  députés)  approu- 
vèrent la  politique  du  ministère.  Il  demanda  cent  millions  de  cré- 
dits extraordinaires.  Le  débat  fut  passionné.  Chateaubriand  avoua 
que  la  France  n'avait  contre  l'Espagne  d'autre  grief  que  l'attitude 
révolutionnaire  prise  par  le  parti  libéral  à  l'égard  de  Ferdinand; 
Manuel  ayant  rappelé  dans  sa  réponse  que  l'intervention  étrangère 
avait  été  cause  de  la  condamnation  de  Louis  XVI,  la  droite  éclata 
en  fureur  et  saisit  l'occasion,  depuis  longtemps  cherchée,  de  se 
débarrasser  de  ce  Vendéen  libéral,  dont  la  présence  à  la  Chambre 
était  considérée  comme  un  scandale  :  «  Si  l'Ordre  des  avocats,  dit 
le  Drapeau  blanc,  aie  droit  de  rayer  du  tableau  ceux  de  ses  membres 
qu'il  juge  indignes  d'y  être  inscrits,  pourquoi  la  Chambre  des 
députés  n'aurait-elle  pas  le  même  droit?  »  Manuel  fut  expulsé  et 
exclu  des  séances  jusqu'à  la  fin  de  la  session.  Soixante  députés 


LE  DEBAT 

A  LA  CHAMBRE. 

EXPULSION 

DE  MANUEL. 


"J1 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


LA  CAMPAGNE. 


LA  CONTRE- 
RÉVOLUTION 
EN  ESPAGNE. 


de  gauche  le    suivirent  et  cessèrent  de  siéger;  le  centre  gauche 
resta  présent,  mais  ne  prit  plus  part  aux  délibérations. 

La  guerre  (avril-novembre  1823)  n'offrit  aucune  difficulté. 
L'armée  française  eut  contre  elle  la  plupart  des  villes  incapables 
de  se  défendre,  et  pour  elle  les  paysans  et  les  moines;  c'était  la 
situation  de  1808  retournée  Ces  circonstances  lui  permirent 
d'avancer  à  son  gré.  L'armée  franchit  la  Bidassoa  le  7  avril. 
Une  légion  de  150  réfugiés  français  se  présenta  avec  le  drapeau 
tricolore,  espérant  que  les  soldats  du  duc  d'Angoulême  s'arrête- 
raient en  le  voyant.  On  dispersa  la  légion  à  coups  de  canon.  Burgos 
fut  occupé  le  6  mai,  Madrid  le  23,  une  Régence  y  fut  instituée 
«  pendant  la  captivité  du  roi  ».  Les  Cortès,  qui  s'étaient  réfugiées 
à  Séville  en  entraînant  Ferdinand,  partirent  pour  Cadix.  Des  deux 
armées  libérales  qui  opposèrent  une  résistance,  l'une,  celle  de  Bal- 
lesteros,  capitula  après  avoir  été  battue  à  Campillo  d'Arenas 
(26  juillet),  l'autre,  celle  de  Mina,  qui  opérait  en  Catalogne,  organisa 
une  guérilla  et  resta  insaisissable  jusqu'à  la  soumission  des  Cortès. 
Le  duc  d'Angoulême  marcha  sur  Cadix;  les  forts  du  Trocadéro  et 
de  Santi  Pétri  furent  enlevés  (31  août  et  21  sept.)  et  la  défense  de 
la  ville  devint  impossible;  Riego,  avec  une  bande  de  partisans, 
essaya  vainement  de  faire  une  diversion  pour  la  sauver  :  les  Cortès 
capitulèrent  (30  sept.).  Ferdinand  était  «  délivré  ». 

A  mesure  que  l'armée  française  avançait  en  Espagne,  les 
absolutistes  opéraient  la  contre-révolution,  pillant,  massacrant  les 
«  negros  »,  tant  et  si  bien  que  le  duc  d'Angoulême  regretta  d'avoir 
imprudemment  confié  le  pouvoir  à  la  Régence  de  Madrid.  Le  8  août, 
il  reprit  le  gouvernement  par  l'ordonnance  d'Andujar,  qui  interdit 
aux  autorités  espagnoles  toute  arrestation  sans  la  permission  des 
commandants  français,  plaça  les  journaux  sous  leur  surveillance  et 
ordonna  la  mise  en  liberté  des  détenus  politiques  Les  absolutistes 
espagnols  crièrent  à  la  tyrannie,  et  le  duc,  sur  des  ordres  venus  de 
Paris,  retira  l'ordonnance.  Quand  Ferdinand  quitta  Cadix  après 
avoir  promis  une  amnistie  générale,  le  duc  lui  conseilla  la  modé- 
ration ;  il  répondit  par  un  décret  qui  annulait  tous  les  actes  du  gou- 
vernement depuis  le  7  mars  1820  jusqu'au  1er  octobre  1823;  le  décret 
était  contresigné  de  son  confesseur.  Le  duc  n'osa  pas  protester. 
Il  partit,  laissant  l'Espagne  en  pleine  terreur  «  apostolique  ».  La 
société  de  «  l'Ange  exterminateur  »,  les  juntes  de  purification,  firent 
la  chasse  aux  libéraux,  massacrant,  pillant,  torturant.  Une  amnistie 
imposée  par  la  France  (17  févr.  1824)  n'arrêta  ni  les  condamnations 
prononcées  par  des  commissions  militaires  ni  les  exécutions. 


192 


DE  LA  CUEHRS, 


chapitre  ii  Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en  182-i. 

A  Paris,  le  duc  (FAngOulême  fut  reçu  en  triomphateur;  les 
charbonniers,  corporation  qui  se  piquai!  de  royalisme,  promenèrent 
son  buste;  on  donna  de  grandes  fêles;  il  y  eut  Te  Deum  à  Notre- 
Dame  et  illuminations  :  l'enthousiasme  des  corps  constitués  se  mani- 
festa par  des  adresses-,  les  troupes  défilèrent  sous  l'Arc  de  l'ÉtoL  : 
«  Ce  qui  me  fâche  et  m'inquiète  dans  tout  ceci,  di  tii  Oudi:  .i 
avait  pris  part  à  l'expédition,  c'est  que  ces  gens-là  croient  avoir  fait 
la  gxierre  ». 

Les  résultats  de   la  guerre  d'Espag-ne  trompèrent  l'attente  de  résultats 

ceux  qui  l'avaient  voulue  et  décidée.  La  gloire  d'avoir  écrasé  la 
Révolution  et  rétabli  Ferdinand  apparut  médiocre;  le  gouverne- 
ment ne  trouva  pas  dans  sa  victoire  le  prestige  européen  que  Cha- 
teaubriand avait  annoncé  et  que  la  droite  avait,  escompté  La 
France  ne  conserva  aucune  situation  privilégiée  en  Espagne.  Le 
corps  d'occupation  qu'elle  y  laissa  jusqu'en  septembre  1828  ne 
servit  qu'à  protéger  la  politique  et  la  personne  de  Ferdinand,  que 
toute  l'Europe  méprisait.  Il  eût  fallu,  pour  faire  œuvre  durable  en 
Espagne,  imposer  une  ligne  de  conduite  au  gouvernement  du  roi, 
mais  Villèle,  satisfait  d'être  sorti  sans  accident  d'une  aventure  dans 
laquelle  il  n'avait  jamais  vu  que  des  embarras  possibles,  se  refusa  à 
taire  de  cette  victoire  le  point  de  départ  d'une  politique  extérieure 
belliqueuse  :  la  guerre  d'Espagne  resta  un  épisode,  un  accident, 
entre  deux  périodes  de  paix. 

L'Angleterre  se  rassura  ;  la  menace  d'une  alliance  franco-russe 
l'avait  empêchée  d'intervenir  par  les  armes;  un  grand  débat  eu 
lieu  à  la  Chambre  des  communes  :  l'opposition  flétrit  Ferdinand  VII, 
«  l'infamie  »  du  gouvernement  français,  sa  «  duplicité  »,  sa  «  perver- 
sité ».  mais  personne  ne  demanda  la  guerre  Canning  démontra  que, 
entre  les  révolutionnaires  et  les  absolutistes  qui  se  disputaient  le 
continent,  il  n'y  avait  pas  pour  l'Angleterre  de  plus  beau  rôle  que 
de  rester  neutre.  Et  la  paix  générale  ne  fut  pas  troublée 

Cette  démonstration  ultra-royaliste  coûta  cher.  Le  ministre  de  les  frais 

la  Guerre,  duc  de  Bellune,  avaCt  été  incapable  d'assurer  l'approvi- 
sionnement du  corps  expéditionnaire;  au  dernier  moment  l'armée, 
faute  de  voitures,  de  chevaux  de  trait,  de  caissons  pour  transporter 
ses  munitions,  ses  vivres,  ses  armes  de  rechange,  faillit  ajourner 
à  trois  mois  le  passage  de  la  Bidassoa.  On  eut  recoure  à  un 
spéculateur  nommé  Ouvrard,  que  ses  entreprises  et  ses  démêlés  avec 
la  justice  avaient  rendu  célèbre  sous  l'Empire.  Il  était  alors  en  état 
de  suspension  de  paiements  et  privé  du  droit  de  signer  un  marché 
de  son  nom.  On  mit  à  sa  disposition  tous  les  approvisionnements 
réunis  dans  les  divisions  militaires  de  Toulouse  et  de  Bordeaux,  et 

<    19'j   > 

I,AVIS9E.  —  H.  CoDlciup.,  IV.  J3 


DE  LA  GUERRE. 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

les  sommes  nécessaires  pour  faire  des  achats  sur  le  territoire 
espagnol .  Trois  jours  après  l'arrivée  d'Ouvrard  à  Bayonne,  l'armée 
franchit  la  frontière,  mais  la  campagne,  au  lieu  des  cent  millions 
prévus,  en  coûta  207,  qui  restèrent  entièrement  à  la  charge  de  la 
France.  Villèle  demanda  à  l'Espagne  de  solder  au  moins  les  frais 
d'entretien  du  corps  d'occupation;  il  obtint  des  promesses,  des 
signatures  au  bas  de  nombreux  contrats,  mais  pas  d'argent.  Après 
le  retour  définitif  des  troupes  françaises,  tous  ces  contrats  furent 
fondus  en  un  seul,  le  30  décembre  1828;  la  créance  de  la  France  fut 
réduite  à  80  millions  de  francs  (320  000  000  réaux),  portant  intérêt 
à  3  p.  100,  que  l'Espagne  inscrivit  sur  son  Grand  Livre  et  qu'elle 
s'engagea  à  amortir  à  raison  de  1600000  francs  par  an.  Le  service 
des  intérêts  et  de  l'amortissement  fut  fait  régulièrement  jusqu'au 
1er  janvier  1835;  puis  le  gouvernement  espagnol,  qui  devait  encore 
69  567  030  francs  (278  268  123  réaux),  cessa  de  payer  pendant  27  ans  ; 
En  1862,  le  gouvernement  français  consentit  à  lui  en  donner  quit- 
tance moyennant  l'inscription  d'un  capital  nominal  de  47  728 140  francs 
de  rente  consolidée,  faisant  un  capital  réel  de  25  millions. 

la  situation  La  guerre  d'Espagne  ne  modifia  pas  sensiblement  la  situation 

respective  des  partis  en  France  :  les  libéraux  en  conçurent  une 
haine  plus  vive  encore  contre  les  Bourbons;  ils  craignirent  qu'elle 
ne  fût  le  point  de  départ  d'une  nouvelle  réaction,  plus  violente,, 
vers  l'ancien  régime  :  «  Les  résultats  de  la  guerre  d'Espagne, 
écrivait  dans  un  rapport  secret  le  procureur  général  de  Lyon 
Courvoisier.  laissent  dans  l'horizon  quelque  chose  de  vague  et  de 
sinistre...  on  craint  des  soulèvements  dans  l'intérieur.  On  voit  la 
haine  populaire  et  les  vengeances...;  on  excite  les  paysans  contre 
les  nobles  et  les  prêtres,  qu'on  leur  désigne  comme  1  auteurs  de 
la  guerre  d'Espagne,  on  leur  persuade  qu'en  cas  de  succès,  le  but 
est  de  reprendre  les  biens  nationaux  et  de  rétablir  l'ancien  régime.  » 
Cette  guerre  ne  donna  pas  aux  Français  le  sentiment  de  la  gloire 
reconquise.  Le  duc  d'Angoulême  ne  passa  pas  pour  un  grand 
général.  On  le  chansonna  abondamment  en  province.  L'air  de 
Malbrouck  revint  à  la  mode.  C'était,  au  théâtre,  la  réponse  des 
libéraux  à  l'orchestre  qui  jouait  «  Vive  Henri  IV  ».  Mais  ni  la  colère 
des  libéraux  ni  leurs  manifestations  ne  changèrent  rien  à  la  situation 
de  leur  parti,  qui  était  mauvaise.  Le  gouvernement  restait  le  maître 
des  élections.  La  confection  des  listes  électorales,  qui  laissait  aux 
préfets  les  radiations  arbitraires  et  les  inscriptions  illégales,  la 
pression  exercée  sur  les  fonctionnaires  et  la  fraude  dans  le  dépouil- 
lement du  scrutin  transformaient  en  victoire  chaque  bataille  indé- 

<    i94  > 


DES  PARTIS 
APRES  LA  GUERRE. 


CHAPITRE  II 


Le  Gouvernement  de  la  Droite  jusqu'en   182i. 


cise  et  même  les  défaites  probables.  «  Tous  ceux  qui  dépendent  de 
mon  ministère,  disait  au  moment  des  élections  de  novembre  1822 
une  circulaire  de  Villèle,  doivent  pour  conserver  leurs  emplois 
contribuer  dans  la  limite  de  leurs  droits  au  choix  des  députés 
sincèrement  attachés,  etc....  »  L'ancien  ministre  Louis  ayant,  dans 
un  bureau  électoral  à  Paris,  réclamé  le  droit  de  surveiller  le 
dépouillement,  fut  rayé  de  la  liste  des  ministres  d'Etat.  Les  électeurs 
soucieux  de  ne  point  passer  pour  hostiles  votèrent  à  bulletin  ouvert. 
Huit  députés  de  gauche  seulement  furent  réélus,  sur  86  sièges  à 
pourvoir.  Ce  succès  décida  le  gouvernement  à  dissoudre  la  Chambre 
pour  procéder  à  des  élections  générales  qui  anéantiraient  le  parti 
libéral  (24  décembre  1823).  Les  royalistes  étaient  sûrs  de  vaincre 
cette  fois  le  libéralisme,  «  puissance  mensongère  et  factice  ».  A  l'aide 
«  d'une  administration  forte  et  sage,  écrivit  le  procureur  général  de 
Dijon,  la  France  redeviendra  peu  à  peu,  et  tout  entière,  bon  gré 
mal  gré,  royaliste  ». 

Dans  ces  élections  générales,  le  ministère  employa  avec  une 
vigueur  inusitée  les  instruments  habituels  de  pression  et  de  fraude. 
Les  listes  électorales  devaient  être  établies  sur  les  rôles  de  l'impôt 
de  1824;  on  les  publia  assez  tard  pour  que  les  électeurs  omis 
n'eussent  pas  le  temps  de  réclamer.  Dans  certains  départements,  la 
liste  ne  fut  communiquée  que  le  jour  du  scrutin;  les  préfets  avaient 
ajouté  ou  retranché  des  noms  à  leur  fantaisie.  Des  circulaires 
ministérielles  rappelèrent  une  fois  de  plus  leur  devoir  aux  fonction- 
naires. Peyronnet,  garde  des  sceaux,  écrivit,  le  20  janvier,  aux 
procureurs  : 


DlSSOLUTfON 
DE  LA  CHAblBHE. 


ÉLECTIONS 
GÉNÉRALES. 


«  Quiconque  accepte  un  emploi  contracte  en  même  temps  l'obligation  de 
consacrer.au  service  du  gouvernement  ses  efforts,  ses  talents,  son  influence; 
c'est  un  contrat  dont  la  réciprocité  forme  le  lien.  Si  le  fonctionnaire  refuse  au 
gouvernement  les  services  qu'il  attend  de  lui,  il  trahit  sa  foi  et  rompt  volontai- 
rement le  pacte  dont  l'emploi  qu'il  exerce  avait  été  l'objet  ou  la  condition.  C'est 
la  plus  certaine  et  la  plus  irrévocable  des  abdications.  Le  gouvernement  ne 
doit  plus  rien  à  celui  qui  ne  rend  pas  ce  qu'il  lui  doit.  » 

Le   baron  de   Damas,  ministre  de  la  Guerre,   parla  avec  une 
égale  clarté  à  ses  subordonnés  : 

•  Je  vous  prie,  si  votre  intention  est,  comme  j'ai  tout  lieu  de  le  croire,  de 
vous  rallier  à  ceux  qui  voteront  pour  les  honorables  candidats  présentés  par 
le  gouvernement,  de  me  mander  que  vous  en  prenez  l'engagement.  Je  ne  vous 
dissimulerai  pas  que  tout  autre  vote,  même  en  laveur  d'un  candidat  connu  par 
son  attachement  au  gouvernement  du  Roi,  ne  pourrait  être  considéré  que 
comme  hostile,  parce  qu'il  tendrait  à  troubler  l'unanimité  de  l'harmonie  qu'il 
est  à  désirer  de  voir  régner  parmi  les  électeurs.  • 


Kfj 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  u 

Ces  circulaires  furent  diligemment  commentées  et  précisées  par 
les  procureurs  généraux  et  par  les  chefs  de  corps.  Les  fonctionnaires 
protestèrent  de  leur  obéissance  :  «  En  aucun  temps,  écrit  un  magis- 
trat, je  n'ai  voté  en  faveur  des  ennemis  du  pouvoir  ».  C'était  la 
réponse  de  tous.  Les  propriétaires  d'offices,  notaires,  avoués,  huis- 
siers, furent  priés  d'user  de  leur  influence  et  de  leur  crédit  pour 
diriger  dans  le  sens  des  bonnes  doctrines  les  votes  de  leurs  clients, 
sous  peine  de  voir  leur  conduite  «  signalée  ».  Il  arriva  que  les  curés 
et  les  desservants  fussent  requis  par  les  procureurs  de  les  renseigner 
sur  l'opinion  des  électeurs  de  leurs  paroisses.  Les  préfets  usèrent 
de  moyens  qui,  au  dire  du  Premier  président  de  la  cour  de  Grenoble, 
étaient  «  peu  délicats  ».  «  Le  sort  de  l'arrondissement,  écrivit  le 
préfet  de  Laon  aux  électeurs,  est  entre  vos  mains.  Du  parti  que 
vous  allez  prendre  résultera  votre  salut  ou  votre  perte.  Faire  un 
choix  offensant  pour  la  Majesté  Royale,  c'est  renoncer  à  jamais 
aux  grâces  d'un  gouvernement  paternel,  mais  juste,  et  qui  est  néces- 
sairement sévère  lorsqu'il  est  outragé.  » 
défaite  Les  électeurs  votèrent  pour  le  gouvernement.  L'opposition  de 

de  la  gauche.  gauche  n'eut  qu'une  quinzaine  de  sièges  sur  430.  Dans  l'immense 
majorité  de  droite,  264  sièges  appartinrent  à  des  fonctionnaires  du 
roi  :  87  maires  ou  adjoints,  10  préfets  et  2  secrétaires  généraux, 
5  sous-préfets,  9  conseillers  de  préfecture,  48  magistrats,  10  con- 
seillers d'État,  6  maîtres  des  requêtes,  49  officiers,  38  directeurs 
ou  employés  d'administrations  diverses.  «  Voilà  donc  la  France 
déblayée,  écrivit  la  Quotidienne.  L'œuvre  des  royalistes  n'est  pas 
finie,  elle  commence.  »  Pour  assurer  la  durée  de  l'œuvre  royaliste, 
il  fallait  garantir  le  parti  contre  les  accidents  électoraux,  toujours 
possibles  avec  le  système  du  renouvellement  annuel  par  cmquième; 
Villèle  fit  voter  la  septennalité  de  la  Chambre  élue  (juin).  La  Charte 
était  modifiée  une  fois  de  plas;  mais  le  parti  royaliste  pouvait 
compter  sur  l'avenir. 


196 


CHAPITRE   III 

VAVÈNEMENT  D'UNE  GÉNÉRATION  NOU- 
VELLE 


I.    LES    NEO-LIBERAUX.    —    II.     LES     SAIXT-SIMONIENS.    —     III.     LES     ULTRA- 
MONTAINS.    —    IV.    LES    hOM.V.NTlQUES.    —   V.    LES    SAVANTS. 

VERS    le   temps  où   la    Chambre    des    députés    entreprend   de    une  génèratioi: 
ramener  la    France   à  l'ancien  régime,  une  génération    nou-  nouvelle. 

velle  arrive  à  l'âge  d'homme,  révise  les  formules  sur  lesquelles 
vivent  les  vieux  partis  et  propose  à  la  société  française  de  nou- 
veaux programmes  de  vie  morale.  Les  hommes  nés  après  1789, 
c'est-à-dire  ceux  qui  n'ont  pas  pris  part  en  personne  aux  luttes  de  la 
Révolution  et  de  l'Empire,  forment  en  1824  la  majorité  de  la  popu- 
lation virile  de  la  France1.  Ils  ne  se  sentent  plus  que  faiblement 
attachés  aux  passions  qui  ont  agité  leurs  devanciers.  Si,  dans 
les  luttes  électorales,  ils  ne  sont  encore  qu'une  minorité  sans 
influence,  Trest  sans  doute  parce  que  la  loi  ne  permet  l'électorat  qu'à 
trente  ans,  et  l'éligibilité  qu'à  quarante;  c'est  aussi  parce  qu'on  ne 
brise  pas  facilement  les  cadres  des  anciens  partis  :  ils  se  vident  len- 
tement à  mesure  que  disparaissent  les  hommes  qui  les  avaient 
pourvus  d'idées  et  de  sentiments.  Mais  la  génération  nouvelle 
écartée  de  la  pratique  politique  peuple  chaque  jour  davantage  le 
barreau,  l'administration,  l'instruction  publique,  l'armée,  la  magis- 
trature ;  et  sa  conscience  s'exprime  dans  les  travaux  de  son  élite.  Par 
le  journal,  par  le  livre,  elle  substitue  à  l'ancien  libéralisme  vieilli, 
attardé  dans  un  bonapartisme  sentimental,  usé  dans  des  conspira- 

i.    Ch.    Dupin    qui,    dans  les  Forces  progressives  de  la   France,   divise   les   électeurs  en 
deux  ca  ceux  qui  avaient  vin^t  ans  et  ceux  qui  n'avaient  pas  vingt  ans  en  îy^j, 

calcule  qu'en  1&23,  ils  sont  à  peu  près  en  nombre  égal,  mais  on  réalité,  la  génération  la 
plus  jeune  représente  un  nombre  d'babitants  bien  plus  considérable  que  l'autre.  En  i8:î3 
46700  électeurs  delà  nouvelle  génération  représentent  26  millions  et  demi  d'habitants, 
et  53  3oo  de  l'ancienne,  4  200  000  seulement. 

<     197    > 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

tions  manquées,  des  conceptions  nouvelles  où  il  entre  plus  d'avenir 
et  plus  d'humanité.  Elle  a  besoin,  n'étant  plus  soutenue  par  la  même 
haine  du  présent,  ni  par  le  même  regret  du  passé,  de  se  donner 
d'autres  raisons  d'agir,  et  de  fonder  son  action  sur  d'autres  doc- 
trines. De  là,  chez  les  uns,  l'effort,  sinon  pour  créer  un  libéralisme 
nouveau,  au  moins  pour  réviser  toutes  les  affirmations  de  l'ancien  : 
effort  qui  se  manifeste  discrètement  d'abord,  puis  sans  réserve, 
dans  le  Globe;  de  là,  chez  d'autres,  le  désir  de  créer  une  société 
nouvelle,  qui  éclate  dans  les  premières  œuvres  du  Saint-Simonisme 
naissant.  —  Et  ce  n'est  pas  seulement  à  gauche  que  se  constate  le 
labeur  de  la  nouvelle  génération.  Le  catholicisme  légitimiste  de  1815, 
tout-puissant  dans  les  conseils  du  gouvernement,  n'inspire  que 
dédain  aux  jeunes  catholiques  de  1824;  ils  s'effraient  de  voir  la  reli- 
gion liée  à  un  conservatisme  stérile  et  condamné;  ils  ne  s'abusent 
ni  sur  la  cause  ni  sur  la  portée  du  triomphe  électoral  de  1824; 
ils  dressent  contre  le  vieux  clergé  gallican  et  royaliste  l'ultramon- 
tanisme  qui  dégagera  la  religion  des  intérêts  dynastiques,  qui  affran- 
chira l'Église  de  l'esclavage  où  la  tient  la  protection  officielle.  — 
Tout  ce  renouvellement  de  la  pensée  politique,  sociale  et  reli- 
gieuse, s'accompagne  d'une  révolution  esthétique  :  vers  1824,  un 
nouveau  romantisme  s'élève,  aussi  différent  du  romantisme  de 
1816  que  les  libéraux  du  Globe  sont  éloignés  des  «  patriotes  de 
1815  »;  il  répond  à  un  état  nouveau  de  la  sensibilité;  en  littéra- 
ture, en  peinture,  en  musique,  il  renouvelle  les  formes  d'art  par  où 
elle  s'exprime.  —  Dans  la  science  enfin,  des  synthèses  hardies 
annoncent  une  conception  nouvelle  de  la  nature  et  de  la  vie. 

# 
I.    —   LES    NÉO-LIBÉRAUX* 

le  «  giobe».  /"^ 'EST  sans  doute  dans  l'échec  et  la  dislocation  de  la  charbon- 
X-J  nerie  qu'il  faut  chercher  l'origine  du  groupement  nouveau  et 
de  la  propagande  nouvelle  des  jeunes  libéraux.  L'activité  et  l'idéa- 
lisme sans  emploi  précis  d'une  élite  se  plurent  aux  entretiens  que 
leur  offrit  dans  sa  chambre  de  la  rue  du  Four-Saint-Honoré  un  pro- 

i.  Le  journal  le  Globe  est  la  source  principale,  surtout  pendant  la  période  (182^-1827)  où 
il  est  avant  tout  journal  d'idées.  On  a  moins  étudié  la  doctrine  politique  du  Globe,  que 
ses  vues  esthétiques  (voir  la  section  IV  de  ce  chapitre,  les  Romantiques).  11  n'y  a  guère 
à  signaler,  à  propos  du  Globe,  en  sus  des  détails  fournis  par  l'Histoire  de  Ouvergier  de  Hau- 
ranne,  qui  fut  un  de  ses  rédacteurs,  que  l'article  de  Sainte-Beuve  sur  Jouffrov,  Portraits 
littéraires,  t.  I,  Ch.  de  Rémusat,  La  Politique  libérale,  Paris,  1860,  et  l'étude  de  Thureau- 
Dangin  dans  Le  parti  libéral  sous  la  Restauration  (déjà  cité).  L'opinion  de  Goethe  rapportée 
à  la  fin  de  cette  section  est  citée  d'après  O.  Harnack,  Goethe  in  der  Epoche  seiner  Vollen- 
dung,  Leipzig,  igo5. 

<    iq8    > 


LA    GENERATION    NOUVELLE 


SAINT-SIMON 

Lithographie  anonyme.  —  Bibl.  Nat.  Est.  S  2. 


I .  A  M  i  :  \  X  A  I  s 

Portrait  gravé  vert  ix:i.">  par  Calamatla. 
Bibl.  Nat.  Est.  N  2. 


STENDHAL 

Peinture  de  Dedreux-Dorcy. 
Musée   de    Grenoble,    ir    223. 


il.  C.  IV.        i>i  .  io.  Page  198. 


CHAPITRE    lit 


L'avènement  d'une  Génération  nouvelle. 


fesseurde  l'École  Normale  révoqué  en  1822,  le  philosophe  Th.  Jouf- 
froy.  Sous  sa  direction  grave  et  passionnée,  à  laquelle  s'associa  un 
autre  universitaire  destitué,  Dubois,  ancien  carbonaro  comme  lui, 
des  jeunes  gens  s'unirent  dans  une  môme  ferveur  de  foi  morale;  ils 
demandèrent  à  la  philosophie  ce  que  le  libéralisme  politique  ne 
leur  donnait  plus,  un  but  pour  leur  activité,  un  remède  à  l'inertie 
de  leur  esprit,  au  désœuvrement  de  leur  cœur.  C'étaient  Pierre 
Leroux,  Rémusat,  Duvergier  de  Hauranne,  Vitet,  Duchâtel,  Sainte- 
Beuve,  Magnin.  Ampère,  d'autres  encore.  Quelques-uns  d'entre  eux 
avaient  rédigé  une  feuille  de  gauche,  les  Tablettes  Universelles  :  le 
gouvernement  l'ayant  achetée,  ils  en  sortirent.  Pierre  Leroux  leur 
donna,  en  fondant  le  Globe  (septembre  1824),  une  maison  à  eux;  le 
journal,  qui  ne  payait  pas  de  cautionnement,  dut  s'abstenir  de  poli- 
tique, mais  traita  toutes  les  questions  philosophiques,  esthétiques 
et  sociales.  C'est  là  qu'ils  dirent  leur  dédain  pour  les  routines  de 
droite  et  de  gauche,  leur  spiritualisme,  leur  curiosité  de  l'histoire, 
leur  goût  pour  les  nouveautés  littéraires.  Le  fameux  article  de 
Jouffroy,  Comment  les  dogmes  finissent,  écrit  en  1823,  publié  en  1825, 
fut  comme  le  programme  philosophique  de  cette  jeunesse  : 

«  Une  génération  nouvelle  s'élève,  qui  a  pris  naissance  au  sein  du  scepti- 
cisme dans  le  temps  où  les  deux  partis  avaient  la  parole.  Elle  a  écouté  et  elle  a 
compris.  Et  déjà  ces  enfants  ont  dépassé  leurs  pères  et  senti  le  vide  de  leurs 
doctrines....  Supérieurs  à  tout  ce  qui  les  entoure,  ils  ne  sauraient  être  dominés 
rii  par  le  fanatisme  renaissant,  ni  par  l'égoïsme  sans  croyance  qui  couvre  la 
société...  ils  ont  le  sentiment  de  leur  mission  et  l'intelligence  de  leur  époque; 
îls  comprennent  ce  que  leurs  pères  n'ont  pas  compris,  ce  que  leurs  tyrans 
corrompus  n'entendent  pas;  ils  savent  ce  que  c'est  qu'une  révolution,  et  ils  le 
savent  parce  qu'ils  sont  venus  à  propos   » 


Fières  paroles,  que  l'un  des  rédacteurs  du  Globe,  Sainte-Beuve, 
appela  plus  tard  «  le  manifeste  le  plus  explicite  de  la  jeune  élite 
persécutée  »,  de  la  «  jeune  garde  »,  comme  disait  Thiers.  C'était 
aussi  une  déclaration  de  guerre.  L'  «  indépendance  »  des  jeunes 
gens  du  Globe  ne  leur  permit  pas  d'être  voltairiens  avec  le  Constitu- 
tionnel; et  ils  ne  furent  pas  étonnés  de  s'attirer  «  l'inimitié  des 
médiocrités  et  des  vieilles  vanités  »  qui  dominaient  à  la  rédaction  de 
ce  «  Journal  des  intérêts  et  des  besoins  ».  Ils  raillèrent  volontiers 
la  presse  libérale,  pour  qui  «  le  curé  n'est  qu'un  fonctionnaire  qui 
a  mission  d'instruire  ses  ouailles,  comme  l'entend  M.  le  Procu- 
reur du  roi;  qui  est  tenu,  sur  mandat  de  M.  le  Maire,  de  leur  déli- 
vrer tous  les  sacrements  qu'ils  requerront  ».  Bientôt,  dans  leur 
mépris  pour  les  procédés  de  la  gauche,  ils  iront  jusqu'à  refuser  de 
partager  sa  traditionnelle  indignation  contre  les  jésuites  ressus- 


LES  DOCTRIXES 
DU  «  GLOBE  ». 


LE  «  CLOSE  » 
ET  LES  AS, 

PAHTIS. 


W 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  u 

cités.  Ils  avouent  lire  avec  le  môme  sang-froid  M.  de  Bonald  et 
Benjamin  Constant,  le  Mémorial  catholique  et  le  Mercure.  Ils 
signifient  orgueilleusement  aux  partis  belligérants  leur  indifférence 
pour  leurs  querelles,  leur  résolu  lion  de  ne  pas  «  rentrer  dans  leurs 
vieilles  ornières  ».  Comme  ils  habitent  une  région  plus  haute  que 
celle  où  s'agitent  les  partis,  ils  distribuent  à  droite  et  à  gauche 
leur  critique  et  font  savoir  leur  dédain  aux  gouvernants.  Que 
peuvent  aujourd'hui  les  «  maîtres  de  la  puissance  matérielle  »? 
A  peine  sont-ils  bons  à  empêcher  qu'on  mette  en  question  les  dogmes 
qui  étayent  leur  faiblesse,  et  dont  «  ils  ne  savent  plus  pourquoi  ni 
comment  ils  sont  vrais  ».  Ces  dogmes  ne  sont  plus  que  des  for- 
mules «  qui  les  trahissent  au  jour  du  danger  et  restent  muettes 
entre  leurs  mains  ». 
les  néo-libéraux  Tout  ce  déploiement  de  pensée  et  d'ironie  pouvait  promettre 
aucune  doctLne  d'aboutir,  sinon  à  une  action  pratique,  du  moins  à  une  doctrine 
originale.  précise.    «    Comment  aurions-nous    des   hommes    politiques,  écrit 

Jouffroy,  des  hommes  d'État,  quand  les  questions  dont  la  solution 
réfléchie  peut  seule  les  former  ne  sont  pas  même  posées,  pas  même 
soupçonnées  de  ceux  qui  sont  assis  au  gouvernail;  quand,  au  lieu 
de  regarder  à  l'horizon,  ils  regardent  à  leurs  pieds?  »  Sans  doute, 
mais  les  intellectuels  du  Globe  qui  regardaient  à  l'horizon  se  mon- 
trèrent si  peu  empressés  à  dire  ce  qu'ils  y  voyaient  qu'on  ne  le  sut 
jamais  bien.  Leur  foi  nouvelle,  qui  devait  s'élever  sur  les  débris 
de  l'ancienne,  ne  parvint  pas  à  être  autre  chose  que  la  «  négation 
de  la  foi  reçue  »;  ils  se  demandèrent  sans  cesse  et  ne  surent  jamais 
«  précisément  quelle  serait  leur  direction  ».  Ils  annoncèrent  quoti- 
diennement leur  intention  de  la  trouver  et  de  la  dire;  et  leur  inten- 
tion resta  vaine.  Ils  ne  purent  sortir  de  leur  rôle  de  spectateurs  et 
de  critiques.  Certains  d'entre  eux  sentirent  cette  impuissance  et, 
loyalement,  l'avouèrent.  «  Cette  inaction  contemplative  que  quel- 
ques-uns présenteraient  comme  le  plus  haut  degré  de  la  science 
pourrait,  avoue  l'un  d'eux,  ne  déceler  que  faiblesse  d'intelligence 
ou  faiblesse  de  caractère.  »  Quand  on  prétend  fonder  la  science 
politique,  on  ne  doit  pas  se  borner  à  exprimer  le  vœu  «  qu'elle 
ne  reste  pas  en  arrière  »;  quand  on  annonce  la  prochaine  mise  au 
jour  de  la  Vérité  nouvelle,  convient-il  de  se  borner  à  railler  le 
Catholique  où  M.  d'Eckstein  remet  à  neuf  de  vieilles  armes,  et  les 
Saint-Simoniens  du  Producteur  qui  s'efforcent  de  dresser  un  corps 
de  doctrines?  «  De  part  et  d'autre  (c'est  encore  un  aveu  de  ces 
hommes  impuissants  et  sincères),  on  déclame  contre  le  désordre 
des  opinions  individuelles,  on  parle  d'unité  et  de  pouvoir  spirituel, 
on  ambitionne   d'atteindre   à   la  Vérité  générale  et  définitive.  Le 

<   200  > 


CHAPITRE    III 


U avènement  d'une  Génération  nouvelle. 


Globe  s'élève  entre  le  Producteur  et  le  Catholique  comme  un  juge 
peut-être,  non  comme  un  vainqueur.  Il  est  temps  de  faire  davan- 
tage, il  est  temps  de  montrer  que  la  critique  n'est  pas  le  scepticisme, 
et  que  l'impartialité  du  Globe  n'est  frappée  ni  de  stérilité,  ni  d'im- 
puissance. »  Quand  on  affiche  enfin  le  désir,  à  coup  sûr  modeste, 
de  fonder  la  liberté  politique  par  le  gouvernement  représentatif, 
suffit-il  de  fixer  son  regard  sur  un  avenir  lointain,  est-il  sage  de 
dédaigner  de  se  joindre  à  ceux  qui  ont  le  sentiment  des  nécessités 
présentes  de  la  lutte?  «  Je  lis  le  Globe  qui  m'ennuie,  écrit  Rémusat 
en  1826,  et  ce  qui  me  fâche,  c'est  que  je  ne  saurais  dire  pourquoi. 
C'est  quelque  chose  d'un  peu  insipide  que  ces  idées  nouvelles  sans 
résultats,  et  qui  ne  correspondent  à  rien.  Je  voudrais  quelque  chose 
de  plus  substantiel.  » 

Si  le  Globe  ne  réussit  pas  à  pourvoir  le  nouveau  libéralisme  de 
la  doctrine  qu'il  lui  promettait,  son  œuvre  témoigne  pourtant  d'un 
elî'ort  d'analyse  et  de  critique  sans  précédent.  On  eut,  dans  ce 
journal,  la  passion  des  idées;  on  y  amoncela  des  plans  de  travail 
pour  plus  d'une  génération;  on  y  dressa  la  statistique  universelle 
des  idées  et  des  œuvres  nées  de  la  civilisation  européenne.  Rien  de 
tel  ne  s'était  encore  vu,  et  ce  résultat  excitait  l'admiration  des 
penseurs.  Le  Globe  donna  au  plus  célèbre  de  tous,  à  Gœthe,  «  trois 
fois  la  semaine,  beaucoup  à  penser  »  :  ces  écrivains  «  sévères, 
hardis,  profonds  et  prophétiques  »,  où  «  l'esprit  du  temps  se 
reflète  clair,  puissant,  formidable  »,  étaient  peur  lui  le  miroir  de  la 
vie  intellectuelle  de  la  France  : 

«  Toutes  les  fois  que  les  Français  renoncent  à  leur  esprit  philistin,  ils  nous 
sont  de  beaucoup  supérieurs  en  jugement  critique  et  en  compréhension  des 
œuvres  originales.  Ils  avaient  déjà  derrière  eux  une  civilisation  longue  (unend- 
lich),  quand  nous  autres  Allemands  n'étions  encore  que  de  grossiers  Burschen.  » 

Mais  lorsque,  las  de  l'analyse  ou  contraints  par  les  circon- 
stances, à  défaut  de  doctrine,  du  moins  à  prendre  parti,  les  néo-libé- 
raux durent  descendre  des  hauteurs  où  se  plaisait  leur  critique,  ce 
fui  le  signal  de  la  dispersion.  Les  uns  restèrent  au  Globe,  devenu 
journal  politique,  combattirent  aux  côtés  du  Constitutionnel  et  du 
National,  entrèrent  dans  les  cadres  qu'avaient  construits  les  hommes 
d'action,  et  qu'ils  avaient  tant  méprisés;  puis,  après  leur  courte 
ivresse  do  pensée,  ils  s'assirent,  satisfaits,  dans  les  fauteuils  que 
leur  offrit  Louis-Philippe;  la  foi  nouvelle  tant  annoncée,  tant 
atten  lue,  c'était  donc  la  quasi-légitimité.  D'autres,  plus  exigeants, 
se  firent  républicains;  on  en  vit  enfin  qui.  avides  de  posséder  la 
vérité  totale  et  de  se  pourvoir  d'une  doctrine  universelle,  allèrent 
chercher  Tune  et  l'autre  chez  les  Saint-Simoniens. 


LA  PLACE 

DU  «  GLOBE  » 

DANS  L  HISTOIRE 

DE  CE  TEMPS. 


DISPERSION  DES 
NÈO-UBÉRAUX. 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


II.   —   LES   S  AIN  T -SI  M  ON  1  EN  Si 


LE  PREMIER 

SAINT-SMONISMB. 


LE 

«  PRODUCTEUR 


1E  mouvement  saint-simonien  eut  les  mêmes  causes  morales 
-J  que  le  néo-libéralisme.  (Test  le  dégoût  inspiré  par  les  insuffi- 
sances doctrinales  du  libéralisme  officiel,  c'est  son  échec  aussi  qui 
amenèrent  à  la  nouvelle  doctrine  d'anciens  conspirateurs,  des  car- 
bonari  de  1822,  comme  Bazard,  Bûchez,  Cerclet  et  tant  d'autres.  «  A 
peine,  écrit  Bazard,  venais-je  de  sonder  le  vide,  de  sentir  la  stérilité 
pour  notre  époque  de  la  philosophie  critique  et  de  la  politique 
révolutionnaire,  que  les  ouvrages  de  Saint-Simon  fixèrent  mon 
attention;  les  conceptions  de  ce  hardi  novateur  me  parurent  le 
germe  du  monde  nouveau  que  je  cherchais  instinctivement  depuis 
longtemps.  »  D'autres  y  arrivèrent  par  des  chemins  plus  détournés. 
Le  désir,  que  le  catholicisme  ne  pouvait  contenter,  d'une  croyance 
en  accord  avec  le  progrès,  poussa  Hippolyte  Carnot,  Michel  Cheva- 
lier, Laurent  et  d'autres  à  se  faire  d'abord  Templiers  ;  mais  la  règle 
de  Jacques  Molay  ne  satisfit  pas  longtemps  leur  curiosité,  et  le  per- 
sonnel de  l'Ordre  leur  parut  «  aussi  peu  accessible  au  progrès  que 
le  Collège  des  cardinaux  romains  ».  Le  Saint-Simonisme,  qui  les 
conquit  ensuite,  provoqua  au  contraire  chez  eux  et  chez  d'autres 
jeunes  gens  des  dévouements  enthousiastes,  qui  firent  de  la  nou- 
velle école  une  famille,  puis  une  église. 

Le  Saint-Simonisme  se  présentait  vers  ce  temps  comme  une 
doctrine  de  réorganisation  totale.  Elle  s'exprimait  dans  le  Produc- 
teur, journal  que  Saint-Simon  avait  fondé  au  moment  de  mourir 
(1825)  ou,  pour  parler  comme  un  disciple,  «  au  moment  de  s'endormir 
dans  le  rêve  du  bonheur  public  ».  «  Le  journal  que  nous  annon- 
çons, disait  l'introduction,  a  pour  but  de  développer  et  de  répandre 
les  principes  d'une  philosophie  nouvelle.  »  Cette  philosophie  est 
«  positive  »  dans  son  but  et  dans  sa  méthode  :  elle  écarte  de  son 
objet  toute  considération  relative  à  l'origine  et  à  la  destinée,  et  de 
son  argumentation  les  déclamations  inspirées  tant  par  la  crainte  du 
fanatisme,  de  l'ambition  théocratique  et  de  la  tyrannie,  que  par  les 
regrets  du  passé.  Elle  ne  procède  ni  de  la  critique  du  xvme  siècle, 
toute  négative,  ni  des  conceptions  attardées  qui  ne  peuvent  s'adapter 


i.  La  bibliographie  de  Saint-Simon  et  du  Saint-Simonisme  est  donnée  dans  G.  Weill, 
Un  précurseur  du  socialisme,  Saint-Simon  el  son  œuvre,  Paris,  1894  ;  L'école  saint-simonienne, 
son  histoire,  son  influence  jusqu'à  nos  jours,  Paris,  1896;  et  dans  S.  Charléty,  Histoire  du 
Saint-Simonisme,  Paris,  1896- 

Sur  Sismondi  et  les  économistes,  voir  l'étude  d'Henry  Michel  dans  L'idée  de  l'Étal;  la 
liste  des  principales  œuvres  y  est  donnée. 


CHAPITRE    Mi 


L  avènement  d'une  Génération  nouvelle. 


à  la  société  moderne.  Ni  libérale,  ni  catholique,  elle  est  scientifique 
et  expérimentale.  C'est  à  l'observation  scientifique  des  faits  histo- 
riques que  la  doctrine  doit  son  point  de  départ.  L'Histoire,  «  physique 
sociale  »,  ne  doit  pas  se  contenter  de  servir  d'aliment  aux  spécula- 
tions d?,s  moralistes,  des  journalistes,  des  philosophes;  elle  est 
elle-même  la  morale,  la  politique,  la  philosophie,  parvenues  à  l'état 
positif.  L'historien  découvre  les  lois  de  l'enchaînement  des  faits;  il 
connaîtdonc  le  point  de  développement  où  sont  arrivées  les  sociétés, 
et  il  prévoit  leur  destinée.  De  la  considération  du  passé  il  induit 
les  lois  de  l'avenir.  Cet  avenir,  c'est  «  l'état  industriel  »,  l'exploi- 
tation du  globe  par  l'activité  matérielle,  intellectuelle  et  morale 
de  l'humanité  associée.  Les  formes  actuelles  du  gouvernement  ne 
correspondent  plus  à  cet  idéal;  c'est  <*  la  représentation  d'une  vieille 
comédie  ».  Les  Saint-Simoniens  prétendent  organiser  scientifique- 
ment les  pouvoirs  sociaux  qui  conviennent  au  monde  nouveau. 
La  société  humaine  «  a  passé  du  joug  de  la  politique  féodale  sous 
le  joug  de  la  politique  métaphysique  »  ;  asservie  jadis  à  la  force 
brutale,  elle  l'est  aujourd'hui  à  l'idée  anarchiste  de  liberté.  Il  faut 
refaire  une  doctrine  et  l'imposer  au  monde.  Les  savants  seuls  ont 
la  compétence  nécessaire.  Ils  sont  le  seul  «  pouvoir  spirituel  » 
légitime,  capable  d'abolir  le  mal,  de  supprimer  l'initiative  indivi- 
duelle et  la  concurrence  qui  créent  la  misère  et  la  ruine  sociales, 
l'antagonisme  entre  Etats  qui  crée  la  guerre,  d'associer  les  hommes 
dans  le  travail,  d'unir  les  nations  dans  l'exploitation  savante,  réglée, 
fraternelle  de  la  planète.  Par  eux,  l'humanité  organisée  marchera 
au  bonheur  social. 

La  doctrine  saint-simonienne  n'est  encore  qu'à  l'état  fragmen- 
taire et  discursif  dans  le  Producteur,  qui  disparut  en  1826;  elle  ne 
fut  exposée,  sous  une  forme  complète  et  systématique,  qu'en  1828 
dans  des  leçons  que  professèrent  les  chefs  de  l'école.  C'est  là  qu'ils 
avouèrent  plus  clairement  le  lien  qui  rattache  leurs  idées  à  celles 
de  leur  maître  Saint-Simon.  Ils  font  remonter  à  lui  l'honneur  d'avoir 
«  révélé  »  la  vérité  nouvelle,  annoncé  la  mort  prochaine  des  formes 
sociales  faites  pour  la  guerre,  l'avènement  de  la  paix  dans  l'Asso- 
ciation. Singulier  ho^ime,  dont  la  vie  ne  fut  qu'un  long  effort  exalté 
pour  «  systématiser  la  philosophie  de  Dieu  »  !  Il  tente,  tout  d'abord, 
de  «  déduire  les  lois  de  l'organisation  sociale  »  de  la  plus  générale 
des  lois  du  monde,  la  gravitation,  descendant  «  du  phénomène  uni- 
vers au  phénomène  système  solaire,  de  celui-ci  au  phénomène  ter- 
r< '^Ire,  et  enfin  à  l'étude  de  l'espèce  considérée  comme  une  dépen- 
dance du  phénomène  sublunaire  ».  Mais,  s'étant  aperçu  à  temps  «  de 
l'impossibilité  d'établir  jamais   une  loi  positive  et  coordinatrice  de 


LA  DOCTRINE 
DU  PRÉCURSEUR 

SAINT-S.'UOX. 


•JLli'i 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

cette  philosophie  »,  Saint-Simon  s'est  retourné  «  vers  la  science  de 
l'homme  ».  C'est  alors  l'histoire  qui  lui  révèle  que  le  régime  indus- 
triel est  le  régime  de  l'avenir  et  tuera  la  conception  des  légistes,  le 
roman  métaphysique  des  Chartes  et  des  Constitutions,  cette  «  cala- 
mité publique  ».  «  J'ai  reçu  la  mission  de  faire  sortir  les  pouvoirs 
politiques  des  mains  du  clergé,  de  la  noblesse,  et  de  l'ordre  judi- 
ciaire pour  les  faire  entrer  dans  celles  des  industriels.  »  Mais,  une 
fois  construit  le  système  de  politique  positive  qui  confie  le  pouvoir 
spirituel  du  monde  aux  savants  et  aux  artistes  et  le  temporel  aux 
praticiens  du  travail,  ce  mathématicien  désabusé,  ce  sociologue 
fatigué  s'aperçoit  qu'il  a  négligé  dans  ses  calculs  «  la  force  senti- 
mentale et  religieuse  »,  et,  une  dernière  fois,  Saint-Simon  change  de 
méthode;  il  se  proclame  le  messie  d'un  «  nouveau  christianisme  »; 
il  écrit  alors  la  plus  grande  parole  qui  ait  retenti  depuis  Jésus  : 
«  Toutes  les  institutions  sociales  doivent  avoir  pour  but  l'améliora- 
tion physique  et  morale  de  la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus 
pauvre  ».  Et,  au  moment  de  sortir  d'une  vie  manquée  qui  se  termine 
par  un  livre  inachevé,  ce  messie  dit  à  ses  amis  :  «  Quarante-huit 
heures  après  notre  seconde  publication,  le  parti  des  travailleurs 
sera  constitué  :  l'avenir  est  à  nous  ».  La  route  est  tracée  par  le 
maître  ;  les  disciples  la  construisent. 
la  doctrine  «   A  chacun   selon   sa   capacité,  à   chaque    capacité  selon  ses 

des  disciples.  œuvres  »,  voilà  la  formule  destructive  du  droit  ancien,  du  droit  de 
la  conquête  et  de  la  naissance.  Ce  n'est  plus  aux  individus  isolés, 
détenteurs  de  la  propriété,  c'est-à-dire  au  privilège,  au  hasard,  à 
l'incapacité,  à  l'égoïsme,  qu'il  appartiendra  de  répartir  les  instru- 
ments et  les  produits  du  travail.  L'État,  seul  propriétaire,  aura  le 
pouvoir  de  «  diriger  la  production  et  de  la  mettre  en  harmonie  avec 
la  consommation  »,  Ce  sera  justice,  car  la  répartition  se  fera  selon 
la  capacité;  ce  sera  progrès,  puisque  l'exploitation,  débarrassée  des 
fourberies  de  la  concurrence,  sera  moins  coûteuse  et  meilleure. 
L'État  distribuera  non  seulement  «  l'éducation  générale  »  qui  fait 
l'homme,  mais  encore  «  l'éducation  spéciale  »  qui  fait  le  travailleur, 
c'est-à-dire  les  croyances  communes  qui  façonneront  les  cœurs  et 
les  esprits  à  l'ordre  nouveau  ;  qui  créeront  une  moralité  nouvelle, 
rectifiant,  comme  disait  Saint-Simon,  l'ancienne  ligne  de  démarca- 
tion entre  le  bien  et  le  mal.  Le  progressif,  c'est  le  bien  ;  le  rétrograde, 
c'est  le  mal.  Car  la  vie  individuelle  n'est  qu'une  face  de  la  vie 
sociale;  l'individu  isolé  est  une  abstraction;  c'est  au  nom  de  l'huma- 
nité qu'il  faut  organiser  l'individu. 
LE  Les  Saint-Simoniens  donnèrent  à  l'ensemble  des  sentiments  et 

SAINT-SIMONISME  .  .  , 

est  une  religion,  des  idées  qui  devaient  désormais  reunir  les  hommes,  le  nom  de  reh- 

c   -2o4   > 


CHAPITRE    III 


L'avènement  d'une   Génération  nouvelle. 


gion.  Si  les  philosophes  en  sont  venus  à  penser  que  la  religion  est 
une  contemplation  individuelle,  une  pensée  intérieure,  c'est  là  un 
signe,  entre  tant  d'autres,  de  la  dislocation  sociale";  la  religion,  c'est 
«  l'explosion  de  la  pensée  collective  de  l'humanité  «.Ainsi  la  doctrine 
se  résout  en  une  religion  sociale  où  il  n'y  a  ni  miracle,  ni  surna- 
turel, dont  les  savants  seront  les  prêtres,  dont  les  législateurs  seront 
les  théologiens. 

Il  ne  saurait  être  question  ici  de  suivre  jusqu'en  leurs  dernières  caractères 

l       Jx  u       j     i  <         •    i     ■  i  <•  DE  LA  pensée 

conséquences  les  démarches  de  la  pensée  saint-simonienne;  il  taut  saint-simonils.se:. 

nous  borner  à  marquer  par  où  cette  pensée  s'oppose  aux  directions 
d'esprit  du  même  temps.  La  contemplation  de  l'avenir  où  elle  se 
plaît  la  distingue  suffisamment  des  timidités  qui  l'environnent.  Elle 
est  la  seule  qui  ébauche  une  doctrine  totale,  une  synthèse  complète; 
elle  satisfait  plus  largement  qu'aucune  autre  le  besoin  de  théories 
qui  est  le  propre  de  la  génération  nouvelle.  Les  Saint-Simoniens 
sont  les  premiers  à  apercevoir  le  lien  qui  unit  toutes  les  questions; 
ils  se  refusent  à  isoler  le  problème  politique  et  le  subordonnent 
hardiment  au  problème  social;  ils  sont  les  premiers  à  dire,  en  un 
temps  où  les  hommes  de  gauche  professent  un  respect  sans  limites 
pour  les  procédés  du  mécanisme  parlementaire,  que  la  puissance 
publique  se  transformera  dans  la  mesure  où  les  hommes  transforme- 
ront l'objet  de  leur  conduite  morale  et  matérielle.  Que  le  Globe  les 
raille  de  leur  goût  pour  la  «  symétrie  égyptienne  »,  que  Benjamin 
Constant  les  appelle  «  prêtres  de  Thèbes  et  de  Memphis  » ,  ils  n'en  sont 
pas  moins  les  seuls  qui  aient  une  réponse  à  la  plainte  des  nouveaux 
libéraux,  qui  jugent  «  stériles  et  usées  »  les  doctrines  de  leurs  pères 
sans  trouver  à  les  remplacer.  Seuls,  ils  ont  le  courage  de  penser, 
et  d'aller  jusqu'au  bout  de  leur  pensée. 

Mais  c'est  surtout  par  l'ampleur,  la  puissance  et  la  nouveauté 
de  leurs  vues  économiques  qu'ils  dépassent  le  néo-libéralisme.  Pour 
étrange  qu'apparaisse  leur  communisme  inégalitaire  fondé  sur  l'infail- 
libilité d'un  institut  de  savants,  il  ne  peut  masquer  la  fécondité  de 
leur  pensée  et  l'avenir  qui  est  en  elle.  L'imagination  saint-simo- 
nienne  est  la  seule  de  ce  temps  qui  ose,  qui  prévoie  et  qui  crée. 
Elle  dit  —  en  1825  —  que  le  «  Chemin  de  fer  »  fera  une  «  vaste 
révolution  »  dans  la  société  : 


ORIGINALITÉ 

bES   VUES 

ÉCONOMIQUES 

ET  SOCIALES. 


•  Avec  une  facilité  et  une  célérité  de  communication  si  grande,  les  villes 
provinciales  d'un  empire  deviendraient  autant  de  faubourgs  de  la  capitale.... 
Produits  industriels,  inventions,  découvertes,  opinions  circuleraient  avec  une 
rapidité  jusque-là  inconnue,  et,  par-dessus  tout,  1rs  rapporta  d'homme  à 
ln.rnrne,  de  province  à  province,  de  nation  à  nation  seraient  prodigieusement 
accrus.  • 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

C'est  dans  le  même  temps  que  le  Producteur  propose  la  créa- 
tion d'une  «  association  internationale  commanditaire  de  l'indus- 
trie »,  qui  ferait  étudier  par  les  savants  et  les  ingénieurs  tous  les 
projets  destinés  à  mieux  exploiter  la  terre  et  qui  les  soutiendrait  de 
ses  capitaux;  qui  porterait  son  attention  sur  l'influence  qu'exercent 
certains  travaux  sur  la  vie,  la  santé,  les  mœurs  des  travailleurs  »  ; 
car  «  il  n'est  plus  permis  d'oublier  que  les  travailleurs  sont  la  cause 
première  et  le  but  principal  de  la  production  ».  C'est  encore  ces 
rêveurs  qui  voient  dans  la  «  commandite  par  actions  »  le  moyen 
d'intéresser  les  petits  propriétaires  aux  grandes  affaires,  d'obliger 
les  riches  «  à  répandre  leur  fortune  dans  une  foule  de  canaux 
productifs  et  de  généraliser  ainsi  leur  intérêt  individuel  »;  qui 
parlent  du  crédit  comme  d'une  «  vertu  sociale  »,  capable  de  réorga- 
niser le  monde.  Leurs  conceptions  sont  toutes  pénétrées  de  la 
passion  du  progrès  par  la  science,  en  un  temps  où  l'empirisme 
domine  tous  les  actes,  où  la  timidité  générale  immobilise  la  pro- 
priété, paralyse  le  commerce,  endort  l'industrie,  et,  plus  grave- 
ment encore,  anémie  les  doctrines. 

sismondi.  Car  la  plus  grande  hardiesse  que  l'on  connaisse  alors,  c'est  de 

s'élever  contre  le  protectionnisme  officiel  au  nom  de  la  liberté  des 
échanges,  et  de  protester,  au  nom  de  la  liberté  du  travail,  contre 
les  velléités,  apparues  chez  quelques  politiciens,  de  reconstituer 
les  anciennes  corporations.  Les  physiocrates  avaient  lié  leurs  vues 
au  despotisme  éclairé;  les  circonstances  lient  celles  des  économistes 
à  la  prépondérance  naturelle,  légitime,  des  classes  moyennes,  c'est- 
à-dire  à  la  Charte.  Les  livres  anglais  d'Adam  Smith  (traduit  en 
1822),  de  Ricardo  (1818),  de  Malthus  (1820  et  1823)  avaient  répandu 
en  France  la  doctrine  du  minimum  de  gouvernement,  le  mépris 
des  ouvriers,  l'ignorance  de  leur  condition.  J.-B.  Say,  dans  son 
cours  au  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers  (1819;  publié  en  1828  et 
devenu  la  Bible  des  économistes,  ne  dit  rien  de  plus,  et  ses  vues 
s'incorporèrent  à  la  doctrine  libérale.  Un  seul  économiste,  Sismondi, 
osa  en  1820,  dans  ses  Nouveaux  principes  d'économie  politique,  mon- 
trer d'autres  préoccupations;  il  constata  que  le  laisser-faire  n'avait 
pas  résolu  tous  les  problèmes,  et  qu'il  avait  déçu  ceux  qui  lui 
avaient  demandé  de  guérir  tous  les  maux  :  «  Les  efforts  sont  aujour- 
d'hui séparés  de  leur  récompense;  ce  n'est  pas  le  même  homme  qui 
travaille  et  se  repose  ensuite,  mais  c'est  parce  que  l'un  travaille 
que  l'autre  peut  se  reposer  ».  Il  dit  aussi  que  l'État  ne  doit  pas 
«  rester  neutre  »,  mais  «  intervenir  »,  favoriser  une  «  organisation 
du  travail  ».  C'est  un  propos  presque  saint-simonien  ;  c'en  est  un 

<   ao6   » 


chapitre  m  L'avènement  d'une  Génération  nouvelle. 

encore  que  de  reconnaître  «  le  phénomène  nouveau  que  présentent 
les  nations  opulentes  où  la  misère  publique  ne  cesse  de  s'accroître 
avec  la  richesse  matérielle  et  où  la  classe  qui  produit  tout  est 
chaque  jour  plus  près  d'être  réduite  à  ne  jouir  de  rien  ».  Tous  les 
progrès,  le  crédit  facilité  par  les  banques,  le  travail  par  les  machines, 
rompent  l'équilibre  entre  la  population  et  le  revenu,  réduisent  le 
prix  des  journées,  et  rendent  la  vie  de  l'ouvrier  plus  incertaine.  Il 
ne  sait  plus  sur  quelle  demande  de  travail  il  faut  compter  :  «  L'éco- 
nomie sur  tous  les  moyens  de  produire  n'est  un  avantage  social 
qu'autant  que  chacun  de  ceux  qui  contribuent  à  produire  continue 
à  retirer  de  la  production  un  revenu  égal  à  celui  qu'il  en  retirait 
avant  que  cette  économie  eût  été  introduite  ».  Au  reste,  Sismondi 
avoue  son  impuissance  à  trouver  un  remède  II  n'est  pas  réforma- 
teur, il  est  pessimiste  :  «  La  distribution  des  profits  du  travail  entre 
ceux  qui  concourent  à  les  produire  me  paraît  vicieuse;  mais  il  me 
semble  presque  au-dessus  des  forces  humaines  de  concevoir  un 
état  de  propriété  absolument  différent  de  celui  que  nous  fait  con- 
naître l'expérience  ». 

Les  vues  de  Sismondi  ne  tiennent  pas,  dans  la  littérature  écono- 
miste, plus  de  place  que  certaines  phrases  parties  du  côté  gauche 
de  la  Chambre  :  le  député  Beauséjour  parle,  à  la  Chambre  de  1822, 
«  des  vices  de  l'organisation  sociale  »,  et  Voyer  d'Argenson  rappelle 
aux  députés  de  1828  :  «  Quelquefois,  quand  nous  votons  des  impôts, 
nous  obligeons  une  très  petite  partie  de  ceux  qui  nous  ont  élus 
réellement  ou  fictivement  à  faire  le  sacrifice  d'une  portion  des 
revenus  de  leurs  capitaux,  tandis  que  nous  condamnons  une 
immense  quantité  de  créatures  humaines  aux  travaux  forcés  ». 

Ces  propos  passaient  alors  inaperçus, 


///.    —   LES    ULTRAMONT AINS* 

PENDANT  que  les  néo-libéraux  font  la  critique  des  partis  anciens,  un 

que  les   Saint-Simoniens,   étrangers   à    la  querelle    entre    le     nouveau  parti 

11.1  »    1  I-  XI >  ,     i  •     J       ,    •    1  J  CATHOLIQUE. 

libéralisme  et  le  royalisme,  élèvent  leur  industrialisme  au-dessus 

i  Consulter  les  ouvrages  de  Lamennais  cités  dans  le  texte,  et  sa  Correspondance  inédile 
publiée  par  Ed»  Forgues, 2  vol.,  Paris,  i863,  — dans  les  Affaires  de  fîome,  1  vol  ,  publié  en  1837, 
voir  le  Mémoire  présenté  à  Grégoire  XVI  par  les  rédacteurs  de  l'Arenir,  où  Lamennais 
esquisse  un  étal  «le  la  religion  en  France  pendant  la  Restauration.  —  Il  y  a  de  nombreuses 
étndes  sur  Lamennais  Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains,  t.  I  -.  Ë.  Renan,  Lamen- 
nais, dans  lisais  de  morale  et  de  critique;  cf  aussi  Spuller,  Lamennais,  1892;  abbé  Roussel, 
Lamennais  d'après  des  documents  inédits,  2  vol.,  Pans,  1892,  etc. 

Sur  le  mouvement  iiltramoulain  en  général,  voir  Debidour,  Histoire  des  rapports  de 
tÉglise  et  de  l'Étal  en  France  de  17.19  à  1810  (déjà  cité),  et  E  Lamy,  Les  luttes  entre  l'Eglise 
et  l'État  au  xix»  siècle  :  la  Heslauration  (Revue  des  Deux  Mondes,  i8y8;. 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


HOSTILITÉ 

DE  LÈPISCOVAT. 


ORGANISATION 
DU  PARTI 
l'LTRAMONTAIN. 


de  ces  doctrines  du  passé,  certains  catholiques  sont,  eux  aussi, 
saisis  par  la  révolution  intellectuelle  et  par  le  mouvement  pas- 
sionné qui  entraîne  la  nouvelle  génération.  C'est  l'un  d'eux, 
Lamennais,  qui  a  dit  :  «  Rien  ne  peut  rester  tel  qu'il  est.  Le 
statu  quo  est  aujourd'hui  une  des  plus  prodigieuses  folies  qui 
puissent  entrer  dans  une  tète  humaine.  »  Effrayés  du  déclin  de  la 
foi  et  désireux  de  la  restaurer,  ils  prirent  le  contre-pied  de  la  tac- 
tique suivie  jusque-là  par  le  clergé  :  leur  dessein  fut  de  dégager 
leur  religion  des  intérêts  dynastiques,  de  briser  l'alliance  du  roya- 
lisme et  du  clergé,  de  rompre  le  contrat  tacite  qui  liait  le  sort  de 
l'Église  à  celui  d'un  parti  dont  la  protection  la  compromettait  et 
dont  les  exigences  l'asservissaient. 

Politique  hardie  et  difficile  :  c'est  attaquer  l'épiscopat,  qui  pro- 
fesse le  royalisme  le  plus  pur,  parce  qu'il  y  trouve  le  maximum 
d'ancien  régime  possible,  c'est-à-dire  les  faveurs,  le  respect  exté- 
rieur, le  budget  accru,  l'influence  politique.  Le  dévouement  au 
prince  implique,  il  est  vrai,  l'acceptation  du  pouvoir  temporel  du 
prince  et  des  «  libertés  de  l'Église  gallicane  »  qui  le  fondent  en 
droit;  c'est-à-dire  la  soumission  à  l'État  laïque,  l'inertie  imposée 
à  l'Église,  la  résignation  à  la  liberté  des  cultes,  l'apostolat  interdit 
ou  enfermé  dans  les  règlements  de  la  police  de  l'État.  Mais  les  évê- 
ques  aiment  mieux  sacrifier  la  propagande  que  leur  rôle  politique. 
Si  les  Bourbons  du  xixe  siècle  ne  peuvent  pas,  comme  Louis  XIV, 
leur  ramener  les  âmes  qui  s'éloignent,  la  politique  de  la  monarchie 
restaurée  leur  procure  des  compensations  :  l'État,  en  garantissant 
aux  évêques  la  souveraineté  spirituelle  dans  le  diocèse,  le  droit  de 
commander  aux  fidèles,  l'autorité  absolue  sur  le  clergé  secondaire, 
assure  à  l'Église  de  France  la  constitution  qu'ils  lui  souhaitent.  Le 
pouvoir  temporel  des  rois  est  le  fondement  nécessaire,  non  seule- 
ment de  la  situation  des  évêques  dans  l'État,  mais  aussi  de  leur 
droit  divin  dans  l'Église. 

L'état  de  fait,  qui  satisfaisait  les  évêques,  effrayait  les  catho- 
liques ardents.  Comment  refaire  la  conquête  de  la  France  irréli- 
gieuse et  révolutionnaire  avec  des  chefs  qui  se  contentent  de  n'être 
pas  dépossédés,  et  qui,  en  échange  de  cette  certitude,  acceptent 
d'être  impopulaires  et  suspects?  Les  privilèges  politiques  et  les 
faveurs  individuelles  prodiguées  par  une  dynastie  fragile  peuvent- 
elles  entrer  en  balance  avec  l'indépendance  et  la  vie?  C'est  pour- 
quoi, lorsque,  parmi  les  jeunes  catholiques,  un  groupe  se  forma, 
décidé  à  lutter  contre  l'inertie  satisfaite  de  l'épiscopat  et  à  tenter, 
contre  l'irréligion  grandissante,  la  restauration  de  l'Église,  il  se 
trouva  vite  amené  à  adopter  contre  le  gallicanisme  traditionnel  les 


CHAPITRE    III 


L'avènement  d'une   Génération  nouvelle. 


doctrines  ultramontaines  que  J.  de  Maistre  avait  produites  en  1819 
dans  le  Pape,  au  grand  scandale  du  haut  clergé  et  des  ultras.  Son 
premier  chef  fut  l'abbé  de  Lamennais,  que  les  invectives  passionnées 
de  son  livre  sur  L indifférence  en  matière  de  religion  (le  1er  volume 
est  de  1817)  avaient  rendu  célèbre.  En  1844,  le  Mémorial  catholique, 
fondé  par  deux  autres  prêtres,  ses  amis  Gerbet  et  de  Salinis,  puis 
le  Catholique,  fondé  par  un  journaliste,  d'Eckstein,  juif  danois 
converti  à  Rome,  portèrent  le  débat  dans  la  polémique  quotidienne. 
La  brochure  de  Lamennais,  De  la  religion  considérée  dans  ses  rap- 
ports avec  la  politique  (1826),  que  le  gouvernement  poursuivit, 
posa  la  question  de  rultramontanisme  devant  le  grand  public. 

Lamennais  et  ses  amis  veulent  d'abord  séparer  l'Église  des 
partis,  ensuite  lui  subordonner  les  partis.  A  ces  «  catholiques  avant 
tout  »,  la  situation  actuelle  semble  intolérable.  Un  État  qui  n'a 
aucune  foi,  aucun  culte,  est  évidemment  athée;  athée  dans  l'ordre 
politique,  puisque  la  Charte  professe  la  neutralité,  l'indifférence 
entre  les  religions;  athée  dans  l'ordre  civil,  puisque  l'état  civil  est 
athée  :  «  Un  enfant  naît;  on  l'enregistre,  comme,  à  l'entrée  de  nos 
villes,  les  animaux  soumis  à  l'octroi;...  le  mariage  n'est  qu'un 
concubinage  légal  »  ;  la  mort  n'est  pour  l'État  que  l'occasion  de 
«  quelques  soins  de  voirie  ».  L'indifférence  même  de  l'État  est  un 
mensonge;  à  vrai  dire,  l'État  est  une  machine  de  guerre  contre  la 
religion.  Qu'importe  que  le  roi  soit  pieux  ou  bien  intentionné  :  «  le 
roi  est  un  souvenir  vénérable  du  passé,  l'inscription  d'un  temple 
ancien  qu'on  a  placée  sur  le  fronton  d'un  autre  édifice  tout 
moderne  »;  la  souveraineté  réside  dans  les  Chambres;  «  la  France 
est  une  vaste  démocratie  ».  Telle  est  la  vérité.  Et,  quant  aux  pré- 
tendus efforts  des  pouvoirs  publics  pour  «  protéger  »  la  religion, 
c'est  un  autre  mensonge;  les  marques  extérieures  de  respect,  les 
faveurs  distribuées  à  certains  prélats,  leur  présence  à  la  Chambre 
des  pairs  ou  même  dans  le  gouvernement  ne  peuvent  que  tromper 
le  public  et  «  mettre  l'athéisme  sous  la  protection  de  la 
religion  ». 

Un  gouvernement  qui  soumet  la  religion  à  l'administration  ne 
saurait  se  faire  un  mérite  du  zèle  qu'il  déploie  pour  la  religion. 
A-t-il  rendu  l'éducation  publique  à  ceux  qui  en  sont  les  maîtres 
légitimes,  depuis  que  Jésus  leur  a  dit  :  «  Allez  et  enseignez  »? 
TSadopte-t-il  pas  ce  principe,  emprunté  à  la  Convention,  que  l'édu- 
cation est  une  «  institution  politique  »?  L'éducation  cléricale  elle- 
même  est  livrée  à  son  bon  plaisir;  un  évoque  ne  peut  ouvrir  une 
école  sans  le  consentement  des  bureaux.  La  discipline,  la  hiérarchie 
de  l'Église  sont  soumises  à  des  laïques.  Des  avocats,  un  Laîné,  un 


LES  RAPPORTS 

EXTRE  L'ÉGLISE 

ET  L'ÉTAT  JUGÉS 

PAR  LES 

VLTRAMONTAlNSi 


L'ÉTAT  ATHÉE 


■MHJ 


Lavisse.  —  H.  Contcmp.,  IV. 


14 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


LA  RELIGION 
MÉPRISÉE. 


LES 

VLTRAMONTAINS 
SE  RAPPROCHENT 
DES  LIBÉRAUX. 


Decazes,  un  Corbière,  lui  imposent  des  formulaires  de  foi;  un  acte 
du  Saint-Siège  n'a  d'effet  que  s'il  est  vérifié  par  l'administration, 
l'envoyé  du  Pape  ne  peut  communiquer  avec  les  enfants  du  Père 
commun  que  par  l'intermédiaire  du  ministre  des  Affaires  Étrangères; 
la  pratique  de  la  morale  évangélique  sous  une  règle  monastique  est 
soumise  à  l'agrément  de  la  police;  c'est  un  ministre  qui  casse  ou 
approuve  les  dons  faits  aux  œuvres  saintes  par  la  piété  des  mou- 
rants. La  religion  est  sans  dotation  :  les  Chambres  votent  à  chaque 
session  l'existence  de  la  religion  éternelle;  l'Église  de  Dieu  reçoit 
tous  les  douze  mois  un  «  permis  de  séjour  ».  C'est  toute  cette 
impiété  léguée  à  la  Restauration  par  les  légistes  hérétiques  de 
l'ancien  régime,  par  les  juristes  de  la  Constitution  civile,  par  le 
despote  qui  dicta  les  articles  organiques,  qu'on  appelle  les  «  libertés 
gallicanes  ».  Aussi  sont-elles  devenues  le  «  cri  de  guerre  de  tous  les 
ennemis  du  christianisme  ». 

Autre  mensonge  :  l'optimisme  officiel  s'attendrissant  sur  la 
piété  renaissante,  proclamant  «  que  l'esprit  religieux  est  dans  le 
caractère  particulier  de  ce  siècle  »  (le  mot  est  de  Frayssinous, 
évêque  d'Hermopolis,  ministre  et  gallican).  En  réalité,  «  le  corps 
social  s'est  entièrement  séparé  de  la  religion;...  le  nombre  des  chré- 
tiens diminue  progressivement  ».  L'Église  est  haïe  du  peuple,  qui 
voit  en  elle  l'adversaire  des  libertés  politiques  promises  par  la 
Charte,  elle  partage  l'impopularité  du  gouvernement.  «  Toutes  les 
fois  que  le  clergé  est  haï,  il  Test  plus  qu'une  institution  humaine.  » 
La  pratique  des  devoirs  religieux  devient  plus  rare,  parce  qu'elle 
est  devenue  comme  une  profession  de  foi  politique.  Et,  en  présence 
de  tant  de  dangers,  &  pour  dire  la  vérité  sans  détour,  nous  avons 
un  épiscopat  généralement  vertueux,  mais  idiot  ».  Les  évêques, 
retournés  aux  traditions  de  l'ancien  régime,  sont  des  grands  sei- 
gneurs, des  prélats  aristocrates  à  une  distance  infinie  du  simple 
prêtre;  «  en  plusieurs  diocèses,  il  n'est  pas  permis  aux  simples 
prêtres  de  s'asseoir  devant  leur  évêque  j>.  Résumant  dans  son 
Mémoire  au  Pape  la  situation  de  l'Église  pendant  la  Restauration, 
Lamennais  concluait  :  «  On  travaille  à  fabriquer,  sous  le  nom  de 
catholicisme,  je  ne  sais  quelle  religion  de  flatterie  et  de  servitude 
digne  d'être  offerte  en  présent  au  prince  ».  Et  Gerbet,  parlant  des 
croix  fleurdelisées  des  places  publiques,  écrivait  :  «  On  voit  bien  que 
le  fils  de  Dieu  est  mort,  il  y  a  1  800  ans,  sur  un  gibet  pour  rétablir 
sur  le  trône  de  France  la  famille  des  Bourbons  ». 

Indifférents  au  royalisme,  les  jeunes  catholiques  ne  veulent 
pas  que,  dans  sa  chute  qu'ils  prévoient  prochaine,  il  entraîne  la 
religion.  Lamennais  le  répète  sans  cesse  à  ses  amis.  «  Je  vois  beau- 


CHAPITRE    III 


L'avènement  dune.   Génération   nouvelle. 


coup  de  gens  s'inquiéter  pour  les  Bourbons;  on  n'a  pas  tort;  je 
crois  qu'ils  auront  la  destinée  des  Stuarts.  Mais  ce  n'est  pas  là, 
très  certainement,  la  première  pensée  de  la  Révolution.  Elle  a  des 
vues  bien  autrement  profondes;  c'est  le  catholicisme  qu'elle  veut 
détruire,  uniquement  lui.  »  Et  encore  :  «  la  grande  affaire  du  libé- 
ralisme est  moins  de  changer  la  dynastie  que  la  religion  ».  Mais 
cette  crainte  à  son  tour  détermine  une  orientation  nouvelle  dans  les 
vues  politiques  des  ultramonlains;  ils  aperçoivent  que,  si  les  libé- 
raux leur  sont  hostiles,  le  libéralisme  est  plus  favorable  à  leurs 
intentions,  mieux  adapté  à  leur  propagande  que  l'ancien  régime 
peu  ou  beaucoup  restauré.  Car  le  libéralisme  place  les  catholiques 
dans  des  conditions  modernes  de  lutte,  tandis  que  le  royalisme  en 
fait  les  adversaires  de  la  société  qu'ils  prétendent  conquérir.  Il  faut 
donc  être  libéral.  La  formule  célèbre  :  «  Liberté  civile  et  religieuse 
par  tout  l'univers  »,  est  de  1830;  mais  l'idée  revient  dès  1824  à  chaque 
page  de  la  correspondance  de  Lamennais;  d'Eckstein,  ancien  ultra, 
la  recommande  publiquement  dans  le  Catholique,  et  prêche  aux 
rovalistes  la  conversion  aux  idées  modernes  : 


«  11  n'est  plus  question  de  défendre  nos  anciennes  institutions...  ni  de  conspi- 
rer contre  l'Empire,  ni  d'attaquer  la  démocratie  par  la  monarchie  absolue  avec 
une  sorte  d'aristocratie....  Il  faut  prendre  rang  dans  cette  démocratie,  la  purger 
de  ses  mauvaises  habitudes  de  révolution,  étouffer  en  elle  le  germe  de  la 
licence.  Soyez  plus  vraiment  tolérants,  plus  franchement  amis  de  la  justice, 
plus  fermes  appuis  de  l'égalité  que  ces  hommes  qui,  volontairement  ou  à  leur 
insu,  conspirent  la  ruine  du  catholicisme  .  .  » 

Le  combat  entre  le  libéralisme  et  le  royalisme,  c'est  la  querelle 
du  passé;  celle  de  l'avenir,  c'est  la  lutte  «  entre  l'esprit  de  la  réforme 
devenue  philosophique  et  l'esprit  immuable  du  catholicisme.  Seuls, 
debout  sur  les  ruines  du  passé,  ces  deux  esprits  vont  peupler  de 
leurs  querelles  tout  l'univers.  » 

Les  ultramontains  de  1825,  ayant  été  conduits,  pour  fonder  le 
parti  des  «  catholiques  avant  tout  »,  à  repousser  l'Église  officielle, 
à  combattre  le  gallicanisme  des  évêques,  détruisirent  l'ancienne 
conception  de  l'Église  nationale  divisée  en  diocèses  édifiés  sur  le 
droit  divin  et  sur  la  loi  de  l'État.  Ils  répandirent  l'idée  d'une  catho- 
licité internationale  qu'il  convenait  d'organiser  autant  en  vue  de  son 
utilité  pratique  qu'à  cause  de  raisons  dogmatiques  et  théologiques; 
par  là,  ils  préparèrent  une  Église  où  les  évoques  ne  seraient  plus  que 
les  agents  d'une  administration  centralisée  à  Rome  sous  un  pape 
infaillible.  Ils  se  servirent,  pour  lutter  contre  l'Église  officielle,  d'un 
instrument  nouveau  dans  la  propagande  religieuse,  le  journalisme. 
Le  pape  et  la  presse  sont  les  deux  forces  qui  menèrent  la  restaura- 


ULTRAMOSTAIS'S 

DE  CE  TEMPS 

PRÉPARENT 

LA   RESTA  i'n  ATI  ON 
CATJJOLI^K  !■:. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

tion  catholique  en  Europe.  Le  mérite  des  ultramontains  fut  de 
prévoir  cette  restauration,  d'en  formuler  le  programme  et  d'en  pré- 
parer les  instruments. 


IV.  —   LES   ROMANTIQUES* 

annonce  \  UCUN  des  théoriciens  de  la  génération  nouvelle  n'avait  méconnu 

d'une  réforme  £\^  qUe  ]eg  transformations  de  la  pensée  politique,  religieuse  et 
sociale  devaient  s'accompagner  d'un  renouvellement  des  formes 
d'art.  Les  Saint-Simoniens  annonçaient  la  fin  prochaine  de  l'art 
individualiste  laissé  au  caprice  de  chacun,  symbole  de  l'anarchie  et 
du  désordre  moral  où  nous  vivons,  et  l'avènement  de  l'art  social  qui 
«  remuera  les  masses  »  ;  le  rôle  des  artistes  dans  le  monde  industriel 
sera  d'organiser  les  grandes  manifestations  morales  communes  à 
tout  un  peuple,  les  fêtes  publiques,  «  moment  de  repos  de  la  force 
musculaire  sociale  »;  ils  prédisaient  la  réforme  du  théâtre  qui,  de 
tous  les  genres,  a  le  plus  d'action  sur  la  foule.  Les  libéraux  du 
Globe  accordaient  aussi  peu  en  art  qu'en  politique  leur  préférence 

i.  11  n'existe  pas  encore  d'histoire  critique  du  romantisme  français.  On  trouvera  d'utiles 
et  pénétrantes  vues  d'ensemble  dans  VHisloire  de  la  lilléralure  française  de  G.  Lanson, 
1  vol.,  i8g5,  dans  le  chapitre  rédigé  par  David-Sauvageot  au  tome  VII  (1899)  de  VHisloire 
de  la  lilléralure  française  publiée  sous  la  direction  de  Petit  de  Julleville;  dans  l'introduction 
aux  tomes  VII  et  VI11,  rédigée  par  Emile  Faguet  pour  la  même  Histoire  ;  dans  A.  Michiels, 
Histoire  des  idées  littéraires  en  France  au  xixe  siècle,  2  vol.,  1842;  voir  aussi  l'intéressant 
chapitre  de  Gervinus  au  tome  XIX  de  son  Histoire  du  xix'  siècle,  trad.  Minssen,  20  vol., 
Paris,  1864-1869.  Le  livre  déjà  cité  de  Marsan,  Notes  sur  la  balaille  romantique,  1913,  est  un 
guide  très  sûr  et  donne  une  abondante  bibliographie.  Il  y  a  toujours  profit  à  lire  les 
Portraits  littéraires  de  Sainte-Beuve. 

Les  monographies,  les  articles  sont  très  nombreux.  Je  ne  cite  que  .  Maigron,  Le  roman 
historique  en  France  :  essai  sur  l'influence  de  Waller  Scott,  1898;  — Baldensperger,  Goethe  en 
France,  1904;  —  Estève,  Lord  Byron  et  le  romantisme  français,  Paris,  1907,  et  surtout 
Ernest  Dupuy,  La  jeunesse  des  romantiques,  1907;  Alfred  de  Vigny,  ses  amitiés,  son  rôle 
littéraire,  2  vol.,  1910  et  1912,  très  utiles  pour  i'histoire  du  groupe  et  des  relations  de 
personnes.  —  A  propos  du  Globe  et  des  journaux  littéraires,  voir  Fragments  littéraires  de 
M.  P.-F.  Dubois,  articles  extraits  du  Globe,  précédés  d'une  notice  biographique  par 
É.  Vacherot,  Paris,  2  vol  ,  1879,  —  A.  Morel,  Un  journal  littéraire  sous  la  Restauration 
(Réforme  littéraire,  1862),  —  Ziesing,  Le  Globe  de  1824  à  1830,  considéré  dans  ses  rapports  avec 
l'école  romantique,  Zurich,  1881;  —  Ad.  Lair,  Le  Globe,  sa  fondation,  sa  rédaction,  son 
influence  (Quinzaine,  1904);  —  Des  Granges,  Le  romantisme  et  la  critique  .  I.  La  presse  litté- 
raire sous  la  Restauration  (1815-1830),  1903;  —  Michel  Salomon,  Charles  Nodier  et  le  groupe 
romantique,  d'après  des  documenls  inédits,  1908. 

Sur  la  réforme  de  la  langue,  voir  le  chapitre  de  F.  Brunot  dans  VHisloire  de  la  littéra- 
ture française  de  Petit  de  Julleville,  t.  VIII;  —  Barat,  Le  style  poétique  et  la  révolution 
romantique,  1904. 

Sur  les  beaux-arts,  voir  les  articles  du  Globe  à  l'occasion  du  Salon  de  1824;  —  le  cha- 
pitre d'André  Michel  dans  VHisloire  générale  du  IVe  siècle  à  nos  jours  (t.  X)  de  Lavisse 
et  Bambaud;  —  Bosenthal,  La  peinture  romantique,  190D;  —  H.  Marcel,  La  peinture  en 
France  au  xixe  siècle,  1907;  —  et  l'excellent  manuel  de  L  Hourticq,  France,  dans  l'His- 
toire générale  de  l'Art  (Collection  Ars  una,  Species  mille),  1910,  qui  donne  une  bibliographie. 

Sur  la  musique,  voir  les  ouvrages  d'Adolphe  Boschot,  La  jeunesse  d'un  romantique, 
Hector  Berlioz  (1803-1831),  1906;  Un  romantique  sous  Louis-Philippe,  Hector  Berlioz  {1831- 
{842),  1908,  Le  Faust  de  Berlioz,  1910. 


CHAPITRE   III 


L'avènement  d'une  Génération  nouvelle. 


HOSTILITÉ 
DES  ANCIENS 

PARTIS 


et  leur  patronage  à  un  système  précis;  ils  étaient,  en  eette  matière 
encore,  préoccupés  de  faire  œuvre  de  critiques  plutôt  que  de  croyants; 
ils  étaient  trop  attachés  à  la  doctrine  de  la  relativité  du  goût  pour 
adopter  une  direction  esthétique  fixe  et  pour  s'en  faire  les  défenseurs 
exclusifs-;  leur  sympathie  toutefois  allait  nettement  —  on  le  vit  à 
leur  ardeur  à  défendre  le  drame-chronique  en  prose  —  à  ceux  qui 
émancipaient  l'art  des  formes  anciennes;  et  les  initiateurs  de  l'école 
nouvelle  trouvèrent  au  Globe  des  alliés  comme  Pierre  Leroux, 
Ch.  Magnin  et  Sainte-Beuve.  De  leur  côté  les  ultramontains  mon- 
traient le  désir  de  rompre  avec  la  tradition  classique  gréco-latine; 
la  pensée  religieuse  ne  doit-elle  pas  trouver  son  profit  à  l'avènement 
d'un  art  où  s'exprimeront  les  formes  modernes  de  la  sensibilité? 

Au  contraire,  les  hommes  des  anciens  partis  étaient  hostiles  à 
toutes  les  nouveautés,  esthétiques.  Ni  leur  cœur  ni  leur  esprit  n'en 
avaient  besoin;  elles  compromettaient  la  situation  conquise  par  les  les  libérât"  •  -r 
œuvres  et  par  les  hommes  dont  ils  étaient  les  alliés  naturels.  Le  LE  Roaf^Tisue 
respect  des  traditions  classiques  s'unissait  dans  l'esprit  des  vieux 
libéraux  à  celui  de  la  philosophie  du  xvnr3  siècle,  et  ils  se  détour- 
naient avec  horreur  d'une  littérature  qui  reniait  cette  philosophie  et 
ces  traditions  :  c'était  trahir  la  liberté  que  de  combattre  les  règles 
qu'avait  respectées  Voltaire.  Au  Constitutionnel,  on  citait  «  Tissot, 
poète  plein  d'enthousiasme  et  de  goût...,  M.  de  Pongerville,  qui  a 
naturalisé  en  France  les  beautés  sévères  et  didactiques  de  Lucrèce, 
et  dont  le  début  a  été,  comme  celui  de  Delille,  un  coup  de  maître 
et  un  triomphe...,  Mme  Tastu,  élève  chérie  de  Mme  Dufrénoy..., 
qui  s'est  placée  sans  effort  et  sans  prétention  au  premier  rang..., 
M.  Viennet,  poète  de  la  liberté  et  de  la  civilisation  »;  mais  on  igno- 
rait Hugo,  Lamartine,  Vigny,  au  moins  jusqu'en  1826.  C'étaient  des 
réactionnaires  et  de  mauvais  citoyens,  ces  poètes  qui,  en  1820, 
se  rencontraient  dans  le  salon  de  Deschamps,  et  qui  à  l'Arsenal, 
chez  Nodier,  vers  1823,  se  groupèrent  autour  de  la  Muse  française. 
Hugo  avait  remporté  son  premier  triomphe  aux  séances  de  la 
«  Société  des  bonnes  lettres  »,  succursale  de  la  Congrégation;  il  y 
avait  lu  l'ode  sur  «  Quiberon  »  et  mérité  l'éloge  de  Chateaubriand. 
Nés  royalistes  presque  tous,  hostiles  à  l'esprit  du  XVIIIe  siècle  et 
désireux  de  renouer  les  anneaux  de  la  tradition  monarchique  et 
chrétienne,  séduits  peut-être  par  les  victoires  de  la  Restauration 
—  c'était  son  heure  éblouissante,  —  ces  jeunes  gens  aimaient  ces 
«  retraites  mondaines  »  dont  Sainte-Beuve  décrivit  plus  tard  la  dou- 
ceur parfumée  :  «  La  chevalerie  dorée,  le  joli  moyen  âge  de  châte- 
laines, de  pages  et  de  marraines,  le  christianisme  de  chapelles  et 
d'ermites,  les  pauvres  orphelins,  les  petits  mendiants,  dit-il,   fai- 


ai3 


LES  VIEUX 
BOYALISTES 
El  LE 
HOZIANTISME. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

saient  prime  ».  Sans  doute,  les  plus  forts,  les  Hugo,  les  Lamartine 
s'affranchirent  vite  de  ces  enfantillages.  Mais  déjà  les  libéraux 
s'étaient  indignés.  Les  vagues  nostalgies,  les  élancements  et  les 
rêves,  les  mélancolies  imprécises  de  tous  les  esprits  atteints  du 
«  mal  du  siècle  »  irritaient  ces  hommes  de  sens  rassis.  Le  Journal 
du  commerce  (1er  novembre  1824)  grondait  : 

«  Le  romantisme  n'est  point  un  ridicule  ;  c'est  une  maladie,  comme  le 
somnambulisme  ou  l'épilepsie.  Un  romantique  est  un  homme  dont  l'esprit  com- 
mence à  s'altérer;  il  faut  le  plaindre,  lui  parler  raison,  le  ramener  peu  à  peu; 
mais  on  ne  peut  en  faire  le  sujet  d'une  comédie,  c'est  tout  au  plus  le  sujet  d'une 
thèse  de  médecine.  » 

Car  il  y  a  autre  chose  et  plus  que  de  la  méfiance  politique  dans 
l'antipathie  des  vieux  libéraux;  elle  est  faite  aussi  de  la  répugnance 
qu'ils  ont  à  rompre  avec  les  habitudes  et  les  admirations  de  leur 
jeunesse,  de  l'hostilité  d'une  génération  vieillie  envers  les  tendances 
des  jeunes  gens.  Ainsi  s'explique  que  sur  ce  point  les  anciens  du 
parti  royaliste  rejoignent  —  plus  qu'on  ne  l'a  dit —  les  opinions  du 
vieux  parti  libéral.  Ces  ennemis  irréconciliables  se  rencontrent  pour 
défendre  la  littérature  classique,  leur  patrimoine  commun;  elle 
est  pour  les  uns  le  legs  de  la  France  monarchique,  pour  les  autres 
un  épanouissement  du  rationalisme  dans  l'art.  C'est  leur  protesta- 
tion commune  que  reçoit  l'Académie  dans  la  séance  fameuse  du 
24  avril  1824,  où  Auger  solennellement  déclara  : 

«  Un  nouveau  schisme  littéraire  se  manifeste  aujourd'hui.  Beaucoup 
d'hommes  élevés  dans  un  respect  religieux  pour  d'antiques  doctrines,  consacrées 
par  d'innombrables  -chefs-d'œuvre,  s'inquiètent,  s'effraient  des  progrès  de  la 
secte  naissante  et  semblent  demander  qu'on  les  rassure.  L'Académie  française 
restera-t-elle  indifférente  à  leurs  alarmes?  » 

Le  Mémorial  catholique,  où  domine  l'influence  littéraire  de 
Bonald,  prend  aussi  nettement  position  que  les  journaux  libéraux, 
dès  son  apparition  (janvier  1824). 

«  Il  y  a  des  théories  en  littérature,  dont  le  principe  est  dans  l'indépendance 
du  goût  particulier;  il  y  a  une  orthodoxie  littéraire  dont  la  règle  est  dans  le 
goût  général.  Le  Mémorial  catholique  poursuivra  le  principe  d'erreur  jusque  dans 
la  littérature,  à  laquelle  s'applique  le  principe  commun  de  toutes  les  vérités.  » 

La  littérature  romantique  est,  pour  le  Mémorial,  qui  revient 
souvent  sur  cette  idée,  «  sortie  du  protestantisme,  à  qui  elle 
emprunte  son  principe  fondamental  d'indépendance,  et  ce  défaut 
essentiel  d'unité,  et  ce  vague  qui  la  caractérise  »;  bref,  c'est  une 
littérature  révolutionnaire.  Et  cette  opinion  laisse  «  stupéfait  »  l'ultra- 

<   2  1 4  » 


CHAPITRE    III 


L 'avènement  d'une   Génération  nouvelle. 


montain  <f  Eckstein  :  «  A  ce  compte,  dit-il,  Calderon  est  protestant, 
et  Boileau  le  janséniste,  un  ultrannontain  !  »  La  singulière  divergence 
entre  d'Eekstein  et  Bonald  s'explique  :  Donald  a  soixante-dix  ans, 
d'Eckstein  en  a  trente-quatre  ;  ajoutez  que  d'Eekstein  est  un  étranger 
cosmopolite  qui  u'a  pas  reçu  l'éducation  classique  française.  Frays- 
sinous,  évoque  gallican  et  minisire,  publie  en  1825  ses  Conférences 
de  Saint-Sulpice;  son  discours  d'ouverture  est  une  attaque  contre  les 
mauvaises  doctrines  littéraires,  ce  qui  l'ait  dire  à  un  défenseur  du 
romantisme,  Amédée  Pichot,  que  le  «  système  classique  »  qui  «  con- 
damne les  auteurs  à  invoquer  sans  cesse  les  dieux  et  les  grands 
hommes  de  Rome  et  d'Athènes  »  est  un  «  système  ministériel  ». 
Chateaubriand  garde  le  silence  dans  la  querelle.  Le  Constitu- 
tionnel le  loue  de  ne  pas  appartenir  à  l'École  roma*ntique,  «  qui,  pour 
arriver  à  de  nouveaux  effets,  permet  à  ses  adeptes  d'outrager  le  goût, 
d'insulter  à  la  raison,  de  descendre  à  la  trivialité  la  plus  dégoûtante, 
ou  de  se  perdre  dans  les  régions  illimitées  de  l'absurde  ».  Il  ne 
proteste  pas»;  il  ne  veut  pas  encourager  ceux  qui  se  plaisent  à  le 
prendre  pour  maître  et  à  lui  attribuer  l'honneur  des  principales 
nouveautés  d'idées,  de  sentiments  et  de  style  qu'ils  proclament 
dans  leurs  manifestes  et  qu'ils  propagent  dans  leurs  écrits.  A  cette 
date,  il  est  vrai,  Chateaubriand  est  homme  d'État;  il  vit  dans  la 
familiarité  de  hautes  pensées;  mais  plus  taud,  écrivant  ses  Mémoires, 
il  reniera  franchement  sa  postérité  littéraire  : 

«  Si  René  n'existait  pas,  je  ne  l'écrirais  plus  ;  s'il  m'était  possible  de  le 
détruire,  je  le  détruirais.  Une  t'amille  de  Renés  poètes  et  de  Renés  prosateurs  a 
pullule...;  il  n'y  a  pas  de  grimaud  sortant  du  collège  qui  n'ait  rêvé  d'èlre  le 
plus  malheureux  des  hommes.  » 

Ainsi,  chaque  parti  compte  dans  ses  rangs  des  amis  et  des  adver- 
saires de  la  révolution  littéraire,  et  le  malentendu  célèbre  qui  fit  un 
infant  du  libéralisme  politique  l'adversaire  de  ce  qui  sera  le  «  libé- 
ralisme en  littérature  »  n'est  que  l'une  des  manifestations  du  conflit 
plus  général,  naturel  et  périodique,  où  se  heurtent  presque  toujours 
les  énergies  inégales  de  deux  générations. 

Ces  romantiques,  qui  provoquent  tant  d'émoi,  ne  sont  pas  encore 
en  L8&4  le  bataillon  sacré  et  carré  de  la  foi  nouvelle.  Ils  combattent 
sans  discipline  et  tiraillent  sans  ordre,  parfois  les  uns  contre  les 
autres.  La  Muse  française,  «  quartier  général  des  romantiques  »,  est 
raillée  par  Lamartine  :  «  Elle  est  en  vérité  fort  amusante,  c'est  du 
délire-  au  lieu  de  génie  ».  Emile  Deschamps  dit  du  romantisme  :  «  Je 
n'y  ai  jamais  rien  compris;...  je  veux  bien  me  battre,  je  veux  bien 
être  tu<-  même,  mai- je  voudrais  savoir  pourquoi  ».  V.  Hugo  affirm  - 
encore  en  1823  «  qu'il  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  le  genre  clas- 


ABSTENTION  DE 
CllATEAUBlllASU. 


L'UKITÊ 
ROMANTIQUE 

/•  l'A  S 
FAITE  £A'  1814. 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


V  ŒUVRE 

DU  ROMANTISME 


sique  et  le  genre  romantique  ».  L'unité  romantique,  si  elle  s'est 
jamais  faite,  s'est  faite  lentement.  D'ailleurs,  la  liberté  même  qu'on 
revendique  pour  l'art  et  pour  l'artiste,  n'exclut-elle  pas  la  discipline 
d'une  règle?  Il  suffit  d'avoir  la  commune  volonté  et  la  conscience 
claire  d'accomplir  une  révolution  dans  les  lettres  et  dans  les  arts,  et 
de  répondre  ainsi  à  la  formule  célèbre  de  Bonald  :  «  La  Littérature 
est  l'expression  de  la  Société  ». 

Ni  cette  volonté  ni  cette  conscience  ne  leur  manquèrent.  Les 
romantiques  ont  assez  multiplié  les  déclarations  pour  qu'on  sache 
les  idées  et  les  éléments  essentiels  de  la  transformation  qu'ils  ont 
opérée;  même  il  leur  arriva  d'écrire  des  œuvres  pour  justifier  leurs 
doctrines.  Ces  hommes  ont  su  ce  qu'ils  faisaient  :  ils  ont  détruit 
l'ancienne  poétique,  mêlé  les  genres  distincts,  reconnus  et  fixés 
depuis  le  xvne  siècle  et  encore  vivants  malgré  les  attaques  du  xvme; 
ils  ont  proposé  d'autres  sujets  de  poèmes,  de  pièces,  de  romans; 
ils  ont  modifié  la  langue  et  la  versification. 


LE  PRINCIPE 
FOXDAMENTAL 
DU  ROMANTISME. 


INFLUENCE 

DE  L'ÉTRANGER, 


Les  romantiques  agirent  au  nom  d'un  principe  :  l'indépendance 
de  l'écrivain  et  celle  du  public  en  matière  de  goût  :  «  Leur  tâche, 
c'est,  écrit  Vitet,  de  réclamer  pour  tout  Français  doué  de  raison  et 
de  sentiment  le  droit  de  s'amuser  de  ce  qui  lui  fait  plaisir,  de 
s'émouvoir  de  ce  qui  l'émeut,  d'admirer  ce  qui  lui  semble  admirable, 
lors  même  que,  en  vertu  de  principes  bien  et  dûment  consacrés, 
on  pourrait  lui  prouver  qu'il  ne  doit  ni  admirer,  ni  s'émouvoir,  ni 
s'amuser  ».  Or,  le  public  ne  s'intéresse  plus  aux  procédés  ni  aux 
sujets  de  la  littérature  classique;  le  raisonnable  est  devenu  indiffé- 
rent à  la  génération  qui  a  vu  des  spectacles  qui  dépassent  la  raison. 
Un  jeune  colonel  disait  à  Stendhal  que,  «  depuis  la  campagne  de 
Russie,  Ylphigénie  en  Aulide  ne  lui  paraissait  plus  une  tragédie  aussi 
belle  qu'il  l'avait  crue  auparavant  ».  V.  Hugo  traduit  la  même  pensée 
dans  un  autre  langage  quand  il  écrit  «  qu'après  la  guillotine  de 
Robespierre,  on  ne  recommencerait  pas  les  madrigaux  de  Dorât,  et 
que,  dans  le  siècle  de  Bonaparte,  on  ne  continuerait  pas  Voltaire  ». 
Le  public  s'attache  aux  émotions  et  aux  sentiments  particuliers  à 
l'individu;  il  s'éprend  de  la  nature  qui  enveloppe  l'homme,  qui  le 
pénètre.  L'antiquité  gréco-romaine  l'ennuie;  s'il  veut  connaître  un 
passé,  c'est  le  sien  propre,  dont  le  pittoresque  n'a  pas  encore  tenté 
les  littérateurs;  s'il  aime  à  se  dépayser,  c'est  pour  chercher  dans 
les  mœurs  d'autres  nations  l'attrait  de  décors  nouveaux  et  d'âmes 
étrangères. 

C'est,  en  effet,  l'étranger  qui  fournit  la  plupart  des  formes  et  des 
modèles  appelés  à  remplacer  les  formes  classiques  usées  et  impuis- 


216 


LA     PEINTURE    ROMANTIQUE 


SCENE    DES    MASSACRES    DE    SCIO 

Tableau  <le  Delacroix,  exposé  nu  Salon  de  1824.  Au  premier  plan,  un  groupe  de 
vieillards  et  de  femmes  blessés  ;  à  gaache,  tut  palikare  avec  une  jaunie  et  tics  enfants  : 
<i  droite,  un  cavalier  turc  s'apprête  à  frapper  de  son  sabre  un  soldat  <iui  s'accroche  u 

ta  selle  ;    une  jeune   fille  nue,    eueltunl  son   visage,  est    liée  u  lu  i/ncue   du   ehet'ul.  Au 
loin,  combat  dans  ta  plaine,  ei,  à  l'horizon,  la  mer.     -  Musée  du  Louvre,  n    lins. 


II.  C.  I\  .     -Pl.  11.  Page  216. 


chapitre  m  L'avènement  d'une  Génération  nouvelle. 

santés  à  exprimer  Fidéal  nouveau.  «  Un  patriotisme  étroit  en  litté- 
rature est  un  l'esté  de  barbarie  »,  écrit  la  Muse  française  en  1823;  et 
le  Globe,  en  1824  :  «  Ne  craignons  de  devenir  Anglais  ni  Germains. 
Il  y  a,  dans  notre  organisation  délicate  et  flexible...,  assez  de  vertu 
pour  nous  maintenir  ce  que  nous  sommes.  »  Les  Anglais,  Shake- 
speare, Walter  Scott  et  Byron,  sont  trois  révélateurs  de  genres, 
d'images  et  d'idées  qui  agrandissent  le  domaine  littéraire.  Quand 
Kemble  et  Miss  Smithson  viennent  donner  des  représentations 
shakespeariennes  en  1827,  c'est  une  stupeur  :  «  Supposez  un 
aveugle-né  auquel  on  rend  la  vue  »,  écrit  Alexandre  Dumas.  La  per- 
sonne de  Byron,  ce  «  Bonaparte  de  la  poésie  »,  comme  dit  Rémusat, 
son  œuvre  (traduite  depuis  1819)  dominent  l'imagination  française, 
et  le  héros  byronien  pénètre  au  théâtre  Le  roman  de  W.  Scott, 
d'abord  goûté  comme  féodal,  médiéval,  par  la  génération  la  plus 
ardente  à  «  restaurer  »  la  France,  devient,  par  les  sujets,  par  les 
images,  par  le  pittoresque,  une  carrière  où  vont  puiser  les  littéra- 
teurs et  les  artistes.  Le  moyen  âge  de  la  vieille  Allemagne  fournit 
des  légendes;  l'âme  de  l'Allemagne  moderne  pénètre  en  France 
par  l'intermédiaire  de  Mme  de  Staël;  ses  philosophes  (Kant,  Fichte, 
Schelling),  par  Cousin;  ses  historiens  (Herder,  Niebuhr,  Creuzer) 
font  l'éducation  de  Michelet  et  de  Quinet,  Werther,  vers  1820, 
«  donne  sa  voix  »  aux  Méditations  de  Lamartine;  Faust  ajoute  les 
angoisses  de  son  doute  à  la  mélancolie  de  Manfred.  L'Espagne  et 
l'Italie  sont  mises  à  la  mode  par  Stendhal  et  Sismondi  ;  leur  histoire, 
leurs  paysages,  tout  ce  qu'elles  offrent  de  pittoresque  oriental  et 
d'exotisme  moral  frappe  les  imaginations  plus  que  le  Romancero 
ou  le  théâtre  de  Manzoni,  pourtant  célèbres,  ne  séduisent  les 
esprits;  elles  fournissent  aux  Français  un  «  répertoire  poétique 
d'images,  de  couleurs  et  de  sons  l  ». 

Le  «  Cénacle  »,  qui  se  groupa  vers  1823  autour  de  Charles 
Nodier,  se  proposa  de  satisfaire  aux  besoins  de  cet  état  nouveau  de 
la  sensibilité  française.  Nodier  lui-même,  1'  «  âme  du  rond  »,  joignait 
à  un  grand  fonds  de  prudence,  et  à  un  sens  aigu  des  exigences  de 
la  forme  et  du  style,  une  curiosité  presque  dévergondée  pour  les 
nouveautés  et  les  singularités  les  plus  étranges;  sa  maison  fut  le 
berceau  de  l'École  qui,  après  une  lutte  de  plusieurs  années,  aboutit 
à  détruire  le  classicisme.  A  coup  sûr,  cette  École  ne  créa  rien 
d'entièrement  nouveau.  Tout  ce  qu'elle  enseigna  se  trouvait  en 
germe  dans  un  passé  assez  proche,  dont  la  Révolution  française 
avait  interrompu  le  cours.  L'épanouissement  du  romantisme  entre 

i    Voir  la   conclusion  de  l'ouvrage  de  Joseph  Texte,  Jean-Jacques  Housseau  el  le*  ori- 
gine* du  cosmopolitisme  littéraire,  Paris,  i8<jô. 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

_3  et  1830  marque  la  lin  d'une  transformation  qui  commença  vers 
le  milieu  du  xvme  siècle,  dont  les  prémisses  avaient  été  posées  aux 
temps  de  la  Querelle  des  anciens  et  des  modernes,  que  la  Révolu- 
tion rendit  possible,  et  qu'elle  aggrava. 
les  précurseurs         Le  lyrisme  romantique  est  né  de  Rousseau  et  de  Chateaubriand; 
au  xviii'  siècle    il  s'est  alimenté  à  la  rêverie  de  Tfcing,  d'Ossian,  de  Gray.  Chez  eux, 
EZ,AU     T  Lamartine,  Hugo,  Vigny  ont  trouvé  à  divers  degrés  le   précédent 

DEBUT  DU  XIX*  .  .  .  •t'i'iriiii'-         n  11 

d  une  poésie  où  dominent  la  sensibilité  de  1  écrivain,  1  amour  de  la 
nature  et  la  mélancolie.  Le  pittoresque  historique,  la  «  couleur 
locale  »,  le  trait  de  physionomie  ou  le  détail  du  costume,  qui,  vrai 
ou  faux,  donne  au  spectateur  l'impression  d'un  état  de  civilisation 
différent  ou  plus  ancien,  sont  en  germe  dans  Les  Martyrs.  La  liberté 
dans  le  choix  des  sujets  dramatiques  et  dans  la  forme  des  œuvres, 
que  les  romantiques  vont  revendiquer  et  pratiquer,  remonte  au 
temps  où  la  Chaussée  créait  la  «  comédie  larmoyante  ».  La  doctrine 
en  a  été  formulée  par  Diderot  dès  1757  Le  mouvement  qu'ont 
inauguré  ces  réformateurs  aboutit  (bien  que  survive  l'ancienne 
tragédie,  les  Lucrèce  et  les  Cincinnatus)  aux  essais  de  tragédie 
nationale,  à  ces  Templiers  (1805),  à  ces  États  de  Blois  (1810),  à  cette 
Démence  de  Charles  VI  (1820),  qui  annoncent  l'intention  de  régé- 
nérer le  théâtre;  et,  plus  encore,  sans  doute  grâce  à  l'appoint 
d'influence  exercée  par  le  théâtre  de  Schiller,  à  la  réforme  radicale 
qui  apparaît  dans  le  drame  et  le  mélodrame.  Depuis  L'Abbé  de 
VÉpée  (1795)  qui  est  l'œuvre  de  Bouilly,  «  le  poète  lacrymal  », 
jusqu'aux  cinquante  pièces  d'Alexandre  Duval  et  aux  cent  vingt  de 
Pixérécourt,  toutes  les  audaces  en  matière  de  sujets  et  de  règles 
ont  été  prises;  niais  cette  littérature  est  restée  confinée  dans  les 
théâtres  populaires;  la  tragédie  réformée  n'a  pas  trouvé  son  Cor- 
neille. C'est  à  elle  pourtant  que  songe,  compte  à  un  modèle,  le 
premier  manifeste  romantique,  le  Racine  et  Shakespeare  de  Sten- 
dhal (1825)  :  «  Notre  tragédie  française,  dit-il,  ressemblera  beaucoup 
à  Pinto,  le  chef-d'œuvre  de  M.  Lemercier  ».  Pinto  ou  la  journée 
d'une  Conspiration ,  drame  historique  en  5  actes,  en  prose,  est 
de  1801.  Et,  quand  Stendhal  conseille  de  chercher  des  suji  '  i  dans 
Froissart,  Grégoire  de  Tours,  Saint-Simon  et  Mme  de  Hausse^, 
ce  qu'il  recommande  est  une  habitude  déjà  familière  aux  drama- 
turges. Les  romantiques  du  Globe  ne  préconisent  pas  une  réforme 
plus  hardie;  le  drame-chronique  en  prose,  avec  des  costumes  et  des 
tableaux  de  mœurs,  contente  toute  leur  ambition;  elle  ne  dépasse 
pas  le  Théâtre  de  Clara  Gazul  et  la  trilogie  de  Vitet  (les  Barricades, 
les  Élats  de  Blois,  la  Mort  dLIenri  III).  11  est  vrai  que  si  leurs  pré- 
férences personnelles  sont  modérées,  leurs  principes  n'interdisent 

■<  2 1 8   > 


chapitre  m  L'avènement  d'une  Génération  nouvelle. 

aucune  des  révolutions  futures.  «  La  tragédie  historique  et  libre 
n'est  pas  le  romantisme  tout  entier...  »  lit-on  dans  le  Globe  du 
24  mars  1825.  «  Asservissement  aux  lois  de  la  grammaire,  indépen- 
dance pour  tout  le  reste,  telle  doit  être  la  double  devise  du  roman- 
tisme. »  L'indépendance  en  matière  de  goût  est  toute  à  conquérir  : 
«  le  goût  en  France  attend  son  quatorze  juillet  ».  Le  romantisme 
n'est  que  la  première  étape  d'une  littérature  à  jamais  affranchie  des 
formules  et  des  dogmes  qui  arrêtent  le  progrès  et  dessèchent 
la  vie. 

Ainsi  considéré  comme  une  réaction  contre  le  classicisme,  le 
romantisme  est  l'aboutissement  d'un  mouvement  ancien;  les  roman- 
tiques sont  les  combattants  de  la  lutte  suprême  et  de  la  victoire 
définitive  de  la  liberté  sur  les  règles. 

Les  romantiques  ont  réformé  le   vocabulaire  parce  qu'ils  ont  LA  Réforuz 

.     •  ,  i  ii       i  i    i  i       i  BoMANTlQUE 

voulu  traduire  dans  une  langue  nouvelle  le  nouvel  état  de  la  sen-  du  vocabulawe. 
sibilité  française.  Pourtant  la  nécessité  de  la  réforme  ne  s'aperçut 
pas  tout  de  suite,  et  les  outrances  d'un  d'Arlincourt  effarèrent  autant 
les  novateurs  tels  que  Nodier  que  les  réactionnaires  à  la  manière 
d'Auger.  «  Peut-être,  écrit  Stendhal  en  1823,  faut-il  être  roman- 
tique dans  les  idées,  mais  soyons  classiques  dans  les  expressions  et 
les  tours;  ce  sont  choses  de  convention,  c'est-à-dire  à  peu  près 
immuables.  »  Mais  on  ne  s'accommoda  pas  longtemps  de  cette  pru- 
dence. Les  romantiques  affirmèrent  leur  droit  à  ne  plus  se  contenter 
de  la  langue  officielle  d'une  littérature  morte.  Une  société  démo- 
cratique, un  public  élargi  ne  veulent  plus  se  soumettre  aux  conven- 
tions de  style  où  se  plaisait  l'orgueil  des  hiérarchies  abolies  L'éga- 
lité des  classes  ordonne  le  mélange  des  personnes.  Le  mélange 
des  mots  naît  de  l'égalité  des  vocabulaires.  La  périphrase,  élé- 
gance fanée,  devient  odieuse. 

Je  nommai  le  cochon  par  son  nom,  pourquoi  pas? 

Le  mot  propre  la  chasse,  —  encore  que  le  vrai  réalisme  ne  soit  pas 
né,  —  le  mot  concret,  précis,  qui  décrit  l'objet  et  le  montre  sans 
voiles  et  sans  intermédiaires.  Pour  donner  la  sensation  directe  du 
réel,  on  va  chercher  dans  la  vieille  langue  les  mots  oubliés  pour  les 
rajeunir,  on  en  invente,  on  ira,  s'il  le  faut,  jusqu'au  mot  vulgaire, 
«  bas  »,  jusqu'au  mot  technique,  à  l'argot  de  métier,  intrus  sans 
histoire  qui  s'installent  à  la  place  des  mots  nobles  désormais  sans 
emploi.  Les  mots,  dans  la  phrase,  ne  sont  plus  nécessairement 
groupés  selon  la  règle  écrite  et  morte  des  grammairiens;  ils  obéiront 
désormais  aux  ordres  de  la  pensée  vivante  et  du  sentiment  profond. 

«  2I,J  > 


REFORME 
DU  RYTHME. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

C'est  au  nom  de  tous  que  Hugo,  dans  sa  révolutionnaire  préface 
de  Cromwell,  réclame  le  droit  «  d'inventer  son  style  »  : 

«  Une  langue  ne  se  fixe  pas....  Toute  époque  a  ses  idées  propres,  il  faut 
aussi  qu'elle  ait  les  mots  propres  à  ses  idées.  Les  langues  sont  comme  la  mor, 
elles  oscillent  sans  cesse.  A  certains  temps,  elles  quittent  un  rivage  du  monde 
de  la  pensée  et  en  envahissent  un  autre.  Tout  ce  que  leur  flot  déserte  ainsi 
sèche  et  s'efface  du  sol....  » 

La  réforme  du  rythme  a  des  raisons  pareilles.  Si  les  roman- 
tiques brisent  les  règles  anciennes,  c'est  que  la  majestueuse  sévérité 
n'en  convient  plus  à  leur  âme  tourmentée.  Une  poésie  où  la  sensi- 
bilité personnelle  et  l'imagination  remplacent  la  raison,  cherche  et 
trouve,  un  vers  qui  s'adapte  à  l'agitation  morale  du  poète.  Il  demande 
à  l'alexandrin  la  variété  qui  traduira  le  tumulte  de  sa  pensée;  il 
empiète  sur  le  vers  qui  suit;  sans  disloquer  encore  vraiment  «  ce 
guand  niais  d'alexandrin  »,  il  construit  des  ensembles  où  la  strophe, 
la  suite  des  stances,  l'ode  tout  entière  s'animent  d'un  large  rythme 
intérieur;  il  tend  à  donner  au  vers  une  puissance  expressive,  adé- 
quate à  la  sensibilité  déchaînée.  La  métaphore  remplace  peu  à  peu 
l'ancienne  «  comparaison  »  des  poètes  delilliens,  substitut  concret 
de  la  pensée  et  non  pas  «  ornement  »,  suggestion  des  obscures 
concordances  qui  unissent  le  monde  de  la  matière  au  règne  de 
l'esprit.  La  strophe  conquiert  une  variété,  une  liberté,  une  harmonie 
inconnues.  La  poésie  devient  une  musique  innombrable,  une  pensée 
sonore. 


la  «  philosophie  , 
romantique. 


Les  romantiques  de  1824  accrurent  le  fonds  de  sentiments  et 
d'idées  sur  lesquels  s'était  édifié  le  lyrisme.  Le  spiritualisme  de 
Rousseau,  de  Chateaubriand,  si  riche  pourtant  en  effusions  et  en 
adorations,  ne  leur  suffit  plus;  comme  le  mystère  de  la  destinée  les 
hante,  leur  lyrisme  se  revêt  d'une  philosophie  transcendante,  d'une 
religion  aux  solutions  imprécises,  changeantes  comme  le  rêve  et 
comme  le  doute,  sublimes  comme  l'élan  de  l'âme  vers  l'infini.  Les 
«  méditations  »,  les  «  visions  »,  les  «  contemplations  »,  font  appel 
à  un  merveilleux  nouveau,  qui  dédaigne  la  mythologie  classique,  et, 
par  delà  celui  de  la  nature,  va  chercher  ses  éléments  dans  un  fantas- 
tique d'imagination  et  de  légendes.  Farfadets,  gnomes,  larves,  vam- 
pires, goules,  songes,  prédictions,  fantômes,  sortilèges,  envahissent 
la  poésie.  Métaphysique  et  surnaturel,  voilà  le  nouvel  apport  de 
consolations  à  l'angoisse,  et  de  clartés  à  l'ignorance  humaine.  Le 
souci  de  philosopher  donne  à  la  poésie  une  valeur  nouvelle;  ce 
n'est  plus  un  divertissement  individuel;  c'est  une  œuvre  sérieuse, 


C11\PTTRE    III 


L 'avènement  d'une  Génération  nouvelle. 


qui  importe  gravement  à  la  société  :  «  Tout  devient  solennel  main- 
tenant dans  les  lettres  »,  écrit  V.  Hugo  dans  la  Muse  française 
en  1823.  Le  poète  s'attribue  un  rôle  social.  C'était  le  vœu  saint- 
simonien.  Le  poète  romantique  est  le  «  vates  »,  le  prophète;  il  est 
«  la  parole  vivante  du  genre  humain  »,  comme  annonçait  Ballanche 
dès  1818.  V.  Hugo,  à  vingt-deux  ans,  à  un  âge  où  il  ose  à  peine 
s'avouer  romantique  et  où  il  imite  J.-B.  Rousseau,  écrit  que  le 
poète  ne  doit  pas  «  isoler  sa  vie  égoïste  de  la  grande  vie  du  corps 
social  ». 


Le  mouvement  romantique  dans  les  beaux-arts  fut  plus  rapi- 
dement victorieux  et  moins  complet  :  la  sculpture,  l'architecture  ont 
évolué  plus  tard  et  plus  lentement;  la  peinture  seule  eut  sa  révolu- 
tion. Le  naufrage  de  la  Méduse  (1819)  marque  l'entrée  du  «  drame 
humain  et  moderne  »  dans  la  peinture.  En  1822,  Delacroix  expose 
La  barque  du  Dante.  Mais  c'est  au  Salon  de  1824,  le  premier  Salon 
romantique,  que  triomphe  Le  massacre  de  Scio.  En  même  temps 
paraît  au  Globe  le  manifeste  de  l'art  nouveau  : 

«  Il  s'agit  de  rendre  le  dessin  plus  vrai,  moins  académique,  les  composi- 
tions moins  symétriques,  moins  stériles  et  plus  riches;  la  pantomime  moins 
déclamatoire  et  plus  riche;  enfin  de  sortir  de  la  mythologie,  de  Rome  et  de  la 
Grèce,  pour  puiser  dans  toutes  les  histoires  et  dans  tous  les  temps;  de  con- 
server le  pittoresque,  l'idéal,  la  beauté  de  choix  avec  tous  les  costumes,  avec 
toutes  les  mœurs  et  tous  les  genres  de  sujets.  11  ne  s'agit  pas  d'abandonner-la 
belle  nature,  mais  de  revenir  à  la  nature....  » 

Ainsi  il  y  a  identité  entre  les  principes  qui  font  la  révolution 
dans  les  arts  et  dans  les  lettres.  L'art  romantique  se  définit  et  se 
pose  en  contradiction  avec  l'art  classique  :  il  élargit  les  limites  du 
beau,  il  proclame  la  liberté  dans  le  choix  des  sujets,  le  droit  de 
l'artiste  à  exprimer  ce  qui  lui  plaît.  La  similitude  des  revendications 
crée  l'influence  réciproque  et  la  fraternité  dans  la  lutte.  C'est  dans 
la  littérature  romantique,  depuis  les  grands  ancêtres  Dante  et 
Shakespeare,  jusqu'aux  Atala  et  aux  Corinne  modernes,  c'est  dans 
l'histoire  surtout,  fonds  commun  des  littérateurs  et  des  artistes,  que 
les  peintres  trouvent  des  sujets.  C'est  à  la  peinture  que  les  litté- 
rateurs, et  surtout  les  dramaturges,  demandent  les  éléments  maté- 
riels de  leurs  «  tableaux  »  de  mœurs,  de  leurs  costumes,  de 
leur  couleur  locale.  C'est  aux  artistes  qu'ils  confient  l'interpréta- 
tion de  leur  pensée.  Les  plus  grands  illustrent  des  livres  et,  par  le 
livre  à  lithographies,  la  littérature  et  l'art  partagent  une  même  des- 
tinée. L'union  est  intime  entre  les  ateliers  et  les  cénacles;  mêmes 
passions,  même  débordement  de  jeunesse  et  de  vie.  Ils  se  prêtent 


LE  ROMANTISME 

DANS  LES 

BEAUX-ARTS. 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

main-forte  ;  la  bataille  d'Hernani  est  gagnée  par  les  rapins.  Ensemble 
et  d'un  seul  cœur,  peintres  et  poètes  crient  :  A  bas  Racine  ! 
musique  La  musique   romantique  fut  lente  à  naître.  Méhul ,  Lesueur, 

romantique.  Cherubini  se  contentèrent  de  délayer  Gluck  avec  plus  ou  moins  de 
bonheur,  et  une  entente  affaiblie  de  la  déclamation  pathétique;  la 
forme  et  la  construction  musicales  se  modifièrent  lentement;  le 
romantisme  ne  pénétra  guère  que  les  sujets  de  drames  musicaux. 
Auber  écrivit  un  Leicester  en  1822,  et  La  Dame  Blanche  (1825)  fut 
empruntée  par  Boïeldieu  à  Walter  Scott;  ce  fut  encore  du  pitto- 
resque timide  que  La  Muette  de  Portici  (1828)  et  Guillaume  Tell 
(1829).  Mais  le  Freyschiïtz,  en  1824,  «  fait  fortune  à  l'Odéon  »  :  sa 
légende  romantique,  son  intensité  romantique,  sa  luxuriance  orches- 
trale, son  pittoresque  bizarre  annoncent  la  transformation  du  goût 
musical.  Voici  enfin  quïl  va  surgir,  le  révolutionnaire  que  le  public 
attend,  l'homme  débordant,  excessif,  qui  achèvera  l'œuvre  des 
poètes,  qui  franchira  au  moyen  des  sons  la  limite  où  les  mots 
s'arrêtent,  qui  déchaînera  la  tempête  vibrante,  le  Hugo,  le  Delacroix 
de  la  musique,  Hector  Berlioz.  Pur  romantique,  celui-là,  agité, 
trépidant,  possédé  du  désir  d'effrayer  par  son  audace  les  pacifiques 
auditeurs  des  musiciens  du  Conservatoire.  Sa  «  Messe  »  de  1825 
est  un  défi  frénétique;  il  écrit  après  l'avoir  entendue  :  «  Je  nageais 
sur  cette  mer  agitée;  je  humais  ces  flots  de  vibrations  sinistres  ». 
L'ouverture  des  Francs-Juges  excite  —  c'est  encore  Berlioz  qui 
le  dit  —  «  par  ses  formes  étranges  une  sorte  de  stupeur  dans 
l'orchestre.  Je  me  suis  avisé,  pour  peindre  la  terrible  puissance  des 
Francs-Juges  et  leur  sombre  fanatisme,  de  faire  exécuter  un  chant 
d'une  expression  grandement  féroce,  par  tous  les  instruments  de 
cuivre  réunis  en  octaves.  Ordinairement,  les  compositeurs  n'em- 
ploient ces  instruments  que  pour  renforcer  l'expression  des  masses; 
mais,  en  donnant  aux  trombones  une  mélodie  caractérisée  exécutée 
par  eux  seuls,  le  reste  de  l'orchestre  frémissant  au-dessous,  il  en 
résulte  l'effet  monstrueux  et  nouveau  qui  a  si  fort  étonné  les 
artistes.  »  Boïeldieu,  effrayé  de  cette  «  organisation  volcanique  », 
qui  ne  veut  «  écrire  une  note  comme  personne  »,  qui  cherche 
«jusqu'à  des  rythmes  nouveaux  »,  lui  déclare  naïvement  :  «  Je  n'ai 
pas  encore  pu  comprendre  la  moitié  des  œuvres  de  Beethoven,  et 
vous  allez  plus  loin  que  Beethoven  ».  Boïeldieu  ne  voit  pas  que 
Berlioz  traduit  à  sa  façon,  avec  ses  cuivres,  en  bon  romantique  et 
byronien,  son  dégoût  de  la  société,  sa  haine  des  philistins,  des 
bourgeois.  Aussi,  quand  ce  romantique  rencontre  Faust,  reconnaît- 
il  le  frère  qu'il  cherchait,  le  digne  compagnon  de  sa  vie.  Dès  1828, 
Berlioz  a  «  dans  la  tête  une  symphonie  descriptive  de  Faust  qui 


CHAPITRE   III 


V avènement  dune   Génération  nouvelle. 


fermente  ».  Il  veut,  quand  il  lui  donnera  la  liberté,  «  qu'elle  épou- 
vante le  monde  musical  ».  Il  écrit  alors  huit  scènes  du  Faust  qu'il 
médite.  Faust  sera  la  pensée  maîtresse  de  sa  carrière;  ses  premiers 
essais  pour  traduire  son  héros  deviendront,  après  des  années,  la 
Symphonie  fantastique  et  la  Damnation. 


V.   —   LES   SA  VANTSi 


L 


A  science,  toute  séparée  qu'elle  est  par  ses  procédés  et  par  ses   une  conception 


instruments,  reste  néanmoins,  dans  son  développement,  soli- 
daire des  autres  formes  de  l'évolution  intellectuelle.  Les  savants  de 
cette  génération  accomplirent  ou  préparèrent  une  œuvre  où  se 
r  vêle  une  conception  générale  du  inonde  voisine  de  celle  qu'édi- 
fiaient les  théoriciens  sociaux  et  politiques.  En  un  temps  où  Saint- 
Simon  veut  faire  rentrer  «  la  science  de  l'homme  »  dans  la  «  phy- 
sique générale  »  et  voit  dans  l'histoire  de  l'homme  une  branche 
de  l'histoire  naturelle,  où  ses  disciples  sont  de  jour  en  jour  plus 
séduits  par  l'idée  de  rétablir  l'unité  dans  la  société  déchirée  par  la 
séparation  entre  le  spirituel  et  le  temporel,  où  les  Bonald,  les  de 
Mc.istre,  les  Ballanche  absorbent  l'individu  dans  l'unité  sociale  et 
l'écrasent  sous  le  poids  du  monde,  il  est  instructif  de  constater 
que  l'expérience  scientifique  cherche  à  prouver  l'identité  de  phé- 
nomènes réputés  jusque-là  distincts,  qu'une  doctrine  scientifique 
se  forme  qui  affirme  l'unité  des  forces  de  la  nature,  que  l'hypothèse 
scientifique  est  conduite  à  conjecturer  l'unité  d'origine  des  espèces 
vivantes.  La  préoccupation  philosophique  de  l'unité  et  de  l'identité 
universelles  est  sans  doute  plus  ancienne  et  remonte  au  xvme  siècle, 
mais  la  méthode  de  recherche  et  de  démonstration  est  nouvelle  : 
créée  par  les  Lavoisier,  les  Laplace,  les  Lamarck,  elle  aboutit  alors 
à  des  résultats  qui  en  imposeront  désormais  l'usage.  Les  découvertes 
de    Fresnel   qui  fit  de  l'optique  une  science,   d'Ampère    qui    créa 


NOUVELLE  : 

L'UNITÉ 

DES  FORCES 

DE  LA  NATURE. 


1.  Sur  Presael,  Ampère,  Fourier,  Sadi  Carnot,  voir  Mannequin,  Un  chapitre  de  l'histoire 
des  mathématiciens  et  physiciens  français  de  ISOO  à  1851,  dans  Etudes  d'histoire  des  sciences 
et  d'histoire  de  la  philosophie,  2  vol.,  Paris,  1908. 

Sur  la  querelle  entre  Cuvier  et  Geoffroy  Saint-Hilaire,  voir  un  mémoire  de  Blainville 
publié  par  P.-L.  Nicard,  Cuvier  et  Geoffroy  Saint-Hilaire  par  D.  île  Blainville,  Paris,  1890. 
La  querelle  est  sommairement  BSOftaét  dans  VAnulyse  des  travaux  de  l'Académie  des  Sciences 
pour  I83",  lue  par  Cuvier  à  la  séance  publique  de  I  Académie  le  27  juin  i83i.  Toutes  1rs 
-  sont  réunies  dans  un  livre  de  Geoffroy  Saint-Hilaire.  Principes  de  la  philoso]>hie 
;ujue  discalée  en  mars  1830  au  sein  de  l 'Académie  royale  des  Sciences,  Paris,  i83o.  1 
fondamentale  de  Cuvier  est  exprimée  dans  un  fragment  resté  inédit  de  l'ouvrage  intitulé 
Variété  de  composition  îles  animaux,  conservé  dan-  les  papiers  Cnvier  Carton  B.  liasse  05), 
à  la  Bibliothèque  de  l'Institut.  —  A.  tfouiin,  La  question  biblique  chez  les  catholiques  <!e 
France  au  xix'  siècle,  Paris,  1902,  explique  la  portée  attribuée  par  les  catholiques  aux  \  ues 
de  Cuvier. 

(     2  2  i    ) 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

rélectro-magnétisme,  le  transformisme  de  Geoffroy  Saint-Hilaire, 
n'ont-  pas  seulement  accru  la  somme  des  connaissances  positives  : 
elles  ont  transformé  les  vues  de  la  physique  moderne  et  de  l'histoire 
naturelle  et  par  là,  sans  doute,  ouvert  la  voie  à  de  nouvelles  méta- 
physiques, à  de  nouvelles  théories  morales.  Ainsi  la  science  expé- 
rimentale vient  enrichir  la  philosophie  générale  qui  a  fourni  des 
directions  à  l'imagination  créatrice  des  savants. 


TRAVAUX 
DE  FRESNEL 
ET  D'AMPÈRE 


FOU  RIE  R 

ET  SADI  CARNOT. 


On  a  comparé  l'influence  exercée  par  Fresnel  et  Ampère  sur  les 
progrès  de  la  science  au  xixe  siècle  à  celle  qu'eurent  sur  le  xvne 
Galilée,  et  sur  le  xviii6  Newton.  Ampère  et  Fresnel  ont,  en  effet, 
détruit  l'idée  sur  laquelle  reposait  la  physique,  à  savoir  qu'il  y  avait 
autant  de  fluides  impondérables  que  de  catégories  de  phénomènes; 
ils  ont,  l'un  en  faisant  de  la  lumière  un  mode  du  mouvement, 
l'autre  en  prouvant,  sinon  l'identité,  du  moins  l'action  réciproque 
des  phénomènes  électriques  et  des  phénomènes  magnétiques,  sup- 
primé des  catégories  inutiles  ett  préparé  la  croyance  à  l'unité  des 
forces.  —  Avant  Fresnel,  la  lumière  était  considérée —  c'était  la  doc- 
trine de  Newton  —  comme  produite  par  l'impression  sur  la  rétine  des 
particules  émises  par  les  sources  lumineuses  ;  l'attraction  réciproque 
de  ces  particules  et  des  objets  matériels  expliquait  la  réfraction  et 
la  diffraction  de  la  lumière.  Fresnel  montra  l'impuissance  de  l'hypo- 
thèse newtonienne  à  rendre  compte  des  faits  et  expliqua  la  diffrac- 
tion par  le  phénomène  de  l'interférence.  La  lumière  est  une  vibra- 
tion, non  une  émission;  la  vibration  se  fait  non  dans  le  sens  de  la 
propagation  du  mouvement,  mais  dans  un  sens  perpendiculaire  à 
celui-ci.  Le  Mémoire  sur  la  diffraction  (1818)  avait  fondé  l'optique. 
—  Avant  Ampère,  Galvani  avait  découvert  le  courant  électrique, 
Volta  avait  construit  une  pile-;  on  avait  expérimenté  les  effets  chi- 
miques du  courant.  En  1820,  OErsted  découvrit  que  le  courant 
électrique  faisait  dévier  l'aiguille  aimantée.  Ce  fut  le  fait  d'où  partit 
Ampère;  il  refit  l'expérience  d'OErsted,  fixa  la  règle  des  déviations 
par  rapport  au  courant  et  établit  les  lois  de  l'action  mécanique  des 
courants  électriques  les  uns  sur  les  autres.  Arago  plongea  le  fil  qui 
conduit  un  courant  dans  de  la  limaille  de  fer  et  constata  que  le  fil 
attirait  les  particules  de  limaille  comme  l'eût  fait  un  aimant.  Ampère 
montra  à  son  tour  qu'en  plaçant  une  aiguille  de  fer  doux  dans  un 
courant  en  spirale,  l'aiguille  se  conduisait  comme  un  aimant. 
L'électro-aimant  était  trouvé  :  toute  l'électro-dynamique  est  sortie 
des  expériences  et  des  vues  d'Ampère  et  d'Arago. 

Le  coup  décisif  eût  été  porté  à  la  théorie  des  forces  et  des 
matières  distinctes  si  le  mathématicien  Fourier,  dans  sa  Théorie 


224  > 


ciurtTttE  ni 


V avènement  d'une  Génération  nouvelle. 


analytique  de  la  chaleur  (1822),  se  fût  préoccupé  d'appliquer  sa 
faculté  d'analyse  à  la  notion  de  chaleur.  Mais  il  crut  que  la  chaleur 
est  un  «  ordre  spécial  de  phénomènes  qui  ne  peuvent  s'expliquer 
par  les  principes  du  mouvement  »,  et  se  contenta  d'en  donner  l'ex- 
pression mathématique.  Sadi  Carnot,  qui  publiait  en  1824  ses 
fié  flexions  sur  la  puissance  motrice  du  feu  et  les  machines  propres  à 
développer  cette  puissance,  acceptait,  lui  aussi,  l'idée  courante  de  la 
matérialité  de  la  chaleur;  mais,  en  donnant  la  théorie  qui  permet  de 
se  rendre  compte  du  travail  d'une  machine  thermique,  il  indiqua  à 
ses  successeurs,  qui  le  tirèrent  de  ses  travaux,  le  principe  fonda- 
mental de  la  thermo-dynamique  moderne,  l'équivalence  du  travail 
et  de  la  chaleur  : 

«  La  chaleur  n'est  autre  chose  que  la  puissance  motrice,  ou  plutôt  le  mou- 
vement qui  a  changé  de  forme  :  c'est  un  mouvement  dans  les  particules  des 
corps.  Partout  où  il  y  a  destruction  de  puissance  motrice,  il  y  a,  en  même 
temps,  production  de  chaleur  en  quantité  précisément  proportionnelle  à  la 
quantité  de  puissance  motrice   détruite.  Réciproquement,   partout  où  il  y   a 

iuction  de  chaleur,  i!  y  a  production  de  puissance  motrice....  » 

Ainsi  la  science  expérimentale,  appuyée  sur  l'analyse  mathéma- 
tique, s'acheminait  lentement  vers  la  doctrine  de  la  conservation 
de  l'énergie,  c'est-à-dire,  vers  l'unité  des  forces  de  la  nature 
physique,  vers  l'identité  fondamentale  des  phénomènes.  Cette  doc- 
trine entraînait  des  applications  matérielles;  elle  préparait  des 
révolutions  économiques  prodigieuses,  sans  analogues  depuis  le 
début  de  la  civilisation,  un  changement  inouï  dans  la  production  et 
dans  le  transport  des  richesses,  dans  les  conditions  de  l'existence 
humaine. 

La  même  doctrine,  transportée  dans  le  monde  de  la  nature 
vivante,  pouvait  bouleverser  les  traditions  morales  de  l'humanité. 
L'espèce  est-elle  un  fait  d'origine,  ou  la  conséquence  d'un  enchaî- 
nement de  phénomènes?  Les  espèces  ont-elles  paru  isolément,  ou 
remontent-elles  à  un  ancêtre  commun?  L'opinion  traditionnelle 
affirme  la  fixité  des  espèces;  elle  procède  de  la  Bible  et  est  adoptée 
sans  discussion,  Linné  pense  qu'à  l'origine  chaque  espèce  animale 
ou  végétale  a  été  créée  par  paire;  Laurent  de  Jussieu  définit  l'espèce 
une  succession  d'individus  entièrement  semblables,  perpétués  au 
moyen  de  la  génération.  Pour  Agassiz,  chaque  espèce  est  une  pensée 
incarnée  de  la  divinité,  et  Cuvier,  qui  les  résume  et  les  complète, 
croit  que  les  faunes  et  les  flores  sont  spéciales  à  chaque  couche 
géologique  :  il  y  aurait  une  série  de  périodes  de  création,  ayant 
chacune  son  monde  végétal  et  animal  distinct,  séparées  par  de 
brusques   périodes   de   destruction;    mais    chaque   série   d'espèces 


LA  QUESTION 
DE  LA  FIXITÉ 
DE  L'ESPÈCE. 


Lavisse.  —  H.  Contemp.,  IV. 


15 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


LA  QUERELLE 
ENTRE  CUVIER 
ET  GEOFFROY 
S^INT-IIILAIRE. 


serait  sortie  tout  organisée  de  la  volonté  de  Dieu.  On  estime  que  la 
fixité  de  l'espèce  fait  de  l'homme  une  créature  à  part,  supérieure, 
fonde  son  droit  à  une  destinée  spéciale,  l'établit,  par  un  décret  pro- 
videntiel, roi  de  la  création.  Toucher  à  la  fixité  de  l'espèce,  c'est 
donc  ébranler  toutes  les  croyances  sur  lesquelles  depuis  des  siècles 
sont  construites  les  religions,  les  morales  et  les  législations.  Aussi, 
quand  la  question  de  l'origine  des  espèces  se  posa  devant  cette 
génération  nouvelle  où  se  manifestaient  tant  de  pensées  hardies  et 
fécondes,  suscita-t-elle  tout  de  suite  une  controverse  passionnée. 
On  pouvait  rester  indifférent  devant  la  question  de  la  lumière 
«  vibration  »  ou  «  émission  »  ;  on  ne  le  fut  pas  quand  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  soutint  l'unité  de  composition  des  espèces,  et  quand  éclata 
la  querelle  qui  le  mit  aux  prises  avec  Cuvier. 

Les  idées  de  Geoffroy  Saint-Hilaire  avaient  d'abord  passé  sans 
protestation  quand  il  les  avait  données  sous  leur  première  forme 
(un  Mémoire  sur  le  crâne  des  oiseaux,paru  en  1807  dans  les  Annales 
du  Muséum);  il  n'y  défendait  encore  que  la  doctrine  d'un  type 
unique  pour  tous  les  animaux  vertébrés.  C'est  seulement  en  1816, 
dans  Le  Règne  animal  distribué  d'après  son  organisation,  que  Cuvier 
repoussa  les  «  analogies  »  signalées  par  Geoffroy  Saint-Hilaire. 
Geoffroy  se  défendit  dans  sa  Philosophie  analomique  (1818-1822).  La 
riposte  de  Cuvier  dans  l'article  «  Nature  »  du  Dictionnaire  des 
sciences  naturelles  (1825)  fut  plus  vive  et  éleva  le  débat.  Il  protestait 
contre  l'idée  qui  attribuait  à  la  «  Nature  »  une  réalité  :  c'était  une 
vue  anti-scientifique  empruntée  aux  «  philosophes  de  la  nature  », 
une  métaphysique  sans  fondement  réel.  Pourquoi  Dieu>  dont  la 
liberté  est  absolue,  aurait-il  été  tenu  d'obéir  aux  prétendues  lois 
que  les  philosophes  de  la  nature  ont  voulu  lui  imposer?  «  Quelle 
loi  aurait  pu  contraindre  le  Créateur  à  produire  sans  nécessité  des 
formes  inutiles,  uniquement  pour  combler  des  lacunes  dans  une 
échelle?  »  Geoffroy  se  défendit  d'être  un  philosophe,  et  la  discus- 
sion, qui  se  poursuivit  de  1825  à  1829,  éclata  publiquement  en 
mars  1830  à  l'Académie  des  Sciences.  A  l'occasion  d'un  mémoire  où 
deux  naturalistes,  Meyroux  et  Laurence!,  essayaient  d'établir  une 
analogie  d'organisation  entre  les  céphalopodes  et  les  vertébrés, 
«  supposant  que  le  céphalopode  serait  un  vertébré  ployé  en  deux 
par  le  dos  »,  Geoffroy  présenta  cette  observation  comme  détruisant 
l'hiatus  entre  les  mollusques  et  les  vertébrés.  Le  conflit  fut  pas- 
sionné. Cuvier  n'abandonne  pas  le  terrain  de  la  science  pure;  il  est 
l'ennemi  des  généralisations  aventureuses,  n'aimant  à  produire  des 
vues  d'ensemble,  que  lorsqu'elles  jaillissent  du  rapprochement  des 
faits.  Attitude  prudente,  où  il  est  d'autant  plus  fort  que  son  adver- 


<  226  > 


CHAPITRE    III 


L'avènement  d'une  Génération  nouvelle. 


saire,  hardi,  étourdi  même.,  choisit  ses  exemples  parmi  les  cas  les 
plus  embarrassants,  les  plus  contestables,  et  va  d'emblée  à  la 
limite  extrême  des  conclusions  possibles.  La  science  impeccable  de 
Cuvier  détruit  ses  audaces,  conteste  le  plus  souvent  avec  raison  les 
«  analogies  »  de  Geoffroy,  en  démontre  la  fausseté,  et  dédaigne 
ensuite  de  discuter  des  conclusions  établies  sur  des  fondements 
aussi  fragiles. 

«  Ce  n'est  pas  aux  anatomisles  qu'il  faut  venir  dire  qu'on  comprimant  et  en 
allongeant  un  poisson  ou  un  reptile  comme  un  morceau  do  pâte,  on  en  l'ait  un 
serpent.  Ll  ses  vertèbres  et  ses  côtes,  où  les  prend-on?  Cette  aile  même  que 
l'on  veut  dériver  d'une  pectorale  de  poisson,  en  quoi  y  ressemble-t-elle?... 
Quelque  opinion  que  l'on  ait  sur  la  haute  métaphysique,  l'étude  des  laits  en  est 
indépendante,  le  panthéisme  ne  change  rien  à  l'anatomie  et,  si  Spinoza  a 
jamais  disséqué  et  que  l'intérêt  de  quelque  système  ne  lui  ait  pas  troublé  la 
vue,  il  a  dû  voir  les  os,  les  muscles  ou  les  nerfs  comme  Boerhave  et  comme 
Haller.  • 

Geoffroy  proteste  qu'il  ne  suffit  pas  de  savoir  correctement 
observer  pour  découvrir  une  vérité  nouvelle;  il  revendique  les  droits 
de  l'imagination  synthétique.  Quand  la  discussion  renaît,  le  15  no- 
vembre 1830,  il  expose  comment  il  a  été  conduit  par  des  vues  théo- 
riques à  soupçonner  chez  les  marsupiaux  l'existence  de  canaux 
péritonéaux  que  la  dissection  fit  en  effet  découvrir,  et  il  ajoute  : 

«  Un  peu  de  poésie  dans  la  science  n'est  donc  pas  inutile,  si  c'est  par  un 
tel  mot  qu'on  doive  caractériser  quelques  inspirations,  lesquelles,  si  on  leur 
rendait  une  justice  complète,  ne  sont  jamais  que  des  déductions  de  faits  géné- 
raux, que  des  jugements  allant  prendre  leurs  motifs  dans  des  racines  enfoncées 

profondément.  » 

Le  2  août  1830,  à  l'heure  où  parvenaient  à  Weimar  les  nouvelles 
de  la  Révolution  de  juillet,  Goethe  s'écriait  en  apercevant  Ecker- 
niann  :  «  Eh  bien,  que  pensez-vous  du  grand  événement?  Le  volcan 
a, fait  explosion  :  tout  est  en  flammes?  ce  n'est  plus  un  débat  à  huis 
clos.  —  Avec  un  pareil  ministère,  répondit  Eckermann,  pouvait-on 
attendre  une  autre  fin?  —  Je  ne  vous  parle  pas  de  ces  gens-là,  dit 
Gœthe.  11  s'agit  pour  moi  de  la  discussion,  si  importante  pour  la 
science,  qui  a  éclaté  entre  Cuvier  et  Geoffroy  Saint-Hilaire.  »  Le 
débat  qui  agitait  l'Académie  devait  passionner  Gœthe  :  ce  qui  revivait 
dans  cette  guerre,  c'était  l'éternel  antagonisme  de  l'esprit  analytique 
et  de  l'esprit  synthétique.  Gœthe  qui,  dans  sa  jeunesse,  rêvait  de 
retrouver  la  plante  originelle  qui  se  ramifiait  dans  l'univers,  se 
réjouit  «  d'avoir  assez  vécu  »  pour  voir  ce  qu'il  crut  être  le  «  triomphe 
d'une  théorie  à  laquelle  il  avait,  dit-il,  consacré  sa  vie  ».  Le  public 
y  vit  autre  chose  qu'un  problème  de  science.  Dans  cette  question, 
ce  qui  était  en  jeu,  c'était  la  place  de  l'homme  dans  la  nature,  et 


IMPORTAS  CE 

DE  CE  DEBAT 

CÉLÈBRE. 


n 


CUVIER  ET 

L'APOLOGÉTIQUE 

CATHOLIQUE. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

c'était  la  place  du  christianisme  dans  le  passé  et  dans  le  présent. 
Les  vues  de  Cuvier  servaient  depuis  longtemps  à  l'apologétique 
traditionaliste.  Au  moment  où  la  géologie  était  le  grand  moyen 
d'attaque  contre  la  religion,  les  catholiques  aimaient  à  répéter  après 
ce  protestant  illustre  ce  qu'il  avait  dit  en  1806  à  l'Institut,  «  qu'il  y 
a  plus  de  80  systèmes  de  géologie  et  qu'il  est  devenu  presque 
impossible  de  citer  le  nom  de  cette  science  sans  exciter  le  rire  ».  Le 
même  Cuvier  avait  solennellement  affirmé  en  1821  l'existence  du 
déluge,  la  dernière  des  «  Révolutions  du  Globe  »  ;  ses  paroles  avaient 
passé  comme  un  texte  sacré  dans  la  controverse  théologique.  La 
cosmogonie  de  Moïse  était  sauvée.  Il  n'est  pas  impossible  que  Cuvier, 
sans  le  dire,  ait  pensé  qu'en  combattant  Geoffroy  Saint-Hilaire,  il 
continuait  à  consolider  le  trône  et  l'autel;  car  c'est  lui  qui  déclara 
le  premier  :  «  Derrière  ces  doctrines,  il  y  le  panthéisme  »,  et  qui 
dénonça  le  danger  qu'elles  offraient  «  pour  la  jeunesse  ». 

Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'on  ne  s'y  trompa  pas  dans  le  clergé; 
on  mena  derrière  Cuvier,  à  l'abri  de  son  grand  nom,  le  bon  combat 
contre  les  conséquences  subversives  de  cette  forme  imprévue  et 
subtile  de  l'éternel  ennemi,  du  panthéisme.  Dès  1831,  les  Annales  de 
philosophie  chrétienne  tiraient  parti  des  travaux  de  l'illustre  savant 
dans  des  articles  intitulés  :  La  vérité  de  la  Genèse  prouvée  par  la 
science.  Geoffroy  se  plaignit  :  «  Je  devais  compter  sur  des  arguments 
de  naturaliste  à  naturaliste;  l'argumentation  est  devenue  théolo- 
gique; l'effet  voulu  a  été  produit  ».  Geoffroy  ne  se  trompait  pas.  Le 
transformisme  fut  étouffé  en  France  par  ce  retentissant  débat;  cette 
hypothèse  disparut  de  la  pensée  scientifique  pour  plus  de  vingt  ans. 


228 


CHAPITRE    IF 

LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DU  GOUVERNE- 
MENT DE  LA  DROITE  (JUIN  1824-JANVIER  1828)1 


I.  L'AVÈNEMENT  DE  CHARLES  X.  —  II.  LE  MILLIARD  DES  ÉMIGRÉS  ET  LE 
DROIT  D'AINESSE.  —  III.  LE  PROGRAMME  RELIGIEUX  ET  LA  DROITE.  —  IV.  L'AGITATION 
GALLICANE.  —  V.  L'OPPOSITION  DE  GAUCHE.  —  VI.  LA  LUTTE  DU  GOUVERNEMENT  CONTRE 
L'OPPOSITION.    —    VII.    LA    POLITIQUE    EXTÉRIEURE    ET    LA    CHUTE    DE    VILLÈLE. 


/.    —   L'AVENEMENT  DE   CHARLES   X 

LA  Chambre  élue  en  1824  ne  représentait  aucune  des  tendances 
politiques  et  intellectuelles  de  la  nouvelle  génération.  La 
majorité  contre-révolutionnaire,  obtenue  par  les  artifices  combinés 
de  la  loi  et  de  l'administration,  n'était  pas  le  reflet  sincère  d'une 
opinion  dominante  et  active.  Son  programme  de  restauration  sociale 
et  religieuse  était  plus  étrange  encore  qu'effrayant.  Elle  fit  passer 
quelques-unes  de  ses  violences  anachroniques  dans  des  textes  légis- 
latifs, multiplia  les  manifestations  symboliques  de  sa  volonté  de  réac- 
tion; mais  elle  ne  réussit  pas,  en  trois  années  de  pouvoir,  à  détruire 
rien   de   ce   qu'elle    détestait,  à    créer  rien  de   ce   qu'elle   désirait. 

1.  Sur  In  contre-opposition  de  droite  et  la  «  défection  »,  voir  surtout  les  Mémoires  de 
Villèle.  Les  incidents  de  la  vie  parlementaire,  la  révocation  de  Chateaubriand  sont 
abondamment  racontés  dans  toutes  les  histoires  delà  Restauration;  ceux  qui  y  trouvent 
de  l'intérêt  peuvent  y  satisfaire  largement  leur  curiosité.  Thureau-Dangin,  dans  Roya- 
listes el  républicains  (ouv.  cité),  donne  un  bon  résumé  des  faits  ;  G  Lanson,  La  défection  de 
Chateaubriand  i'.evue  de  Paris,  1901)  a  renouvelé  le  sujet  en  analysant  le  rôle  de  Chateau- 
briand dans  l'opposition  et  en  proposant  une  ingénieuse  explication  des  contradictions 
apparentes  qu'on  relève  dans  sa  vie  politique. 

La  répartition  du  milliard  des  émigrés  est  donnée  dans  une  publication  du  ministère 
des  Finances  .'  tatê  détaillés  des  liquidations  faites  j>ar  la  commission  des  indemnités.  .  n 
V occasion  de  la  loi  du  27  avril  1825,  au  profil  des  propriétaires  de  biens-fonds  confisqués  ou 
aliénés  révolulionnairement,  9  vol.,  1827-1829. 

L'administration  financière  de  Villèle  ;i  été  défendue  par  d'Audiffret,  Souvenirs  de  l'admi- 
nistration financière  du  comte  de  Villèle,  Paris,  is:>">,  et  violemment  attaquée  par  Ganilh,  I)e 

<     1MJ     > 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

Toutefois,  l'obstination  qu'elle  mit  à  afficher  sa  haine  du  présent, 
son  enthousiasme  —  pourtant  plus  spéculatif  que  pratique  —  pour 
la  contre-révolution,  firent  à  la  longue  l'effet  d'une  menace  inquié- 
tante. Sa  politique  fut  assez  vexatoire  à  l'égard  des  personnes, 
et  compromit  assez  d'intérêts  pour  déconsidérer  le  régime  :  on 
s'habitua  à  juger  les  royalistes  incapables  de  poursuivre  autre  chose 
que  leurs  rancunes  et  d'avoir  un  autre  programme  que  la  guerre 
à  la  France  nouvelle. 


LE  PROGRAMME 
DE  LA  DROITE 
VICTORIEUSE. 


TIEDEUR  DE 
V1LLELE. 


Le  parti  vainqueur  ne  visa  pas  à  détruire  les  institutions 
politiques.  La  Charte,  la  loi  électorale,  n'ayant  pas  empêché  son 
triomphe,  ne  lui  parurent  plus  redoutables,  et  ceux  mêmes  qui  se 
sentaient  peu  de  goût  pour  les  libertés  politiques  ne  songèrent  pas 
à  attaquer  un  système  représentatif  qui  ne  se  montrait  pas  nuisible 
à  leurs  intérêts.  C'est  à  une  reconstitution  religieuse  et  sociale  que 
tendirent  les  efforts  du  parti.  On  l'avait  publiquement  annoncé  : 

«  Électeurs,  voulez-vous,  disaient  les  journaux  libéraux  avant  les  élections, 
empêcher  :  1°  de  donner  l'état  civil  au  clergé,  de  lui  assurer  un  revenu  indé- 
pendant et  de  lui  confier  l'instruction  de  la  jeunesse-:  2°  de  rétablir  les  jurandes 
et  les  maîtrises;  3°  d'enlever  aux  patriotes  leur  influence  politique;  4°  d'intro- 
duire dans  la  législation  un  moyen  de  fonder  une  aristocratie  territoriale; 
5°  d'indemniser  les  émigrés;  6°  de  mettre  des  entraves  législatives  à  la  division 
des  propriétés?  » 

A  quoi  la  Quotidienne  répondit  : 

«  Si  les  libéraux  vont  aux  élections  pour  que  toutes  ces  choses  ne  se 
fassent  pas,  nous  conseillons  aux  royalistes  d'y  aller  pour  qu'elles  se  fassent.  » 

Mais  le  chef  de  la  droite  était  moins  empressé  que  ses  troupes 
à  réaliser  ce  programme.  Villèle  n'était  plus  en  1824  l'ultra  de  pro- 
vince qu'il  avait  été,  alors  qu'il  protestait  contre  la  Charte  et  qu'il 
traduisait  les  colères  de  la  Chambre  introuvable.  La  pratique  des 
affaires  avait  refroidi  son  ardeur  pour  l'ancien  régime  et  accru  sa 

la  science  des  finances  el  du  ministère  de  M.  de  Villèle.  Paris,  1825.  L'histoire  des  opérations 
financières  est  faite  dans  le  livre  de  Calmon  (déjà  cité). 

L'agitation  gallicane  a  donné  lieu  à  des  publications  retentissantes  citées  dans  le  texte. 
Les  antécédents  gallicans  de  Montlosier  sont  indiqués  dans  Bardoux,  Le  comte  de  Monl- 
losier  et  le  gallicanisme,  Paris,  1881.  La  Société  de  la  propagation  de  la  foi  est  étudiée  dans 
deux  articles  de  Lajudic  (Université  catholique,  1904).  Voir  aussi  J.  Burnichon,  La  Con- 
grégation de  Jésus  en  France,  Histoire  d'un  siècle,  t.  I  (déjà  cité). 

Sur  les  élections,  outre  l'ouvrage  déjà  cité  de  G.  Denis  Weill,  Les  élections  législatiues 
depais  1789,  voir,  dans  les  Mélanges  politiques  el  historiques  de  Guizot,  le  chapitre  Des 
élections  et  de  la  société  «  Aide-toi,  le  ciel  l'aidera  »  en  1821.  Il  y  a  des  renseignements 
intéressants  sur  les  formes  littéraires  de  l'opposition  de  gauche  dans  Théodore  Muret, 
L'histoire  par  le  théâtre,  1789-1851,  3  vol.  iS64-65. 

La  politique  extérieure  est  étudiée  longuement  et  diligemment,  comme  à  l'ordinaire, 
dans  Viel-Castel.  Il  faut  aussi  avoir  recours  à  Debidour,  Histoire  diplomatique  (déjà  citée) 
et  au  t.  II  du  Manuel  historique  de  politique  étrangère  d'E-  Bourgeois;  ils  donnent  les  ren- 
seignements bibliographiques  nécessaires.  Cf.  aussi  Debidour,  Le  colonel  Fabvier,  1904. 

<   a'io  > 


chapitre  iv  Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 

répugnance  naturelle  à  l'égard  des  systèmes  et  des  doctrines.  Médio- 
crement religieux,  il  n'estimait  pas  qu'il  fût  désirable  d'augmenter 
l'autorité  du  clergé;  ayant  le  sens  droit,  il  ne  croyait  pas  qu'il  fût 
possible  de  reconstituer  en  France  une  grande  propriété  privilégiée. 
Comme  Polignac  lui  proposait  tout  un  programme  de  réformes 
destiné  à  arrêter  le  morcellement  des  propriétés,  à  autoriser  les 
substitutions,  à  élargir  la  liberté  testamentaire,  il  lui  répondait  en 
invoquant  les  faits  et  les  mœurs  :  «  Personne  ne  veut  vivre  à  la 
campagne  sur  ses  biens;  tous  nos  gentilshommes  se  font  bourgeois 
tant  qu'ils  peuvent  ».  De  même,  il  constatait  la  répugnance  des 
pairs  à  obéir  à  la  loi  de  1817  :  elle  leur  prescrivait  de  constituer  des 
majorats;  mais  pour  la  plupart  ils  auraient  mieux  aimé  laisser  périr 
leur  pairie  que  d'immobiliser  leur  fortune;  personne  ou  presque 
personne  n'usait  de  la  faculté  que  lui  laissait  le  Gode  d'avantager 
un  des  enfants;  le  droit  d'aînesse  était  aboli  plus  sûrement  encore 
par  les  mœurs  que  par  les  lois,  par  les  mœurs  que  Villèle  voyait 
lui-même  «  encore  tout  empreintes  des  suites  de  la  Révolution  ». 
Toutefois,  comme  il  tenait  au  pouvoir,  il  se  résigna  sans  trop  de 
difficulté  à  défendre  un  programme  auquel  il  ne  croyait  plus,  et  il 
ne  marchanda  aux  royalistes  ni  les  satisfactions  matérielles  qu'ils 
attendaient  de  l'indemnité  aux  émigrés,  ni  les  satisfactions  morales 
qu'ils  espéraient  d'une  législation  de  combat. 

Il  ne  réussit  pourtant  pas  à  donner  le  change  sur  ses  sentiments  formation 

intimes  et  son  zèle  fut  assez  vite  jugé  insuffisant.  Un  groupe  d'une  opposition 
d'extrême  droite  ne  lui  avait  pas  pardonné  ses  hésitations  dans 
l'affaire  d'Espagne.  La  Bourdonnaie,  dont  les  griefs  s'aggravaient 
d'antipathie  personnelle,  en  prit  la  direction,  et  cette  contre-oppo- 
sition l'attaqua  dans  les  journaux.  Comme  la  loi  de  tendance 
ne  permettait  guère  de  poursuivre  la  presse  royaliste,  Villèle  fit 
acheter  secrètement  les  feuilles  de  droite  qui  le  combattaient.  La 
Foudre,  ÏOriflamme,  le  Drapeau  blanc,  la  Gazette  de  France,  le 
Journal  de  Paris  devinrent  en  effet  ministériels;  mais  le  directeur 
de  la  Quotidienne,  Michaud,  que  les  nouveaux  actionnaires  voulurent 
évincer,  plaida  contre  eux  et  gagna  son  procès.  Toute  l'affaire  fut 
dévoilée  au  tribunal;  le  scandale  fut  tel  que  Villèle  dut  renoncer  à 
poursuivre  l'opération.  Au  reste,  la  presse  ministérielle,  ancienne 
ou  achetée,  ne  gagnait  pas  de  lecteurs  :  on  calculait  que  les  six  jour- 
naux parisiens  d'opposition,  tant  de  gauche  que  de  droite,  réunis- 
saient 41  000  abonnés;  ceux  du  ministère  n'en  comptaient  que  14  000. 

La  contre-opposition  de  droite  se  fortifia  bientôt  de  l'adhésion  de  chateaubriand 
Chateaubriand.  Ce  fut  un  événement  considérable.  Villèle,  depuis  rtŒFS^DB Ucetts 
la  guerre  d'Espagne,  redoutait  les  grandes  pensées  de  son  ministre  sition. 

(    ï3l     > 


Le  Gouvernement  parlementaire.  uyub  ii 

des  Affaires  étrangères.  Il  n'aimait  pas  davantage  sa  prétention 
à  agir  à  sa  guise,  à  échapper  à  l'autorité  du  chef  du  gouverne- 
ment. Des  froissements  d'amour-propre  avaient  rendu  leurs  rela- 
tions difficiles;  Villèle  s'en  plaignit,  et  le  Roi  prit  son  parti  :  le  tsar 
Alexandre  ayant  envoyé  à  Chateaubriand  le  cordon  de  Saint-Andr<\ 
oubliant  le  Président  du  Conseil  .  «  J'ai  reçu,  dit  Louis  XVIÎI 
à  Villèle,  un  soufflet  sur  votre  joue  ».  D'autres  griefs  étaient  plus 
graves  :  on  soupçonnait  Chateaubriand  d'avoir,  par  son  attitude  à  la 
Chambre  des  pairs  (et  aussi,  disait-on,  par  ses  conversations  privées) 
fait  échouer  un  projet1  de  conversion  des  rentes  (3  juin).  Le  Roi  s'en 
montra  très  irrité  et  dit  le  surlendemain  à  Villèle  :  «  Chateaubriand 
nous  a  trahis  comme  un  gueux.  Faites  l'ordonnance  de  son  renvoi. 
Qu'on  le  cherche  partout  et  qu'on  la  lui  remette  à  temps.  Je  ne  veux 
pas  le  voir  ».  L'ordonnance,  datée  du  6  juin,  fut  remise  à  Chateau- 
briand au  moment  où  il  allait  saluer  Monsieur  au  Pavillon  de 
Marsan.  C'était  le  jour  de  la  Pentecôte.  Le  Roi,  après  la  messe,  réunit 
le  Conseil,  qui  approuva  son  énergie  :  le  ministère  était  sauvé,  et 
vengé  de  l'échec  qu'il  avait  subi  devant  la  Chambre  des  pairs. 
«  Chassé  »  du  pouvoir,  et  «  mortellement  blessé  »,  Chateaubriand  ne 
pardonna  pas.  Il  entra  à  la  rédaction  du  Journal  des  Débats  que 
dirigeait  son  ami  Bertin  :  «  Souvenez-vous,  dit  Bertin  à  Villèle,  que 
les  Débats  ont  renversé  les  ministères  Decazes  et  Richelieu;  ils  sau- 
ront bien  renverser  le  ministère  Villèle.  —  Vous  avez  renversé  les 
premiers  en  faisant  du  royalisme,  répondit  Villèle;  pour  renverser  le 
mien,  il  vous  faudra  faire  de  la  révolution.  »  Bertin  et  Chateaubriand 
ne  firent  pas  «  de  la  révolution  »,  mais  ils  déclarèrent  une  guerre 
sans  merci  au  ministère.  Le  Journal  des  Débats  écrivit  : 

«  C'est  pour  la  seconde  fois  que  M.  de  Chateaubriand  subit  l'épreuve  d'une 
destitution  solennelle.  Il  fut  destitué,  en  1816,  comme  ministre  d'État,  pour 
avoir  attaqué  la  fameuse  ordonnance  du  5  septembre....  MM.  de  Villèle  et  Cor- 
bière étaient  alors  de  simples  députés,  chefs  de  l'opposition  royaliste,  et  c'est 
pour  avoir  embrassé  leur  défense  que  M.  de  Chateaubriand  devint  la  victime  de 
la  colère  ministérielle.  En  1824,  M.  de  Chateaubriand  est  encore  destitué;  et 
c'est  par  MM.  de  Villèle  et  Corbière  qu'il  est  sacrifié.  En  1816,  il  est  puni  d'avoir 
parlé:  en  1824.  il  est  puni  de  s'être  tu.  Son  crime  est  d'avoir  gardé  le  silence  dans 
la  discussion  de  la  loi  sur  les  rentes.  Toutes  les  disgrâces  ne  sont  pas  des 
malheurs.  L'opinion  publique,  juge  suprême,  nous  apprendra  dans  quelle  classe 
il  faut  placer  celle  de  M.  de  Chateaubriand;  elle  nous  apprendra  aussi  à  qui 
l'ordonnance  de  ce  jour  aura  été  la  plus  fatale,  des  vainqueurs  ou  du  vaincu.  » 

Quinze  jours  après,  les  lecteurs  des  Débats  pouvaient  recon- 
naître   la    main     de    l'ancien    ministre    des    Affaires    étrangères 


t.  Voir  page  2^o. 


a$2 


CnAPITRE   IV 


Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 


CHATEAUBRI.iXD 
JOURNALISTE. 


clans  le  réquisitoire  que  le  journal  dressait  contre  ses  anciens 
collègues  : 

«  Une  administration  timide,  sans  éclat,  pleine  de  ruse,  avide  de  pouvoir; 

—  un  système  politique  antipathique  au  génie  de  la  France  et  contraire  à  l'esprit 
de  la  Charte;  —  un  despotisme  obscur,  prenant  l'effronterie  pour  de  la  force; 

—  la  corruption  érigée  en  système;  —  les  hôtels  des  ministres  devenus  des 
espèces  de  bazars  où  les  consciences  étaient  mises  à  l'encan;  —  la  liberté  des 
élections  violée  par  de  déplorables  circulaires;  —  la  France,  enfin,  livrée  à  des 
baladins  politiques 

Les  libéraux  —  c'est  l'un  deux,  Duvergier  de  Hauranne,  qui  le 
constate  —  n'en  avaient  jamais  dit  davantage.  Ils  rendirent  grâces 
à  leur  nouvel  allié. 

Ainsi  la  défection  de  Chateaubriand  rapprocha  les  deux  oppo- 
sitions, celle  de  gauche  et  celle  de  droite,  auparavant  impuissantes 
et  divisées;  car  Chateaubriand  journaliste  dut  prendre,  pour  com- 
battre un  ministère  détesté,  la  défense  des  libertés  publiques  dont 
sa  plume  avait  besoin;  il  s'exprima  comme  les  libéraux,  usa  des 
mêmes  arguments  qu'eux,  mais  avec  l'autorité  que  lui  donnaient 
son  dévouement  notoire  à  la  dynastie,  l'éclat  d'un  talent  sans  égal, 
la  hauteur  de  vues,  les  lumières  prophétiques  d'un  poète  affranchi 
des  réalités  contingentes.  Lui  seul  pouvait  se  permettre,  après 
avoir  sur  terre  livré  bataille  contre  l'amortissement  ou  contre 
le  licenciement  de  la  garde  nationale,  de  monter  dans  des  régions 
inaccessibles  au  vulgaire;  son  regard  de  prophète  y  apercevait  la 
prochaine  révolution  qui  «  pourrait  se  réduire  à  une  nouvelle 
édition  de  la  Charte,  dans  laquelle  on  se  contenterait  de  changer 
seulement  deux  ou  trois  mots  »,  et,  plus  au  loin,  la  République.  Ce 
conservateur  eut,  comme  dit  Guizot,  «  la  sympathique  intelligence 
des  impressions  morales  de  son  pays  et  de  son  temps  »;  cet  ultra 
libéré  donna  des  ailes  au  libéralisme. 

Malgré  ces  défections  retentissantes,  les  deux  oppositions 
réunies  ne  groupèrent  jamais  plus  de  60  à  70  voix  à  la  Chambre 
des  députés.  La  Chambre  des  pairs  était  plus  redoutable.  Elle  com- 
prenait, outre  les  anciens  fonctionnaires  de  l'Empire  qui  avaient 
arrêté  la  fougue  de  la  Chambre  introuvable,  la  «  collection  com- 
plète »  —  l'expression  est  de  Villèle  —  de  tous  les  anciens  minis- 
tres; il  est  naturel  qu'ils  fussent  peu  portés  à  juger  favorablement 
leurs  successeurs.  Aussi  est-ce  dans  cette  Chambre  que  se  forma 
l'op position  la  plus  vigoureuse  et  la  plus  efficace  au  programme 
de  la  droite  victorieuse. 

La  mort  de  Louis  XVIII  (16  septembre  1824)  donna  le  trône  au  avènement 

chef  du  parti  contre-révolutionnaire.  Cet  événement  fît  redouter  à       DE  CHÂRLl 

<   ■->.'>'>  > 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

la  France  et  à  l'Europe  une  réaction  immédiate  et  violente,  qui  eût 
compromis  la  monarchie.  On  savait  de  longue  date  les  opinions  du 
nouveau  Roi,  son  rôle,  son  entêtement  d'émigré,  son  «  impertur- 
bable incorrigibilité  »,  disait  Pozzo  di  Borgo,  la  guerre  qu'il  avait 
faite  à  Decazes,  la  part  qu'il  avait  prise  à  la  chute  de  Richelieu. 
Rien  n'avait  entamé  la  conviction  qu'il  exprimait  à  Wellington 
en  1817  :  la  majorité  du  peuple  partagerait  son  opinion  dès  que  le 
pouvoir  appartiendrait  à  ses  amis;  à  quoi  Wellington  avait  répliqué 
que  Monsieur  le  prenait  pour  une  bête.  Les  succès  électoraux  de 
la  réaction  royaliste  depuis  1820  l'avaient  encore  raffermi  dans  la 
certitude  que  son  parti  était  le  plus  fort  dans  le  pays. 
premiers  actes  Pourtant,  on  put  croire  un  instant  qu'on  s'était  trompé  sur 

du  roi.  Charles  X.   Ses   premières    paroles,   qui    furent    conciliantes,   ses 

premiers  actes,  l'abolition  de  la  censure  (20  septembre),  les  grâces 
accordées  à  quelques  condamnés  politiques,  rassurèrent  tout  le 
monde,  même  les  libéraux  de  gauche.  Guizot  écrivit  :  «  Pour  la  pre- 
mière fois,  les  libéraux  ont  reconnu  les  Bourbons  ».  On  crut  même 
prochaine  la  chute  de  Villèle,  que  l'attitude  du  nouveau  Roi  sem-  • 
blait  désavouer.  Metternich  jugeait  que  Charles  X  «  allait  un  peu 
loin  dans  ses  avances  au  côté  gauche  ».  L'illusion  fut  courte,  et 
chacun  reprit  vite  sa  place  accoutumée.  Frayssinous,  faisant  l'oraison 
funèbre  de  Louis  XVIII,  parla  de  la  Charte  comme  d'une  expérience 
dont  le  temps  révélerait  les  avantages  et  les  inconvénients.  Dans  le 
discours  du  trône,  le  Roi  ne  prononça  pas  le  mot  de  «  Charte  »  ;  il 
ne  fut  question  que  des  «  institutions  »  dues  à  la  sagesse  du  feu 
Roi.  La  méfiance  mise  en  éveil  se  fit  subtile  :  on  remarqua  que  le 
libre  exercice  des  cultes,  la  garantie  promise  aux  acquéreurs  de 
biens  nationaux  n'étaient  pas  des  institutions.  Dans  l'adresse  de  la 
Chambre,  l'omission  de  la  Charte  fut  plus  significative,  la  gauche 
ayant  demandé  qu'elle  y  fût  mentionnée.  Une  ordonnance  (3  dé- 
cembre) mit  à  la  retraite  Les  officiers  généraux  qui,  «  ayant  droit 
à  la  retraite,  n'avaient  pas  été  employés  depuis  le  1er  janvier  1816  », 
et  ceux  qui,  «  n'ayant  pas  été  employés  depuis  cette  époque,  mais 
ayant  cessé  d'être  en  service  actif  depuis  le  1er  janvier  1823,  avaient 
droit  au  maximum  de  leur  retraite  »;  cette  mesure  frappait  56  lieu- 
tenants-généraux et  3  maréchaux  de  camp  de  l'armée  impériale; 
mais  elle  n'atteignit  aucun  des  officiers  (ils  étaient  près  de  400) 
créés  en  1814  et  en  1815  sans  aucune  condition  de  service,  choisis 
dans  l'armée  des  Princes,  dans  celle  de  Condé,  ou  dans  les  armées 
étrangères.  La  réaction  de  1815  semblait  renaître;  on  s'attendit  ù 
revoir  bientôt  «  la  contre-révolution  et  le  règne  des  prêtres  ». 
sacre  de  reims.         L'inquiétude  grandit  quand  le  Roi  annonça  l'intention  •  de  se 

-*  234  > 


chapitre  iv  Dernières  années  du  gouvernement   de  la  Droite. 

faire  sacrer  à  Reims.  C'était  une  idée  de  Chateaubriand  :  «  Charles  X, 
disait-il  dans  sa  brochure  Le  Roi  est  mort.  Vive  le  roi!  paraîtra  plus 
auguste  encore  en  sortant,  consacré  par  l'onction  sainte,  des  fon- 
taines où  fut  régénéré  Clovis  ».  Mais  la  Sainte  Ampoule  avait  été 
brisée  en  1794.  Le  cardinal  de  Latil,  archevêque  de  Reims,  qui  avait 
été  confesseur  de  Charles  X  et  l'avait  jadis  «  ramené  dans  les  voies 
du  salut  »,  retrouva  «  miraculeusement  »  quelques  gouttes  d'huile 
échappées  à  la  destruction.  On  discuta  longtemps  si,  dans  le  ser- 
ment qu'il  prononcerait  le  jour  de  la  cérémonie,  la  Charte  serait 
nommée.  Le  Roi  finit  par  s'y  résoudre,  sur  le  conseil  de  Villèle  ;  mais 
le  nonce  du  pape  ne  cacha  pas  son  mécontentement.  Dans  la  cathé- 
drale, transformée  en  temple  grec,  lorsqu'on  vit  Moncey  «  conné- 
table »  porter  l'épée  de  Charlemagne,  Soult  le  sceptre,  Mortier  la 
main  de  justice,  et  Jourdan  la  couronne,  quand  on  entendit  tout  un 
peuple  «  ivre  d'enthousiasme  et  d'amour  »  crier  :  «  Vivat  rex  in 
selernum!  »  il  apparut  que  la  Révolution  n'était  plus  dans  l'histoire 
de  France  qu'un  accident,  une  rébellion  dont  le  souvenir  serait 
bientôt  effacé  (29  mai  1825).  Le  devoir  des  députés  était  tout  tracé  : 
seconder  les  vues  de  la  Providence,  travailler  hardiment  à  abolir  ce 
qui  subsistait  d'une  œuvre  malfaisante  et  impie. 

La  Chambre  élue  en  1824  travailla  à  reconstituer  la  propriété 
foncière  noble,  en  indemnisant  les  émigrés  et  en  rétablissant  le  droit 
d'aînesse;  —  à  restaurer  la  puissance  morale  et  sociale  de  l'Église, 
en  rétablissant  les  communautés  religieuses,  en  donnant  aux  ten- 
dances dominatrices  du  clergé  l'appui  d'une  législation  spéciale  et 
d'un  privilège  de  droit.  Mais  cette  œuvre  ne  fut  qu'ébauchée;  la 
Chambre  allait  disparaître  avant  d'avoir  pu  l'achever,  et  le  parti 
qui  l'avait  tentée  perdre  pour  toujours  la  majorité. 


//.   —    LE     MILLIARD    DES    EMIGRES    ET  LE    DROIT 
D'AINESSE 


L 


A   Charte  ayant   garanti    l'irrévocabilité  des    ventes  de   biens  la  question 


nationaux,  il  n'était  pas  possible,  sans  la  violer,  de  rendre  aux 
émigrés  leurs  anciennes  propriétés.  L'article  le  plus  important  du 
programme  de  la  droite,  «  remettre  toutes  les  classes  de  la  société 
dans  l'état  où  elles  se  trouvaient  avant  la  Révolution  »,  était 
donc  irréalisable,  au  moins  tant  que  serait  respectée  la  Charte.  On 
ne  pouvait  dès  lors  que  fonder  en  théorie  le  droit  des  émigrés,  leur 
caractère  de  propriétaires  légitimes,  et  leur  donner  la  satisfaction 
positive  d'un  acompte.  Le  problème  était  aussi  ancien  que  la  Res- 


DE  VINDEM 
AUX  ÉMIGRÉS. 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

tauration.  La  loi  du  5  décembre  1814  avait  décidé  naguère  la  remise 
aux  anciens  émigrés  de  la  portion  non  vendue  de  leurs  biens;  les 
propositions  et  les  discussions  fréquentes  concernant  les  biens 
vendus  avaient  fait  considérer  comme  précaires,  inférieurs  et  tou- 
jours menacés  les  droits  de  leurs  nouveaux  propriétaires.  Villèle 
pensa  régler  la  question  en  donnant  aux  émigrés  en  rentes  sur 
l'État  la  valeur  de  leurs  immeubles  vendus;  ces  rentes  seraient 
créées  sur  les  ressources  fournies  par  une  conversion.  Un  premier 
projet  échoua  en  1824;  un  second,  analogue,  fut  voté  en  1825. 
le  premier  Le  premier  projet  attribuait  un  intérêt  de  trois  pour  cent  aux 

i'uujet.  rentes  qui  avaient  été  créées  à  cinq  pour  cent.  L'économie  de  30  mil- 

lions par  an,  représentant  un  capital  d'un  milliard,  aurait  été  con- 
sacrée à  «  fermer  les  dernières  plaies  de  la  révolution  »,  disait  le  dis- 
cours du  trône,  c'est-à-dire  à  indemniser  les  émigrés.  Ce  chiffre  d'un 
milliard  (exactement  987  819  962  francs)  était  obtenu  par  les  estima- 
tions faites  des  biens  d'après  le  revenu  de  1790,  ou,  à  leur  défaut, 
d'après  le  prix  de  vente;  déduction  était  faite  des  dettes  payées  au 
moment  de  la  vente  à  des  tiers  pour  le  compte  des  émigrés,  et,  au 
cas  de  rachat  par  l'émigré  dépossédé,  de  la  différence  entre  le  prix 
de  rachat  et  la  valeur  du  bien.  Mais  l'État  devait  être  en  mesure  de 
rembourser  les  porteurs  de  titres  désireux  d'éviter  une  réduction  de 
leurs  rentes  ;  il  fallait  donc  attendre  que  le  cours  de  la  rente  eût  atteint 
le  pair,  ou  provoquer  un  mouvement  de  hausse  pour  l'y  faire  monter, 
de  manière  à  rembourser  le  5  p.  100  en  vendant  les  nouveaux  titres 
3  p.  100  au  taux  de  75,  c'est-à-dire  à  l'intérêt  réel  de  4  p.  100.  Les 
banquiers  Rothschild,  Laffitte  et  Baring  s'engagèrent  à  prendre  ces 
titres  nouveaux  et  à  fournir,  en  échange,  les  capitaux  nécessaires  au 
remboursement,  moyennant  l'abandon  des  bénéfices  de  la  conversion 
jusqu'au  1er  janvier  1826.  La  rente  5  p.  100  étant  montée,  en  jan- 
vier 1824,  à  96  francs,  le  17  février  à  100  francs,  et  le  5  mars  à 
104  francs,  le  moment  sembla  favorable.  Le  projet  passa  pénible- 
ment à  la  Chambre.  Les  deux  oppositions,  celle  de  gauche  et  celle  de 
droite,  contestèrent  à  l'État  le  droit  de  rembourser  le  capital  de  la 
dette,  et  attaquèrent  l'opportunité  de  la  mesure  :  la  hausse  du 
5  p.  100,  dit-on,  était  factice;  il  retomberait  à  la  moindre  alerte, 
l'intérêt  réel  des  capitaux  étant  supérieur  à  4  p.  100,  puisque  le 
taux  des  Bons  du  Trésor  se  maintenait  entre  cinq  et  six;  il  fallait 
donc  que  le  concours  offert  par  les  banquiers  pour  le  rembourse- 
ment fût  singulièrement  onéreux  pour  qu'ils  consentissent  à  courir 
le  risque  de  prêter  à  4  p.  100;  l'augmentation  d'un  tiers  du  capital 
nominal  de  la  dette  pèserait  sur  les  rachats  de  la  caisse  d'amortis- 
sement; enfin,  il  n'était  pas  laissé  aux  rentiers  un  délai  d'option 

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H.  C.  IV.  —  l'i .  L2.  Page  236. 


chapitre  iv  Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 

suffisant  entre  la  conversion  et  le  remboursement  :  «  M.  le  ministre, 
déclara  Casimir  Perier,  n'a  laissé,  pour  ainsi  dire,  entre  l'éveil  qu'il 
leur  a  donné  et  l'opération  dont  ils  sont  victimes,  que  l'intervalle 
entre  l'éclair  qui  éblouit  et  la  foudre  qui  écrase  ».  La  grande  majo- 
rité des  rentiers  étaient  des  Parisiens;  la  conversion  leur  enlèverait 
20  millions  de  revenus;  on  distribuerait  aux  propriétaires  fonciers 
de  province  les  dépouilles  prélevées  sur  les  propriétaires  mobi- 
liers de  la  capitale.  Ce  qu'on  visait,  c'était  en  réalité  l'appauvrisse- 
ment d'une  classe  d'adversaires  politiques,  c'était,  concluait  Perier 
ens'adressantà  la  majorité,  «  mettre  à  votre  merci  la  seule  classe  de 
Français  qui  pouvait  vous  offrir  aujourd'hui  le  danger  d'une  lutte 
personnelle  ».  La  loi  fut  votée  par  238  députés  contre  145;  le  chiffre 
de  la  minorité  parut  très  élevé  dans  une  Chambre  presque  entière- 
ment ministérielle.  La  Chambre  des  pairs  repoussa  le  projet 
(135  voix  contre  102)  comme  dangereux  (3  juin  1824)  :  il  lui  parut 
impolitique  de  réduire  le  revenu  des  petits  rentiers. 

La  combinaison  financière  qui  devait  permettre  d'indemniser  les         le  deuxième 

« .  PROJET. 

émigrés  ayant  échoué,  le  gouvernement  présenta  directement  le 
projet  d'indemnité.  Trente  millions  de  rentes  au  capital  d'un  mil- 
liard à  créer  en  cinq  ans  y  seraient  affectés.  Quant  aux  moyens  de 
se  les  procurer,  Villèle  annonça  qu'il  les  demanderait  pour  moitié 
aux  fonds  laissés  libres  par  les  rachats  annuels  de  la  Caisse  d  amor- 
tissement1, pour  l'autre  moitié  aux  excédents  du  budget.  Le  projet 
d'indemnité  se  trouva  donc  lié  à  un  projet  sur  la  dette  publique  et 
sur  l'amortissement  :  l'économie  obtenue  par  les  rachats  de  la 
Caisse  d'amortissement  à  réaliser  du  25  juin  1825  au  25  juin  1830, 
et  évaluée  par  Villèle  à  15  millions  de  renies 2,  assurerait  en  effet 
le  paiement  de  la  moitié  des  rentes  à  créer  pour  l'indemnité;  mais 
l'État  ne  rachèterait  plus  les  rentes  dont  le  cours  était  au-dessus 
du  pair,  et  les  propriétaires  des  titres  à  5  p.  100  pourraient  pen- 
dant trois  mois  les  convertir  en  3  p.  100  au  taux  de  75  ou  en  4  1/2 
au  taux  de  100  francs,  non  remboursable  pendant  dix  ans;  enlin, 
le  bénéfice  réalisé  par  la  réduction  de  charges  résultant  de  la  con- 

i.  La  caisse  d'amortissement  avait  été  créée  par  la  loi  de  finances  du  28  avril  1816,  qui 
avait  décidé  en  outre  que  les  rentes  acquises  par  la  Caisse  au  moyen  de  sa  dotation  ut 
des  arrérages  accumulés  ne  pourraient  être  ni  vendues,  ni  mises  en  circulation.  Une  loi 
fixerait  les  époques  et  la  quotité  des  annulations.  La  loi  du  ^">  meurs  1817  Art.  î-i'j  attribua 
à  la  cajsse  mu-  dotation  annuelle  de  tfi  millions.  La  ••aisse  avait,  au  1er  mai  iSi>.  racheté 
pour  M7  millions  de  rente  5  p.  100.  Villèle  proposai  I  que  pendant  cinq  an-,  cola-dire 
jusqu'à  i83o,  les  rentes  à  acquérir  par  la  caisse  lussent  rayées  du  Grand  Livre  au  fur  et 
.-.  mesure  de  leur  achal , 

•..  I.  évaluation  de  Villèle  resta  au-dessous  de  la  réalité.  En  juin  i83o,  les  rachats  opérés 
depuis  182Ô  s'élevèrent  à  16  millions  de  renies  Une  ordonnance  intervint  alors  4  juin), 
qui  rendit  à  la  Caisse  d'amortissement  la  jouissance  de»  rentes  qu'ello  rachèterait  ù  partir 
du  22  juin  ii>3o. 

<    2În    > 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


CARACTERES 
DE  L'INDEMNITÉ. 


EST-ELLE 

UNE  DETTE  OU 

UNE  LIBÉRALITÉ! 


LE  DEBAT  SUR 
L'INDEMNITÉ. 


version  de  l'ancienne  dette  serait  employé  à  diminuer  les  quatre 
contributions. 

Le  double  projet  du  gouvernement  donna  lieu  à  deux  débats, 
l'un  politique,  l'autre  financier.  Dans  le  débat  financier,  l'opposition 
des  deux  Chambres  produisit  à  nouveau  le  principal  argument  de  la 
discussion  de  1824:  le  taux  réel  de  l'intérêt  de  l'argent  en  France 
était  de  5  p.  100;  si  la  rente  était  au-dessus  du  pair  (elle  était  montée 
à  102  francs),  cette  hausse  était  due  à  la  spéculation  et  aux  manœu- 
vres du  gouvernement;  la  conversion  serait  le  signal  d'un  effondre- 
ment des  cours.  Le  débat  politique  porta  autant  sur  l'émigration 
elle-même  que  sur  l'indemnité.  L'exposé  des  motifs  présenta  l'in- 
demnité «  comme  une  sorte  de  créance  »,  et  comme  une  «  suite  de 
l'inviolabilité  des  contrats  passés  sous  l'empire  des  confiscations  »; 
l'heure  d'acquitter  cette  créance  n'avait  été  jusqu'ici  retardée  que 
par  l'état  des  finances,  par  la  nécessité  de  faire  face  à  de  plus  pres- 
santes obligations.  Toutefois  l'exposé  ne  disait  pas  avec  clarté  si 
l'Etat  acquittait  une  dette  juridiquement  fondée  ou  s'il  faisait  une 
générosité  spontanée,  sans  y  être  contraint  sinon  par  une  obligation 
morale.  Les  conséquences  financières  pour  l'État  étaient  pareilles 
dans  l'un  et  dans  l'autre  cas;  mais  les  conséquences  juridiques 
étaient,  selon  la  réponse  faite  à  cette  question  de  principe,  différentes 
pour  les  intéressés;  et  surtout,  la  loi  prenait,  dans  le  cas  où  l'on 
adopterait  la  première  théorie,  une  autre  signification  politique. 
L'opposition  de  droite  considérait  que  l'indemnité  n'était  que  le  rem- 
boursement légitime  d'expropriations  restées  nulles  en  droit  (ayant 
été  faites  par  des  gouvernements  illégitimes),  jusqu'au  jour  où  la 
Charte  les  avait  légalisées.  Cette  théorie  ouvrait  la  porte  à  toutes 
les  réclamations  fondées  sur  l'inobservation  des  formalités  pres- 
crites par  les  lois  révolutionnaires  relatives  aux  ventes,  et  qu'évi- 
demment la  Charte  n'avait  pas  pu  légaliser.  La  seule  possibilité  de 
cette  recherche  suffisait  à  remettre  en  question  la  validité  de  tous 
les  achats  de  biens  nationaux. 

Ce  fut  bien  là,  en  effet,  l'intention  de  la  commission  de  la 
Chambre  quand,  distinguant  entre  la  «  restitution  de  grâce  »  et 
la  «  restitution  de  justice  »,  elle  déclara  non  avenus  tous  les  actes 
commis  avant  le  rétablissement  de  l'autorité  légitime.  Les  orateurs 
de  droite  appuyèrent  ces  vues.  La  Bourdonnaie  soutint  que  l'article  9 
de  la  Charte  avait  maintenu  aux  acquéreurs  la  possession  de  fait 
dans  l'intérêt  de  la  tranquillité  publique,  mais  n'avait  pu  leur  donner 
le  droit  de  propriété;  M.  de  Beaumont  dit  que  les  émigrés  étaient 
restés  légitimes  propriétaires  de  leurs  biens,  comme  Louis  XVIII 
l'était  resté  de  son  royaume  :  «  La  succession  légitime  de  chaque 


a'38 


chapitre  iv  Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 

famille  en  particulier  garantit  à  la  famille  royale  sa  succession  légi- 
time ».  La  vraie  solution  était  de  rendre  les  terres  aux  émigrés  ou  à 
leurs  descendants,  et  de  donner  l'indemnité  aux  acquéreurs.  «  Si  Ton 
recherche,  dit  Duplessis-Grenedan,  le  sens  vrai  de  l'article  9  de  la 
Charte,  on  voit  d'abord  qu'il  s'entend  nécessairement  des  propriétés 
légitimement  acquises.  Il  serait  trop  absurde  d'interpréter  une  loi 
de  manière  qu'on  pût  en  induire  que  les  propriétés  sont  inviolables 
même  lorsqu'elles  ont  été  volées  »;  et  il  concluait  à  la  restitution 
pure  et  simple.  L'opposition  de  gauche,  après  avoir  contesté  la 
compétence  de  la  Chambre  qui,  comprenant  une  majorité  d'inté- 
ressés, ne  pouvait  être  juge  dans  sa  propre  cause,  nia  que  l'indem- 
nité eût  un  fondement  de  droit.  C'était  une  pure  générosité,  inop- 
portune d'ailleurs  et  injustifiée  :  inopportune,  parce  que  l'état  de 
la  richesse  publique  ne  permettait  pas  une  telle  dépense;  injustifiée, 
1°  parce  que  l'émigration  avait  été  volontaire  et  non  forcée,  parce 
qu'elle  avait  causé  tous  les  malheurs  de  la  France  et  du  Roi,  parce 
que  la  confiscation  avait  été  une  mesure  de  légitime  défense  contre 
des  hommes  qui  allaient  demander  l'appui  de  l'étranger;  2°  parce 
que  les  émigrés  n'étaient  pas  les  seuls  à  avoir  souffert  dans  leur 
fortune,  pendant  la  Révolution;  les  créanciers  de  l'État,  les  com- 
merçants, les  industriels,  les  Vendéens  même  auraient,  à  ce  compte, 
des  droits  égaux  à  réclamer  une  indemnité.  Ainsi  recommença  à  la 
tribune  le  procès  de  l'ancien  régime  et  de  la  Révolution.  Si  la  Révo- 
lution a  été  juste  et  bienfaisante,  dit-on  à  gauche,  si  les  moyens 
qu'elle  employa  pour  vaincre  ont  été  imposés  par  la  nécessîté  de 
vaincre,  nous  ne  pouvons  les  condamner.  «  A-t-on  le  droit  de  punir 
la  nation,  dit  Méchin,  jusqu'à  ce  que  l'on  ait  prouvé  que  l'affran- 
chissement du  sol,  l'égalité  devant  la  loi,  l'égalité  de  l'impôt,  la 
liberté  de  la  conscience  et  de  la  pensée  ne  sont  pas  des  biens  appré- 
ciables?... En  doit-il  coûter  un  milliard  à  29  millions  de  Français 
pour  avoir  voulu  ce  que  repoussaient  cinquante  mille?  »  A  quoi  on 
répondait  à  droite  que  le  Roi  eût  émigré  s'il  avait  été  libre,  et  que  la 
patrie  était  où  était  le  Roi.... 

Le  gouvernement  essaya  dans  ce  débat  de  justifier  sa  manière  LA  doctrine  od 
de  voir.  Il  n'admettait  d'autre  point  de  départ  à  la  discussion  que  le 
texte  de  la  Charte,  qui  «  ne  faisait  aucune  différence  entre  les  pro- 
priétés »,  qui  les  plaçait  toutes  sous  la  même  garantie;  il  n'était 
question  que  de  donner  à  des  victimes  un  dédommagement  de  leurs 
souffrances  et  de  leurs  pertes.  Villèle  déclara  «  que  l'introduction 
dans  le  projet  de  dispositions  qui  pourraient  être  en  opposition  avec 
le  pacte  fondamental  ne  permettrait  pas  au  gouvernement  de  porter 
plus  loin  le  projet  de  ioi  ».  Il  dut  pourtant  accepter  que  l'indemnité  fût 

<  239  > 


GOUVERNEMEXT. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  a 

dite,  dans  l'article  Ier,  «  due  par  l'État  »,  et  non  pas  qualifiée  de  «juste 
libéralité  ».  Un  autre  amendement  appela  à  recueillir  l'indemnité,  en 
cas  de  mort  de  l'ancien  propriétaire,  non  ses  héritiers  naturels  à 
l'époque  de  la  promulgation  de  la  loi,  mais  les  héritiers  institués 
par  sa  volonté  ou  par  la  loi  au  moment  de  son  décès,  ce  qui  impli- 
quait la  reconnaissance  du  droit  des  émigrés  à  la  propriété  confis- 
quée, postérieurement  à  la  confiscation.  Quand  tous  les  articles  de  la 
loi  furent  votés,  la  droite  proposa  un  amendement  qui  réduisait  à 
3  francs  les  droits  d'enregistrement  pour  toute  restitution  faite  par 
les  acquéreurs  aux  anciens  propriétaires.  C'était  encore  créer  une 
distinction  juridique  entre  les  propriétés.  C'était  affirmer  que  la  loi 
d'indemnité  n'éteignait  pas  chez  les  émigrés  tout  espoir  de  rentrer 
en  possession  de  leurs  terres,  et  par  conséquent  qu'elle  ne  terminait 
rien.  «  J'ai  toujours  cru,  dit  Benjamin  Constant,  que  le  véritable  but 
de  la  loi  était  de  faire  rentrer  les  émigrés  dans  leurs  biens.  Aujour- 
d'hui, cela  est  évident  ».  A  quoi  La  Bourdonnaie  répondit  qu'en 
effet,  «  la  tranquillité  ne  serait  assurée  que  lorsque  les  classes  de  la 
société  seraient  replacées  dans  l'état  où  elles  étaient  avant  la  Révo- 
lution ». 


EXÉCUTION 
DE  LA  LOI. 
LA  CONVERSION 
DES  RENTES. 


«  Les  propriétaires  des  domaines  nationaux,  dit  le  général  Foy,  sont 
presque  tous  les  fils  de  ceux  qui  les  ont  achetés;  qu'ils  se  souviennent  que, 
dans  cette  discussion,  leurs  pères  ont  été  appelés  voleurs  et  scélérats,  et  qu'ils 
sachent  que  transiger  avec  les  anciens  propriétaires,  ce  serait  outrager  la 
mémoire  de  leurs  pères  et  commettre  une  lâcheté....  Que  si  l'on  essayait  de  leur 
arracher  par  la  force  les  biens  qu'ils  possèdent  légalement,  qu'ils  se  sou- 
viennent qu'ils  ont  pour  eux  le  Roi  et  la  Charte  et  qu'ils  sont  vingt  contre  un!  » 

L'amendement  fut  voté  ;  par  contre,  une  proposition  qui  tendait  à 
interdire  toute  recherche  sur  les  actes  de  vente  des  biens  confisqués 
et  qui  était  destinée  à  rassurer  les  acquéreurs,  fut  repoussée.  La 
Chambre  des  pairs  vota  l'amendement  sur  le  droit  d'enregistrement, 
mais  rétablit  l'article  destiné  à  rassurer  les  acquéreurs. 

Ainsi  les  commentaires  de  la  droite  et  les  dispositions  qu'elle  fit 
insérer  dans  le  projet  ministériel  en  modifièrent  profondément  le 
caractère;  les  anciens  propriétaires  n'avaient  jamais  cessé  de  l'être 
et  le  milliard  n'était  qu'une  amende  infligée  à  la  nation  coupable, 
un  acompte  donné  aux  sujets  fidèles,  en  attendant  mieux.  Mais  il  en 
résulta  que  la  nation  fut  irritée,  et  les  fidèles  sujets,  déçus.  L'effet 
qu'attendait  Villèle  du  dégrèvement  prévu  de  19  millions  sur  l'impôt 
foncier  fut  également  manqué  :  il  passa  pour  un  stratagème  politique 
destiné  à  diminuer  encore  le  nombre  des  électeurs.  «  Le  temps  fera 
voir,  dit  Royer-Coliard,  si  c'est  bien  servir  le  Roi  et  l'État  que  de 
calomnier  la  Restauration,  en  mettant  sans  cesse  en  doute  la  sta- 

<     2/[G     ) 


chapitre   iv  Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 

bilité  de  ses  promesses.  »  D'ailleurs,  le  dégrèvement  fut  beaucoup 
plus  faible  que  Villèle  ne  l'avait  espéré,  parce  que  la  conversion 
réussit  mal.  Pour  que  les  rentiers  fussent  attirés  par  la  plus-value 
probable,  pour  qu'ils  consentissent  à  échanger  leurs  titres  contre  du 
4  i/2  au  pair  garanti  pendant  dix  ans  contre  toute  conversion  nou- 
velle, ou  contre  du  3  p.  100  à  75  francs,  il  fallait  une  hausse  :  elle 
ne  se  produisit  pas.  Le  5  p.  100,  coté  le  28  avril  à  102,80,  tomba  le 
9  mai  à  100  fr.  85,  le  3  p.  100  à  74  fi\  70.  Villèle  essaya  de  relever  les 
cours;  les  trésoriers  généraux  de  soixante-dix-huit  départements 
furent  constitués  en  une  association  dont  l'objet  était  de  «  faire  toutes 
les  opérations  de  banques  et  de  finances  que  le  syndicat  (comité  direc- 
teur) jugerait  avantageuses  aux  intérêts  de  la  compagnie  et  princi- 
palement celles  qui  seraient  utiles  au  service  du  Trésor  »;  ils  furent 
invités  à  peser  sur  leur  clientèle;  les  bureaux  de  bienfaisance,  les 
fabriques,  les  hospices,  les  fonctionnaires  reçurent  l'ordre  de  con- 
vertir, les  missionnaires  prêchèrent  contre  le  prêt  à  intérêt;  pour- 
tant, à  l'expiration  du  délai,  au  1er  août,  31722  950  francs  de  rente 
seulement  (sur  157  millions)  '  étaient  convertis-  Le  capital  de  la  dette 
se  trouva  augmenté  de  204  millions,  et  le  budget  ne  fut  allégé  que  de 
6230157  francs.  Le  3  p.  100  émis  à  75  francs  tomba  en  août  à  72  francs, 
puis,  en  novembre,  à  62;  le  5  p.  100  tomba  à  96.  Le  mécontentement 
des  rentiers  et  des  indemnisés  s'ajouta  à  l'indignation  des  libéraux 
et  à  l'inquiétude  des  acquéreurs  de  biens  nationaux. 

Le  projet  de  loi  sur  les  successions,  qui  tendait  à  rétablir  sous  LE  projet  de  loi 
une  forme  atténuée  l'ancien  droit  d'aînesse,  avait,  dans  la  pensée  de  '  d'aînesse. 
ses  auteurs,  une  portée  sociale  et  une  portée  politique.  Il  visait 
d'abord  à  arrêter  le  morcellement  des  propriétés  foncières  :  le  code 
laissait,  sans  doute,  au  père  de  famille  la  faculté  d'augmenter  la 
part  d'héritage  d'un  de  ses  enfants,  mais,  en  fait,  les  pères  de 
famille  ne  profitaient  guère  de  cette  disposition,  il  fallait  que  la  loi 
vînt  au  secours  de  leur  volonté  défaillante.  A  moins  donc  que  le 
père  n'eût,  par  donation  ou  par  testament,  décidé  que  le  partage 
serait  égal,  la  quotité  disponible,  ou  «  preciput  légal  »,  serait 
—  d'après  le  projet  —  attribuée  de  droit  à  l'aîné  de  ses  enfants 
mâles.  C'était  l'article  du  code  retourné;  mais  cette  attribution 
était  limitée  aux  successions  payant  300  francs  d'impôt.  L'exposé 
des  motifs  ne  dissimulait  pas  que  le  projet  avait  de  l'importance 
pour  l'avenir  de  la  monarchie  : 

«  Que  la  règle  légale  des  successions  soit  l'égalité  dans  les  républiques, 
cela  se  conçoit.  Dans  les  monarchies,  rien  n'est  plus  certain,  ce  doit  être  l'iné- 

1.  11  y  avait  îyj  millions  de  rentes  5  p.  îoo;  mais  la  caisse  d'amortissement  en  possédait 
environ  Jo 

<       L  \  I       > 

L.visse.  —  H.  CoDtcmp.j  IV.  16 


LE  DROIT 
D'AINESSE 

ET  L'OPINION 


LE  DÉBAT 

A  LA  CHAMBRE 

DES  PAIRS. 


Le  Gouvernement  parlementaire  livre  ie 

galité..  La  conservation  des  terres,  outre  qu'elle  inspire  des  idées  d'ordre, 
de  modération  et  de  prévoyance,  maintient  la  famille  dans  le  rang  où  elle 
est  dé|à  parvenue  et  fournit  sans  cesse  à  l'État  des  gardiens  et  des  prolec- 
teurs.... Elle  amène  cet  ordre  de  choses  si  conforme  à  la  nature  du  gouverne- 
ment monarchique  et  par  lequel  la  société  générale  ne  se  compose  plus  que 
d'un  nombre  infini  de  sociétés  domestiques  dont  l'intérêt  se  confond  avec  celui 
de  l'État,  et  dont  l'existence  dépend  de  celle  du  gouvernement.  » 

Il  apparut,  à  l'agitation  que  le  projet  souleva  dans  l'opinion, 
qu'il  De  satisfaisait  même  pas  toute  la  droite.  L'Aristarque,  journal 
de  La  Bourdonnaie,  à  qui  sa  haine  pour  Villèle  donnait  parfois  du 
bon  sens,  écrivit  :  «  On  ne  peut  pas  refaire  tout  ce  que  la  Révolution 
a  détruit.  Conformez-vous  au  temps  :  c'est  la  maxime  du  sage  ». 

La  gauche  manifesta  une  indignation  que  justifiait,  sinon  la 
teneur  du  projet,  du  moins  la  tendance  qu'il  révélait;  un  grand 
nombre  de  pétitions,  de  brochures  et  d'articles  éclairèrent  le  public 
sur  les  dangers  qu'il  cachait,  et  formulèrent  les  répugnances  qu'il 
provoquait  :  «  Ne  faut-il  pas  des  cadets  et  des  filles  pour  repeupler 
les  couvents?  »  écrivit  le  Constitutionnel.  Les  Débats  appuyèrent  la 
campagne  de  la  gauche.  Il  n'y  avait  peut-être,  dans  toute  cette 
affaire,  qu'un  piège  tendu  à  Villèle  par  les  gens  de  cour,  «  las, 
comme  il  l'écrivait  lui-même  dans  son  Journal,  de  voir  la  confiance 
du  Roi  reposer  si  longtemps  sur  un  petit  gentilhomme  de  province  ». 
On  le  savait  secrètement  hostile  au  projet,  et  l'on  eût  voulu  que  sa 
tiédeur  à  le  défendre  le  compromît  auprès  de  Charles  X. 

Le  projet,  porté  d'abord  à  la  Chambre  des  pairs,  fut  passion- 
nément discuté,  et  longuement  (11  mars-8  avril  1826).  L'opposition 
s'attarda  à  réfuter  le  gouvernement  qui  prétendait  changer  les 
moeurs  par  une  loi,  à  démontrer  l'utilité  du  morcellement  de  la  pro- 
priété, le  danger  d'ôter  de  la  circulation  un  tiers  ou  un  quart  des 
terres,  et  de  créer  une  classe  de  mécontents;  elle  allégua  l'égalité 
devant  la  loi  violée,  les  principes  du  droit  moderne  bouleversés  par 
la  création  d'un  privilège  civil  qui  tendait  à  reconstituer  une  aristo- 
cratie, les  familles  divisées,  la  France  irritée,  etc.  :  «  En  ne  testant 
pas,  dit  Mole,  les  pères  ôtent  évidemment  aux  cadets  ce  qu'ils  pou- 
vaient leur  rendre,  et,  en  rétablissant  l'égalité,  ils  ôtent  à  l'aîné  ce 
que  la  loi  lui  donnait.  Ainsi,  quoi  qu'il  fasse  ou  qu'il  ne  fasse  pas,  le 
père  le  plus  tendre  se  trouve  frapper  l'un  de  ses  enfants  »  ;  le  droit 
que  la  loi  donne  aux  aînés  les  rendra  «  odieux  à  leurs  frères  et 
sœurs  »;...  «  en  voulant  faire  de  l'aristocratie  avec  les  fils  aînés  »,  le 
système  fera  «  bien  plus  sûrement  de  tous  les  autres  enfants  une 
démocratie  redoutable  »  ;  enfin,  «  en  faisant  sortir  de  la  circulation 
le  tiers  ou  le  quart  des  propriétés,  la  loi  tarira  la  source  principale 
de  la  richesse  de  la  France,  diminuera  son  revenu  territorial...  ». 


<  242  > 


chapitre  iv  Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 


5' 


Pasquier  montra  le  danger  qu'il  y  avait  à  diminuer  le  nombre 
des  propriétaires  :  «  Avec  une  plus  grande  division  de  la  propriété, 
l'esprit  propriétaire  se  répand  nécessairement  dans  une  grande 
partie  de  la  société,  et  cet  esprit,  chacun  le  sait,  est  éminemment 
conservateur  »  ;  la  loi  allait  donc  contre  son  but.  Le  garde  des  Sceaux 
Peyronnet  et  ses  amis  répondirent  que  le  projet  conciliait  la  loi 
politique  et  la  loi  civile,  que  les  lois  devaient  être  l'expression 
non  des  mœurs,  mais  des  besoins  de  la  société,  et  que  la  petite 
culture  avait  des  inconvénients. 

A  la  vérité,  il  s'agissait  de  bien  autre  chose  :  c'était  peu,  ce  n'était 
rien  qu'une  disposition  d'ailleurs  facultative,  qui  ne  touchait  pas 
plus  de  80  000  familles  sur  0  millions;  à  la  prendre  telle  quelle,  elle 
était  sans  audace  comme  sans  conséquence;  ce  qui  causait  tant 
d'émotion,  c'est  que  la  loi  renfermait  la  «  pensée  d'un  autre  ordre 
social  ».  Le  duc  de  Broglie  le  dit  clairement  : 

«  Celte  loi  n'est  pas  une  loi.  mais  une  déclaration  de  principes,...  un  mani- 
feste contre  l'état  actuel  de  la  société...,  une  pierre  d'attente...,  le  préliminaire 
de  vingt  autres  lois  qui,  si  votre  sagesse  n'y  niet  ordre,  vont  fondre  sur  nous 
tout  à  coup,  et  ne  laisseront  ni  paix  ni  trêve  à  la  société  française  telle  que  les 
quarante  dernières  années  nous  l'ont  faite....  Il  s'agit  coule  que  coûte,  sous  un 
prétexte  ou  sous  un  autre,  de  réinstaller  en  France  le  droit  de  primogéniture. 
Le  droit  de  primogéniture,  c'est  le  fondement  de  l'inégalité  des  conditions,  c'est 
le  privilège  pur,  absolu,  sans  déguisement  ni  compensation....  C'est  l'inégalité 
des  conditions  par  amour  pour  elle-même,  c'est  l'inégalité  légale  entre  les 
diverses  branches  d'une  même  famille,  entre  les  diverses  familles  dont  la 
nation  se  compose,  entre  les  diverses  natures  de  propriétés...;  ce  qui  se  pré- 
pare ici,  c'est  une  révolution  sociale  et  politique,  une  révolution  contre  la 
Révolution  qui  s'est  faite  en  France,  il  y  a  quarante  ans.  » 

La  Chambre  des  pairs  repoussa  le  projet  par  120  voix  contre  94,  échec  du 

et  n'en  laissa  subsister  qu'une  disposition  secondaire,  qui  accor-  projet 

dait,  pour  la  portion  disponible,  la  faculté  de  la  donner  ou  de  la 
léguer  à  charge  de  la  rendre  à  un  ou  plusieurs  enfants  du  donataire, 
nés  ou  à  naître,  jusqu'au  deuxième  degré  (le  code  civil  n'auto- 
risait cette  substitution  que  jusqu'au  premier  degré).  Il  y  eut  à 
Paris  des  illuminations,  des  feux  d'artifice;  des  transparents,  dans 
les  quartiers  commerçants  du  centre,  portaient  :  «  On  n'illuminera 
jamais  assez  pour  éclairer  les  ministres!  »  On  cria:  «  Vive  la  Chambre 
des  pairs  !  »  et  aussi .  «  A  bas  les  jésuites  !  »  Le  gouvernement  rapporta 
aux  Députés  la  loi  mutilée,  «  triste  débris  d'une  défaite  célèbre  »,  et  ne 
prit  aucune  part  à  la  discussion  de  l'article  unique  que  la  Chambre 
adopta. 


24  i 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


III.  -  LE  PROGRAMME  RELIGIEUX  DE   LA    DROITE 

zèle  clérical  du  1  'ALLIANCE  de  la  droite  et  du  elergé  devint  plus  agissante  à  partir 
gouvermement  \  J  de  1824.  Louis  XVI II,  quelques  jours  avant  sa  mort,  avait  créé 
un  ministère  spécial  des  All'aires  ecclésiastiques  et  de  l'Instruction 
publique,  et  l'avait  confié  à  Frayssinous.  Puis,  il  avait  fait  entrer 
deux  archevêques,  ceux  de  Reims  et  de  Besançon,  au  Conseil 
d'État,  et  le  cardinal  de  la  Fare  au  Conseil  privé.  Ces  mesures 
avaient  un  air  de  réaction  et  une  odeur  d'ancien  régime.  Charles  X 
ne  s'en  tint  pas  aux  manifestations  symboliques  :  il  donna  ouverte- 
ment son  appui  à  l'Église,  et  l'encouragea,  par  son  attitude,  à 
réclamer  et  à  obtenir  une  prépondérance  de  fait  dans  le  gouverne- 
ment et  une  situation  légale  privilégiée  dans  la  nation. 

Le  clergé  ne  chercha  plus  à  dissimuler  son  «  esprit  d'envahis- 
sement »  :  en  mainte  occasion,  des  actes  précis,  des  paroles  signifi- 
catives marquèrent  son  espoir  prochain  de  dominer  la  société  civile. 
L'ordonnance  du  8  avril  1824  enleva  aux  recteurs  le  droit  qu'ils 
avaient,  depuis  1816,  de  conférer  et  de  retirer  l'autorisation  d'ensei- 
gner aux  écoles  primaires  catholiques;  elle  l'attribua  aux  évêques 
et  à  des  comités  présidés  par  l'évêque  ou  son  délégué.  Les  mission- 
naires, chaque  jour  plus  actifs,  exigèrent  la  présence  à  leurs  exer- 
cices et  le  concours  aux  plantations  de  croix  commémoratives,  des 
fonctionnaires,  des  magistrats,  des  officiers.  Le  zèle  religieux  des 
agents  de  l'État  devint  un  titre  —  le  seul  efficace,  disait-on,  —  à 
l'avancement;  on  s'étonna  de  la  conversion  de  Soult  qui  allait  com- 
munier à  Saint-Thomas  d'Aquin,  suivi  de  ses  enfants,  de  ses  aides 
de  camp,  de  ses  gens  en  grande  livrée,  des  gardes-chasse  de  ses 
terres  ;  on  cita  l'ordre  donné  aux  troupes  par  le  général  comman- 
dant à  Strasbourg  de  se  rendre  par  compagnies  dans  les  églises, 
officiers  en  tête,  pour  assister  aux  fêtes  religieuses.  Le  jubilé  de  1826 
(c'était  le  premier  du  xixe  siècle)  fut  célébré  avec  un  éclat  extraor- 
dinaire :  à  Paris,  l'archevêque  de  Ouélen  prescrivit  quatre  proces- 
sions générales.  Le  Roi  y  figura  avec  toute  sa  famille,  escorté  des 
Cent-Suisses  et  des  gardes  du  corps,  suivi  des  Chambres,  des 
magistrats  de  la  Cour  de  cassation,  de  la  Cour  royale,  des  tribu- 
naux, du  Conseil  royal  de  l'Université,  des  élèves  des  séminaires. 
La  dernière  procession,  qui  eut  lieu  le  3  mai,  se  termina  par  une 
cérémonie  expiatoire  sur  la  place  Louis  XV,  où  Louis  XVI  avait  été 
guillotiné  :  «  Cette  vieille  nation  française,  écrivit  le  Moniteur, 
^'héritier  de  ses  soixante  rois  en  tête,  marchait  précédée  des  pré- 

<   ^44  > 


LA    GARDE    NATIONALE 


Cl, ohé  Alinari. 


CHAULES    X    PASSANT    EN     REVUE    LA    GARDE    NATIONALE 
30    SEPTEMBBE     l<S2"> 

Peinture  d'Horace   Vernet,  182G.   Le  roi,  u  cheval,  est  suivi  du  Dauphin,  du   duc 

d'Orléans  et  du  duc  de  Bourbon.  Autour  d'eux,  le  maréchal  duc  de  Tarente,  le  maré- 

chal  due  de  lieggio,  et  les  ducs  de  Maillé  et  de  Fitz-James,  aides  de  camp.  La  scène 

se  passe  a u  Champ  de  Mars.  Au  fond,  à  gauche,  le  dôme  des  Invalides,  —  Galeries 

historiques  de  Versailles,  n°  1119. 


II.  C    IV 


Pl.  13.  Page  MA. 


chapitre  iv  Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 

sents  que  Charlemagne  lit  à  l'Église  de  Paris  et  des  conquêtes  que 
saint  Louis  rapporta  des  Lieux  saints.  Les  pontifes  et  les  prêtres 
montent  à  l'autel.  Trois  fois  de  suite,  ils  élèvent  vers  le  ciel  le  cri  de 
pardon  et  de  miséricorde.  Tous  les  spectateurs  tombent  à  genoux....  » 
Le  Roi  était  habillé  de  violet,  couleur  de  deuil  ;  le  bruit  courut  qu'il 
s'était  fait  prêtre  et  disait  la  messe  secrètement.  La  police  interdit 
aux  cabinets  de  lecture  le  prêt  des  livres  condamnés  en  chaire;  le 
Grand  aumônier  de  France,  archevêque  de  Rouen,  M.  de  Croy, 
invita,  dans  un  mandement,  ses  curés  à  afficher  à  la  porte  des 
Églises  la  liste  de  ceux  de  leurs  paroissiens  qui  s'abstenaient  d'as- 
sister aux  offices  et  de  faire  leurs  pâques;  l'abbé  Liautard  remit 
en  1826  à  Charles  X  un  mémoire  intitulé  Le  Trône  et  l'Autel,  où  il 
demandait  que,  pour  venir  à  bout  de  la  presse,  on  ne  laissât  plus 
former  d'ouvriers  imprimeurs  ni  ouvrir  de  nouvelles  fabriques  de 
papier;  les  tribunaux  condamnèrent  un  ancien  colonel  devenu 
libraire,  Touquet,  à  neuf  mois  de  prison,  pour  avoir  publié  les 
Évangiles  sans  les  miracles  :  c'était  un  «  outrage  à  la  religion  de 
l'État». 

Le  clergé  semblait  viser  à  se  placer  au-dessus  des  lois  et  de  la  les  «  envahisse. 

MENTS  » 

constitution.  Une   brochure,  dont  la  presse   de    droite    regrettait  du  clergé. 

l'anonymat  qui  la  privait  «  de  l'autorité  d'un  nom  célèbre  »,  pro- 
posa en  1825  de  créer  un  Conseil,  supérieur  aux  ministres,  chargé 
de  défendre  la  religion,  ayant  pouvoir  de  requérir  du  bras  séculier 
la  poursuite  des  délinquants.  M.  de  Pins,  administrateur  de 
l'archevêché  de  Lyon,  proposa  à  Villèle  de  placer  le  temporel 
du  clergé  sous  la  direction  d'un  ministre  ecclésiastique  travail- 
lant directement  avec  le  Roi,  hors  du  Conseil,  et  responsable 
vis-à-vis  d'une  commission  de  dix  membres  du  clergé.  La  Chambre, 
saisie  fréquemment  de  pétitions  qui  demandaient  la  restitution  de 
l'état  civil  aux  curés,  se  prononça,  sinon  en  leur  faveur,  du  moins 
en  faveur  de  l'obligation  du  mariage  religieux  et  de  sa  célé- 
bration avant  le  mariage  civil.  Le  projet  n'alla  pas  plus  loin.  Il 
eût  abouti  à  rendre  le  mariage  religieux  obligatoire,  au  moins 
le  mariage  catholique  :  la  «  Religion  de  l'État  »  avait  droit  à  des 
privilèges. 

Le  gouvernement  ne  pouvait  se  montrer  moins  zélé  pour  la  reli- 
gion que  ses  amis.  Il  ne  proposa  aucun  changement  à  la  législation 
de  l'état  civil,  mais  il  offrit  à  la  majorité  et  à  la  religion  de  l'État 
deux  projets  de  loi,  l'un  sur  les  communautés  religieuses  de 
femmes,  l'autre  sur  le  sacrilège.  L'importance  pratique  du  premier, 
la  valeur  symbolique  du  second  seraient  du  moins  une  garantie  de 
ses  bonnes  intentions. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

la  loi  suf  les  Les    congrégations    étaient  encore    régies   par    le    décret  du 

communautés       3  messidor  an  XII,  dont  l'article  4  portait  «  qu'aucune  agrégation 

DE  ÏEMMES.  .    ..  '  i        -  ex 

ou  association  d  nommes  ou  de  femmes  ne  pourra  se  tormer  a 
l'avenir,  à  moins  qu'elle  n'ait  été  formellement  autorisée  par  un 
décret  impérial  ».  Napoléon  avait  autorisé  plusieurs  congrégations 
de  femmes,  en  particulier  les  religieuses  hospitalières,  dont  l'éta- 
blissement fut  réglé  par  le  décret  du  18  février  1809,  et  quelques 
congrégations  d'hommes  .  les  frères  des  écoles  chrétiennes,  les 
trappistes  du  Saint-Bernard,  du  Mont  Genèvre,  de  la  forêt  de  Sénart, 
les  Chartreux;  les  autorisations  d'abord  accordées  aux  congréga- 
tions de  Saint-Lazare,  des  Missions  étrangères  et  du  Saint-Esprit, 
furent  révoquées  en  1809.  Jusqu'à  l'année  1824,  la  Restauration  ne 
s'occupa  pas  du  régime  légal  des  congrégations.  La  loi  du  2  jan- 
vier 1817,  qui  permettait  aux  établissements  ecclésiastiques 
d'accepter  des  dons  et  legs,  et  d'acquérir  des  biens  immeubles  et  des 
rentes  avec  l'autorisation  du  Roi,  profitait  aux  seuls  établisse- 
ments reconnus  par  une  loi,  c'est-à-dire  aux  fabriques,  aux  cures, 
aux  séminaires,  aux  évêchés.  Pour  admettre  les  congrégations  à  en 
bénéficier,  il  fallait  assimiler  les  autorisations  faites  ou  à  faire  par 
voie  d'ordonnance  à  une  reconnaissance  légale  ;  une  simple 
ordonnance  aurait  ainsi  suffi  à  créer  une  personne  civile  capable  de 
posséder  et  d'acquérir.  Le  4  juin  1824,  le  gouvernement  en  fit  la 
proposition  à  la  Chambre  des  pairs;  elle  la  rejeta.  En  janvier  1825, 
le  gouvernement  déposa  un  projet  analogue,  mais  restreint  aux 
congrégations  de  femmes  :  nulle  congrégation  de  femmes  ne  sera 
autorisée  qu'après  vérification  et  approbation  de  ses  statuts  par 
l'évêque  diocésain  et  le  Conseil  d'État;  l'autorisation  sera  accordée 
par  ordonnance  du  Roi;  —  les  acceptations  de  donation,  les  acquisi- 
tions, les  aliénations  de  biens  seront  soumises  à  l'autorisation 
royale;  —  nul  membre  d'une  congrégation  autorisée  ne  pourra 
disposer  en  faveur  de  celle-ci  ou  d'un  de  ses  membres  que  d'un 
quart  de  ses  biens.  —  Le  rapporteur,  Mathieu  de  Montmorency, 
protesta  contre  la  restriction  «  dérisoire  et  cruelle  »  apportée  à  la 
liberté  des  congréganistes  dans  la  disposition  de  leurs  biens. 
L'opposition  représenta  que  donner  au  Roi  le  droit  de  conférer  la 
personnalité  civile  aux  congrégations  de  femmes,  c'était  se  mettre 
dans  l'impossibilité  logique  de  lui  refuser  de  pratiquer  le  même 
droit  à  l'égard  des  congrégations  d'hommes.  La  Chambre  des  pairs 
donna  pourtant  au  gouvernement  une  demi-satisfaction.  L'autori- 
sation royale  fut  assimilée  à  une  reconnaissance  légale,  mais  seule- 
ment pour  les  congrégations  de  femmes  antérieures  au  1er  jan- 
vier 1825  (on  en  comptait  environ  dix-huit  cents),  en  y  comprenant 

(    2/,6    > 


chapitiu:  iv  Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 

les  nouveaux  établissements  fondés  par  les  congrégations  déjà 
autorisées;  mais  une  loi  fut  déclarée  nécessaire  pour  conférer  la 
personnalité    civile    aux   congrégations    fondées    postérieurement 

au  Ie1'  janvier  1825.  Les  Députés  n'osèrent  pas  élargir  le  texte 
voté  par  les  Pairs.  Ainsi,  la  loi  n'eut  plus  la  portée  que  le  gou- 
vernement avait  voulu  lui  donner  pour  plaire  aux  catholiques. 
Lamennais  écrivit  que  la  loi  faisait  des  religieuses  une  «  classe  de 
parias  ». 

La  loi  sur  le  sacrilège  causa  plus  d'émotion.  Le  ministère  avait  LA  LOr  surt  rp- 
obtenu  en  mai  1824  de  la  Chambre  des  pairs  une  loi  assimilant  les 
vols  et  autres  délits  commis  dans  les  églises  et  dans  les  édifices 
consacrés  aux  cultes  légalement  établis  aux  vols  et  délits  commis 
dans  les  lieux  habités;  c'était  aggraver  la  pénalité  encourue.  Pour- 
tant, le  ministère  avait  refusé  de  faire  mentionner  dans  la  loi,  comme 
punissable,  la  «  profanation  »,  le  «  sacrilège  »  qui,  dans  les  églises 
catholiques,  s'ajoutait  au  délit.  «  Pourquoi  ne  pas  introduire  le  mot 
sacrilège,  avait  dit  l'évêque  de  Troyes?  Pourquoi  semble-t-on  punir 
l'attentat  contre  la  propriété  beaucoup  plus  que  l'attentat  contre  la 
sainteté  des  choses?  Est-il  convenable,  d'ailleurs,  de  mettre  sur  la 
môme  ligne  nos  tabernacles  où  réside  le  Saint  des  saints  et  les 
meubles  des  autres  cultes?  »  La  Chambre  des  députés,  décidée  dès  ce 
moment  à  punir  les  offenses  à  la  religion  de  l'État,  jugea  le  projet 
si  insuffisant  que  le  ministère  le  retira.  «  La  Congrégation,  c'est-à- 
dire  la  fraction  ardente  des  gens  d'église  et  les  dévots  de  cour,  qui 
tenait  —  pour  parler  comme  le  duc  de  Broglie  —  à  M.  de  Villèle  et 
consorts  le  pied  sur  la  gorge  »,  l'obligea  de  le  reprendre  et  de  le 
compléter. 

Le  ministère  apporta   aux   Pairs  en  1825   un   nouveau   projet  caractètib 

.  DE  LA  LOI. 

où  le  sacrilège  simple  était  puni  de  mort,  et  la  profanation  des 
hosties  consacrées  de  la  peine  du  parricide,  si  elle  avait  été  commise 
«  en  haine  de  la  religion  ».  «  Nous  avons,  dit  le  garde  des  Sceaux 
Peyronnet,  consulté  l'expérience  des  temps  anciens  et  des  nations 
étrangères.  L'Egypte  religieuse  et  savante  punissait  de  mort  même 
le  parjure,  »  comme  une  otîense  sacrilège  envers  la  divinité.  A  Athènes, 
les  contempteurs  des  dieux  buvaient  la  ciguë.  A  Rome,  dans  la  Rome 
de  Nuraa,  du  Sénat  et  des  Décemvirs,  le  profanateur  des  choses 
sacrées  était  enfermé  dans  un  sac  de  cuir  avec  un  singe  et  une 
vipère,  et  précipité  dans  le  Tibre....  Le  péché  devait  donc  tomber 
sous  le  coup  des  lois;  le  code,  punir  une  infraction  au  droit  canoni- 
que. Un  dogme  était,  pour  la  première  fois  depuis  la  Révolution, 
«  érige  en  vérité  légale  ».  Bonald  déclara  : 


'/ 


LE  PROJET  JUGÉ 
INSUFFISANT 
A  DROITE. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

«  On  a  dit  que  le  sacrilège  était  non  un  crime,  mais  un  péché,  qu'en  cette 
qualité,  il  n'appartenait  qu'à  la  religion  de  le  punir.  Mais  le  Décalogue,  source 
et  germe  des  lois  criminelles  de  tous  les  peuples,  et  dont  se  trouvent  partout 
des  feuillets  épars,  le  Décalogue  a  été  donné  à  la  société  comme  à  l'homme, 
pour  la  politique  comme  pour  la  religion....  L'homicide,  l'adultère,  le  vol,  qui 
sont  autant  de  péchés,  cessent-ils  pour  cela  d'être  des  crimes?  - 

L'application  de  la  peine  de  mort  lui  semblait  particulièrement 
de  mise  dans  la  circonstance  : 

«  Le  Sauveur  a  demandé  grâce  pour  ses  bourreaux;  mais  son  père  ne  l'a  pas 
exaucé.  Il  a  même  étendu  le  châtiment  sur  tout  un  peuple  qui,  sans  chef,  sans 
territoire  et  sans  autel,  traîne  partout  l'anathème  dont  il  est  frappé.  Quant  au 
criminel  sacrilège,  d'ailleurs,  que  faites-vous  par  une  sentence  de  mort,  sinon 
de  l'envoyer  devant  son  juge  naturel  '  ?  » 

A  quoi  Chateaubriand  répondit  ironiquement  :  «  L'homme 
sacrilège,  conduit  à  l'échafaud,  devrait  y  monter  seul  et  sans  l'assis- 
tance d'un  prêtre,  car  que  lui  dira  ce  prêtre?  Il  lui  dira  sans  doute  : 
«  Jésus-Christ  vous  pardonne  »;  et  que  lui  répondra  le  criminel? 
«  Mais  la  loi  me  condamne  au  nom  de  Jésus-Christ.  »  On  reconnut 
volontiers  que  les  crimes  de  ce  genre  étaient  si  rares  que  la  loi  ne 
serait  peut-être  jamais  appliquée,  mais  il  s'agissait  d'élever  un 
«  monument  de  piété  »,  C'était,  dit  le  garde  des  Sceaux,  «  comme 
une  expiation  nécessaire  après  tant  d'années  d'indifférence  et 
d'impiété  »  A  la  Chambre  des  députés,  Royer-Collard  résuma 
vigoureusement  les  arguments  de  l'opposition  : 

«  Ce  crime  sort  tout  entier  du  dogme  catholique  de  la  présence  réelle.... 
C'est  le  dogme  qui  fait  le  crime,  et  c'est  encore  le  dogme  qui  le  qualifie.... 
Autant  de  fois  qu'on  le  dira,  je  répéterai  que  le  projet  de  loi  admet  le  sacrilège 
légal,  et  qu'il  n'y  a  point  de  sacrilège  légal  envers  les  hosties  consacrées,  si  la 
présence  réelle  n'est  pas  une  vérité  légale....  Dès  qu'un  seul  des  dogmes  de  la 
religion  catholique  passe  dans  la  loi,  cette  religion  tout  entière  doit  être  tenue 
pour  vraie  et  les  autres  pour  fausses.  » 

Pourquoi  punir  le  sacrilège  seul  et  non  les  outrages  à  Dieu,  le  blas- 
phème par  exemple,  et  l'hérésie? 

L'extrême  droite  protesta,  comme  l'évêque  de  Troyes  avait 
protesté  en  1824,  contre  l'application  de  la  loi  à  tous  les  cultes.  «  La 
religion  prétendue  réformée,  dit  Duplessis-Grenedan,  a  été  tantôt 
proscrite,  tantôt  tolérée,  jamais  traitée  à  l'égal  de  la  religion 
véritable.  »  Lamennais,  dans  le  Mémorial  catholique,  s'indignait 
contre  une  loi  «  athée  »,  et  le  même  journal  publiait  le  Catéchisme 
du  sens  commun  rédigé  par  le  Supérieur  général  des  missionnaires 


1.  Les  dernières  phrases  de  Bonald  produisirent  un   tel  effet  de  scandale  qu'il  les  sup- 
prima du  Moniteur  où  son  discours  fut  publié  le  i5  lévrier. 

<    248    ) 


CHAPITRE   IV 


Dernières  années  du  gouvernement  de  lu  Droite. 


du  diocèse  de  Nancy;  on  y  lisait  cette  demande  :  «  Un  souverain 
temporel  peut-il  faire  de  la  religion  une  loi  politique  pour  ses 
sujets?  »  et  cette  réponse  : 

«  Pour  faire  trouver  la  réponse  à  tout  le  monde,  p  distinguerai  les  divers 
sens  de  cette  question.  S'agit-il  de  la  religion  catholique,  cela  veut  dire  :  un 
souverain  temporel  peut-il  faire  du  sens  commun  une  loi  politique  pour  ses 
sujets;  autrement  :  peut-il  leur  faire  uni»  loi  d'être  raisonnables?  S'agit-il  au 
contraire  d'une  hérésie,  la  même  demande  signifie  :  un  souverain  temporel 
peut-il  d'une  opinion  contraire  au  sens  commun  faire  une  loi  à  ses  sujets? 
autrement  :  peut-il  faire  à  ses  sujets  une  loi  d'être  fous?  » 

La  loi  l'ut  votée  par  250  voix  contre  95.  On  n'eut  jamais  l'occa- 
sion de  s'en  servir  Les  Chambres  ne  tentèrent  pas  d'en  tirer  les 
conséquences  logiques  que  Royer-Collard  avait  déduites  de  son 
principe.  Peut-être  le  temps  leur  manqua-t-il,  ou  l'audace.  Elles  se 
tinrent  pour  satisfaites  d'avoir  fait  une  manifestation  retentissante. 
En  protestant  contre  la  laïcité  du  code,  elles  avaient  ébranlé  le 
principe  de  la  liberté  des  cultes  inscrit  dans  la  Charte  et  posé  par  la 
Révolution.  C'était  un  résultat  utile,  puisqu'elles  pensaient,  comme 
le  Roi,  que  l'œuvre  de  la  Révolution  devait  être  détruite,  et  que  la 
Charte  devait  être  déchirée. 


VOTE  DE  LA  LOI, 


IV.    —   L'AGITATION    GALLICANE 

LES  doctrines  théocratiques  et  la  pratique  cléricale  du  gouver- 
nement provoquèrent  des  protestations  même  dans  les  rangs 
de  la  droite.  Certains  royalistes  s'effrayèrent  de  voir  l'influence  du 
clergé  dominer  le  gouvernement  et  asservir  la  monarchie.  Sous  cou- 
leur de  défendre  la  religion  de  l'État,  le  «  parti-prêtre  »  élevait  la 
religion  au-dessus  de  l'Etat,  préparait  les  voies  à  la  mise  en  acte  des 
doctrines  ultramontaines  qui  affirmaient  la  supériorité  du  pape  sur 
les  rois  :  l'Eglise  devenait  un  danger  pour  la  Monarchie. 

Cette  crainte,  exprimée  sans  trouver  d'écho  dès  1824  par  un  roya- 
liste, Dumesnil,  fut  reprise  et  traduite  avec  une  fougue  convain- 
cante par  un  vieux  pair,  Montlosier.  C'était  un  gentilhomme  auver- 
gnat connu  pour  sa  piété  et  pour  sa  haine  du  gouvernement  des 
curés.  Il  s'indignait  depuis  longtemps  de  leurs  prétentions  :  «  Les 
prêtres  se  regardent  comme  Dieu,  écrivait-il  en  1816;  ils  périront,  et 
feront  périr  la  nation  et  le  Roi  avec  eux  ».  Il  s'irritait  de  voir  renaître 
la  lutte  contre  l'ancien  clergé  constitutionnel  rallié  après  le  Con- 
cordat, et  il  détestait  les  missionnaires.  Il  étail  gallican  à  la  manière 
des  anciens  parlementaires.  Dans  d.uix  lettres  adressées  au  Drapeau 

<  -i  ,g  > 


LES  PAUPIliFTS 
DE  MO.STL061LH. 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


PROCES    DU 

«C0NSTUT10NNEL-. 

ET  DU 

«  COURRIER   ». 


LAMENNAIS 
CONDAMNÉ. 


blanc  ,'";:illet-aoùt  1825),  puis  dans  un  Mémoire  à  consulter  sur  un 
système  religieux  tendant  à  renverser  la  religion,  la  société  et  le 
trône  (février  1826),  Montlosier  dénonça  la  Congrégation  maîtresse 
du  gouvernement  et  la  Compagnie  de  Jésus  rétablie,  malgré  son 
abolition  sous  les  anciens  rois;  il  les  montrait  toutes  deux  s'empa- 
rant  de  église  gallicane  et  de  l'éducation  publique;  il  demandait 
le  retour  à  la  politique  traditionnelle  de  la  monarchie,  l'application 
de  ses  principes  et  de  ses  lois,  l'enseignement  de  la  déclaration 
de  1682. 

En  même  temps  que  paraissait  ce  retentissant  Mémoire  (il  eut 
huit  éditions  en  quelques  semaines),  la  magistrature  eut  l'occa- 
sion de  donner  son  avis  sur  la  question  des  jésuites  et  de  la  propa- 
gande ultra  mon  taine.  Deux  des  journaux  qui  leur  étaient  le  plus 
hostiles,  le  Constitutionnel  et  le  Courrier  Français,  poursuivis  pour 
leur  tendance  «  à  déverser  le  mépris  sur  les  choses  et  les  personnes 
de  la  religion  »,  furent  acquittés  par  la  Cour  de  Paris  (3  décem- 
bre 1825).  Le  jugement  portait  «  que  ce  n'est  ni  manquer  au  respect 
[dû  à  la  religion  de  l'État],  ni  abuser  de  la  liberté  de  la  presse  que 
de  discuter  et  combattre  l'introduction  et  l'établissement  dans  le 
royaume  de  toute  association  non  autorisée  par  les  lois,  que  de 
signaler.,  les  dangers  et  les  excès...  d'une  doctrine  qui  menace 
tout  à  la  fois  l'indépendance  de  la  monarchie,  la  souveraineté  du 
Roietles  libertés  publiques  garanties  par  la  Charte  constitutionnelle 
et  par  la  Déclaration  du  clergé  de  France  en  1682,  déclaration 
toujours  reconnue  et  proclamée  loi  de  l'État  ».  Lamennais  fut  en 
même  temps  poursuivi  pour  la  seconde  partie  de  son  livre  La 
Religion  considérée  dans  ses  rapports  avec  l'ordre  politique  et  civil, 
qui  parut  le  même  jour  que  le  mémoire  de  Montlosier.  C'était  une 
attaque  virulente,  où  Lamennais  avait  ramassé  toutes  les  invectives 
qu'il  semait  périodiquement  dans  le  Mémorial  catholique.  Sa  pensée 
était  qu'il  n'y  avait  pas  de  moyen  terme  entre  l'athéisme  et  le  catho- 
licisme romain.  Tout  compromis  était  illusoire;  il  n'y  aurait  bientôt 
plus  en  France  que  deux  partis,  «  celui  qui  se  soumettrait  d'une 
manière  absolue  à  la  puissance  spirituelle  du  pape,  et  celui  qui  ne 
reconnaîtrait  que  la  souveraineté  humaine,  —  le  parti  du  ciel  et  le 
parti  de  l'enfer  ».  Lamennais  fut  condamné  parle  tribunal  à  30  francs 
d'amende.  Ainsi,  la  magistrature  se  considérait,  à  l'exemple  des 
anciens  parlements,  comme  compétente  en  matière  théologique. 
«  Un  substitut,  dit  le  Mémorial,  a  déterminé  la  nature  et  posé  les 
limites  du  pouvoir  de  l'Église  universelle  dans  le  ressort  du 
département  de  la  Seine.  »  On  remua  les  souvenirs  des  luttes 
du  xvme  siècle  :  YÉ toile,  journal  ultramontain,  qualifia  de  «  magistrat 


CHAPITRE  IV 


Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 


félon  »  le  procureur  général  la  Chaiotais  qui  avait,  sous  Louis  XV, 
attaqué  les  jésuites,  et  déclara  que  le  fils  d'un  tel  père  avait  été 
justement  guillotiné  en  1794.  Le  haut  clergé  était  divisé;  la  majorité 
semblait  favorable  aux  jésuites;  les  gallicans,  durement  malmenés 
par  le  Mémorial  catholique,  s'inquiétèrent  :  1-4  évèques  et  arche- 
vêques signèrent  (12  avril)  un  manifeste  en  faveur  de  la  Déclaration 
de  1682,  sans  pourtant  oser  la  nommer. 

Ainsi  se  divisait  l'opinion  royaliste  inquiète.  A  la  Chambre,  un  attaques  contre 
député  royaliste  de  la  majorité,  Agier,  protesta  contre  l'espionnage 
et  la  délation  organisés  dans  l'armée  parla  Congrégation  : 


LA  CONGREGATION. 


«  Par  son  esprit  inquisitorial,  elle  éloigne  de  la  religion  et  aliène  les  cœurs 
au  Roi;  elle  trouble  la  foi  au  lieu  de  la  fortifier;  elle  divise  les  familles  et  les 
anus;  elle  ne  craint  pas  d'attaquer  les  dévouements  les  plus  absolus,  de  nier, 
de  cbercher  à  flétrir  les  plus  incontestables  services....  C'est  elle,  elle  seule, 
qui  a  divisé  les  royalistes;  ne  croyez  pas  qu'elle  tienne  autrement  aux  amis  de 
la  royauté  et  du  Roi,  car  elle  protège  et  adopte  des  hommes  qui  sont  loin 
d'avoir  paru  jamais  dans  leurs  rangs,  s'ils  veulent  se  donner  à  elle.  Elle  fait 
trembler  les  préfets,  les  sous-préfets  sous  son  influence  secrète,  quand  ils  ne 
sont  pas  ses  adeptes;  elle  domine  le,  ministère  lui-même.  » 


Le  gouvernement  dut  prendre  parti,  ou  tout  au  moins  intervenir. 
Frayssinous,  à  l'occasion  du  budget  des  cultes  (25  mai  1826),  déclara  : 
«  Assurément,  si  quelque  ministre  devait  être  placé  sous  le  charme 
de  ce  pouvoir  magique,  ce  serait  moi.  Eh  bien,  j'ai  beau  m'interroger 
et  passer  en  revue  tous  les  actes  de  mon  administration,  je  déclare 
qu'aucun  d'eux  n'a  été  dirigé  par  cet  ascendant  mystérieux.  »  Puis 
il  tâcha  de  rassurer  les  gallicans  :  «  Parmi  les  quatre  articles,  il  en 
est  un  sur  lequel  il  n'est  pas  permis  d'hésiter,  celui  qui  consacre 
l'inviolabilité  des  souverains  et  proclame  leur  indépendance  absolue 
dans  l'ordre  temporel  ».  Mais  il  avoua  que  les  jésuites  étaient,  sinon 
reconnus,  au  moins  tolérés;  on  exagérait  d'ailleurs  leur  influence. 
Ils  ne  possédaient  en  France  que  sept  petits  séminaires.  Quant  à 
l'ultramontanisme,  Frayssinous  le  dit  «  entièrement  suranné  », 
inoffensif  «  à  force  de  paraître  ridicule  ». 

L'aveu  de  Frayssinous  relatif  à  l'existeuce  de  la  Congrégation 
(les  journaux  ministériels  l'avaient  niée)  et  des  jésuites  provoqua 
une  nouvelle  attaque  de  Montlosier.  Il  adressa  une  Dénonciation  for- 
melle aux  cours  royales  contre  la  Congrégation,  association  illicite, 
contre  les  jésuites,  contre  l'esprit  d'envahissement  du  clergé.  La 
Cour  de  Paris  se  déclara  incompétente,  mais  un  considérant  de 
son  ai  .et  rappela  que  la  législation  interdisait  l'établissement  des 
jésuites  en  France.  Montlosier  se  retourna  vers  la  Chambre  des 
pairs  et  lui  envoya   une  pétition.  Elle  fut  prise  en  considération, 


ATTITUDE 

DU  MINISTRE 
DES  CULTES. 


NOUVEAU 

PAU  PII  LE! 

DE  MONTLOSIER. 


Gouvernement  parlementaire . 


LES  JESUITES 

NE  SONT 

PAS  INQUIÉTÉS. 


NAISSANCE 
D'UN  PARTI 
ULT RAM  ONT  AIN. 


malgré  Frayssinous  qui  soutint  que,  si  une  maison  de  jésuites  avait 
besoin  d'une  autorisation  légale  pour  jouir  des  droits  civils,  elle  ne 
lui  était  pas  nécessaire  pour  exister  (18  janvier  1827).  Après  les  juge- 
ments des  tribunaux,  le  vote  des  Pairs  mettait  le  ministère  en  échec. 

Pourtant,  le  Roi  et  ses  ministres  restèrent  fidèles  au  «  parti- 
prètre  ».  Charles  X  donna  comme  gouverneur  au  duc  de  Bordeaux 
l'évêque  de  Strasbourg,  Thurins,  connu  pour  ses  mandements  en 
faveur  des  jésuites  :  «  Le  petit-fils  du  Béarnais,  écrivirent  les 
Débals,  sera  donc  le  seul  Français  qui  ignorera  l'histoire  d'Henri  IV 
et  qui  ne  saura  pas  quels  ont  été  les  premiers  apologistes  des 
régicides  ».  Les  jésuites  ne  furent  pas  inquiétés.  Ils  conservèrent 
leurs  établissements,  noviciats  ou  collèges.  Leurs  moyens  d'action 
semblèrent  même  s'accroître  :  une  «  Société  de  la  propagation  de  la 
foi  »,  fondée  à  Lyon  en  1822,  passa  pour  leur  être  étroitement 
subordonnée;  le  public  n'en  connut  guère  l'existence  qu'en  1826 
par  un  extrait  de  son  règlement,  qui  fut  alors  imprimé.  Elle  était 
composée  de  sections  de  dix  membres;  dix  sections  formaient  une 
centurie,  dix  centuries  formaient  une  division;  le  tout  était  placé 
sous  la  direction  d'un  conseil  général  par  diocèse,  de  deux  conseils 
centraux,  l'un  à  Paris,  l'autre  à  Lyon,  et  d'un  conseil  supérieur  à 
Paris.  Ses  membres  payaient  des  cotisations  hebdomadaires.  Comme 
l'association  était  placée  sous  le  patronage  de  saint  François- 
Xavier  et  dirigée  par  le  Grand  aumônier  de  France,  on  y  vit  une 
milice  laïque  aux  ordres  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

L'agitation  gallicane  eut  pour  premier  résultat  de  faire  appa- 
raître aux  yeux  les  progrès  des  ultramontains.  Us  étaient  assez 
forts  pour  contraindre  Frayssinous,  évêque  et  ministre  gallican,  à 
défendre  les  jésuites.  C'est  au  cours  du  débat  soulevé  contre  eux  par 
Montlosier  que  ce  parti  nouveau,  purement  catholique,  fit  son 
entrée  dans  la  politique  active.  Affranchir  l'Église  de  l'autorité  de 
l'Etat,  au  risque  de  perdre  momentanément  son  appui,  mais  avec 
l'espoir  de  le  dominer,  ce  ne  fut  plus  uniquement  le  rêve  d'un  petit 
groupe  d'hommes,  de  l'entourage  immédiat  de  Lamennais.  Il  se 
trouva  des  hommes  pour  penser  que  la  cause  de  l'Église  était  indé- 
pendante de  la  cause  de  la  monarchie;  que  le  devoir  des  prêtres 
était  de  s'abstenir  dans  la  lutte  entre  la  droite  et  la  gauche, 
d'abandonner  à  elle-même  la  société  politique.  «  Sortez  donc, 
sortez  de  la  maison  de  servitude  ^  brisez  les  fers  qui  vous  dégra- 
dent »,  écrivait  Lamennais.  Un  de  ses  amis  disait  à  la  duchesse 
d'Angoulème,  à  propos  de  La  Religion  considérée  dans  ses  rapports 
avec  le  pouvoir  civil  :  «  Voici  ce  que  c'est  que  l'ouvrage  de 
M.  de  Lamennais  :  il  a  prouvé  que  vous  perdiez  la  monarchie  et  la 


2^2 


CHAPITRE    IV 


Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite, 


religion.  Pour  la  monarchie,  cela  lui  est  égal,  mais  il  veut  sauver 
la  religion.  » 

L'agitation  gallicane  eut  un  autre  résultat  plus  directement 
tangible  :  elle  fournit  à  l'opposition  anticléricale  de  gauche  un 
appui  inattendu  et  de  nouveaux  arguments. 


V.   —    L'OPPOSITION   DE   GAUCHE 

LA  gauche,  aiïaiblie  par  l'échec  des  conspirations  et  par  ses 
défaites  électorales,  changea  de  tactique.  A  dater  de  l'avènement 
de  Charles  X,  son  opposition  se  fit  dynastique.  Le  libéralisme  appa- 
rent du  nouveau  Roi  à  ses  débuts  facilita  sa  conversion.  L'abolition 
(en  septembre  1824)  de  la  censure  que  Villèle  avait  rétablie  le  16  août, 
quelques  jours  avant  la  mort  de  Louis  XVIII,  causa  une  joie  géné- 
rale. La  gauche  s'y  associa  :  «  Tous  les  cœurs  s'ouvrent  à  l'espé- 
rance »,  écrivit  le  Constitutionnel.  Lafayette  parut  aux  Tuileries.  La 
joie  fut  courte,  il  est  vrai,  et  ne  survécut  guère  au  premier  discours 
du  trône;  mais  la  gauche  garda  sa  nouvelle  attitude.  Elle  adopta  pour 
programme  de  défendre  la  légalité  et  de  s'y  retrancher.  Le  cri  de 
«  Vive  la  Charte!  »  devint  la  formule  libérale  de  ralliement;  on  n'en 
entendit  plus  d'autre.  Les  députés  protestèrent  en  toute  occasion 
de  leur  royalisme  sincère  :  «  J'ai  entendu  l'orateur  (La  Bourdonnaie), 
disait,  le  il  avril  1827,  à  la  Chambre,  Casimir  Perier,  vous  parler  de 
l'opposition  royaliste,  et  vous  donner  à  entendre  que  les  membres 
qui  siègent  de  ce  côté  (la  gauche)  ne  sont  pas  de  l'opposition  roya- 
liste. Nous  sommes  tous  ici  députés  défendant  les  intérêts  du  pays 
et  ceux  du  trône;  il  ne  peut  y  avoir  qu'une  opposition,  celle  des 
royalistes  constitutionnels.  »  Et  Benjamin  Constant,  acclamé  à 
Strasbourg  (14  août  1827)  par  la  jeunesse  libérale,  répondait  :  «  Vive 
la  Charte,  rien  que  la  Charte,  toute  la  Charte!  » 

La  Restauration  n'étant  plus  contestée  publiquement,  c'est 
contre  la  politique  du  Roi  et  de  ses  ministres  que  la  gauche  con- 
centra sa  polémique  et  organisa  l'agitation. 

Les  missions,  les  fêtes  du  Jubilé  furent  l'occasion  de  troubles 
populaires,  à  Rouen,  à  Brest,  à  Lyon.  La  foule,  en  signe  de  protes- 
tation, réclamait  la  représentation  de  Tartufe;  des  tumultes  écla- 
taient dans  les  églises  et  dans  les  théâtres.  Des  caricatures  circu- 
laient contre  le  Roi;  la  police  saisissait  des  pièces  de  cinq  francs,  où 
Charles  X  était  costumé  en  jésuite  et  Louis  XVIII  en  chanoine.  La 
propagande  anticléricale  se  faisait  surtout  par  les  livres,  les 
pamphlets  et  les  journaux  :  le  Mémorial  catholique  affirmait  qu'il 

<  a5'i   > 


LA  GAUCHE 
RALLIEE 

A  LA  CHAUT E. 


PROPAGANDE 
LIBER  ILE 

ANTICLERICALE. 


QUEBELLE 
DU  «  CONSTITU- 
TIONNEL » 
ET  DU  «    GLOBE 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  h 

circulait  en  France  2159  500  volumes  de  Rousseau  et  de  Voltaire 
publiés  depuis  1817;  Y  Histoire  de  V  Inquisition  de  Llorente  et  des 
Résumés  historiques  à  l'usage  de  la  jeunesse  étaient  répandus  par 
milliers;  Tartufe  fut  réédité  à  100000  exemplaires.  Le  théâtre  étant 
étroitement  surveillé,  depuis  que  le  public  affectait  d'y  saisir  des 
allusions  même  étrangères  aux  intentions  de  l'auteur,  on  publiait 
les  œuvres  satiriques  au  lieu  de  les  faire  jouer,  et  les  pamphlets 
dialogues  revinrent  à  la  mode.  Il  y  eut  abondance  de  «  comédies 
politiques  »  et  de  «  proverbes  ».  La  Congrégation  et  la  diplomatie 
(1826),  comédie  politique  anonyme  (probablement  de  A.  Senty),  les 
Proverbes  de  Théodore  Leclercq  s'attachaient  à  montrer  l'hypo- 
crisie des  piétés  récentes  et  profitables;  ses  «  M.  Mitis  »,  ses  «  Père 
Joseph  »  eurent  de  la  célébrité.  C'est  peut-être  des  années  1824  et 
1827  qu'il  faut  faire  dater  la  haine  qui  poursuit  dans  le  prêtre,  autant 
que  sa  solidarité  avec  l'ancien  régime,  sa  personne  et  son  habit. 
Sainte-Beuve  pense  qu'Eugène  Sue  n'a  fait,  en  créant  plus  tard  le 
type  odieux  de  Rodin,  que  «  s'inspirer  des  animosités  et  des  ran- 
cunes de  sa  jeunesse  ».  Barthélémy,  poète  royaliste  qui  avait  chanté 
le  sacre,  passa  en  1826  au  libéralisme  sous  l'influence  de  son  com- 
patriote le  marseillais  Méry,  et  tous  deux  inaugurèrent  la  satire 
politique  en  vers  par  la  Villéliade,  qui  eut  quinze  éditions  dans 
l'année  et  qui  fut  bientôt  suivie  d'une  Peyronéide  (1827),  des  Jésuites, 
de  Rome  à  Paris,  et  d'une  Corbiéréide.  Béranger  donna  en  1825  le 
troisième  recueil  de  ses  chansons  ;  le  Sacre  de  Charles  le  Simple, 
V Ange  gardien,  qui  ne  parurent  que  dans  le  Recueil  de  1328  et  lui 
valurent  alors  neuf  mois  de  prison,  étaient  déjà  populaires  en  1826. 
Parmi  les  journaux  de  gauche,  le  Constitutionnel  s'était  fait  de 
la  polémique  anticléricale  une  spécialité.  Cauchois-Lemaire  y  col- 
lectionnait, sous  la  rubrique  Gazette  ecclésiastique,  tous  les  faits 
divers  d'intolérance  catholique.  La  querelle  gallicane  lui  fournit 
une  ample  matière.  Il  approuva  l'initiative  de  Montlosier,  et  soutint 
le  droit  du  gouvernement  à  imposer  au  clergé  la  Déclaration  de 
1682,  le  droit  des  tribunaux  à  juger  les  doctrines  ultramontaines.  A 
vrai  dire,  le  gallicanisme  des  libéraux  était  surtout  une  arme  de 
guerre  contre  les  jésuites.  Attaquer  l'ultramontanisme  comme 
illégal,  soumettre  l'enseignement  et  les  principes  du  clergé  de 
France  au  contrôle  du  pouvoir  laïque,  c'était  armer  ce  pouvoir 
contre  la  Société  qui  professait  l'infaillibilité  pontificale  et  la  sou- 
mission des  Églises  nationales  à  l'autorité  absolue  du  Saint-Siège. 
Mais  cette  attitude,  toute  politique  qu'elle  fût,  n'allait  pas  sans 
être  parfois  embarrassante.  Quand  les  tribunaux  condamnaient  les 
Évangiles  Touquet,  quand  la  Cour  de  cassation  assimilait  les  pié- 


a54 


cn.\PïTRE  iv  Dernières  années  du  gouvernement,  de  la  Droite. 

tistes  de  Bischwiller,  secte  protestante,  à  une  réunion  non  autorisée 
passible  des  rigueurs  de  l'article  291,  ils  obéissaient  au  même 
principe  qui  leur  avait  fait  condamner  Lamennais;  et  le  Constitu- 
tionnel en  était  fort  gêné.  Le  Globe,  au  contraire,  refusait,  avec 
la  hauteur  qu'il  affichait  volontiers  à  l'égard  des  vieux  libéraux,  de 
faire  fléchir  les  principes  devant  les  contingences  des  luttes.  Au 
risque  de  passer  pour  indulgent  aux  jésuites,  il  professait  la  neu- 
tralité absolue  du  pouvoir  politique  en  matière  de  religion,  et  il 
refusait  de  reconnaître  au  gouvernement  et  aux  tribunaux  le  droit 
de  statuer  sur  l'ultramontanisme,  qui  était  une  opinion,  comme  le 
déisme,  le  protestantisme  ou  l'athéisme.  Il  protestait  aussi  vivement 
contre  la  condamnation  de  Lamennais  que  contre  celle  de  Touquet: 
«  Le  pouvoir  spirituel  que  les  peuples  ni  le  Roi  ne  veulent  plus  con- 
céder au  pape,  le  voilà  concédé  à  la  magistrature!  »  Les  tribunaux 
étant  nombreux  et  n'étant  pas  nécessairement  d'accord,  «  il  faudra 
en  venir  à  une  jurisprudence  de  cassation  qui  remplacera  les  con- 
ciles ».  Montlosier  n'était  aux  yeux  du  Globe  qu'un  hobereau  irrité 
de  voir  «  le  clerc  rebelle  au  donjon  ».  Les  vieux  libéraux  blâmaient 
cette  attitude.  Le  Constitutionnel  protesta  contre  les  philosophes 
qui,  «  renfermés  dans  le  cercle  de  certaines  théories  abstraites,  vou- 
laient protéger  au  nom  de  la  tolérance  des  étrangers  qui  ne  tolé- 
raient personne  »;  il  signala  l'analogie  des  positions  occupées  par 
le  Globe  et  par  le  parti  religieux .  «  Les  casuistes  de  la  congrégation 
politique  invoquent  le  silence  sur  les  disciplines  de  Loyola  ;  les 
casuistes  de  la  congrégation  religieuse  invoquent  aussi  ce  silence  »; 
pour  le  Constitutionnel,  une  pareille  rencontre  était  une  présomption 
de  complicité.  A  quoi  le  Globe  répliquait  :  «  Nous  avons  aussi  nos 
jésuites  libéraux;...  mais  le  temps  n'est  plus  où  le  Constitutionnel 
a  pu  disposer  de  la  réputation  de  quiconque  ne  partageait  pas  ses 
haines  ».  Plus  habile,  Kératry,  dans  le  Courrier,  fit  remarquer  que, 
le  catholicisme  étant  en  France  religion  de  l'État,  l'État  avait  le 
droit  de  savoir  si  ce  culte  privilégié  était  gallican  ou  ultramontain; 
mais  le  Globe  niait  que  le  mot  «  religion  de  l'État  »  eût  un  autre 
sens  que  celui  de  religion  de  la  majorité:  la  Charte,  dit-il,  ne  pro- 
fessait, en  réalité,  aucune  religion. 

Le  Globe  resta  à  peu  près  isolé.  La  gauche  de  la  Chambre  n  populahite 
suivit  le  Constitutionnel.  Elle  ne  pouvait  pas,  au  nom  de  principes 
abstraits,  se  désintéresser  d'une  lutte  qui  passionnait  le  pays,  qui 
disloquait  la  majorité,  et  qui  pouvait  renverser  le  ministère;  car  la 
querelle  gallicane  accroissait  les  défections  du  côté  droit.  En  gran- 
dissant, la  contre-opposition  fortifiait  la  coalition  qui  s'était  naturel- 
lement nouée  entre  elle  et  la  gauche.  Chateaubriand,  aux  Débats, 

<  255   > 


DE  LA  GAUCHE. 


Le   Gouvernement  parlementaire .  livre  ii 

groupait  des  hommes  «  qui  avaient  combattu  jadis  sous  des  dra- 
peaux divers...  et  qui  resteraient  unis  pour  le  salut  commun  »,  et  il 
démontrait  que  la  république  et  l'empire  ne  lui  avaient  pas  fait  plus 
de  mal  que  la  monarchie;  les  journaux  ministériels  le  comparaient 
au  connétable  de  Bourbon;  mais  Benjamin  Constant,  en  revanche, 
le  comparait  à  Montesquieu,  et  Lafayette  lui  envoyait  une  branche 
de  laurier.  Tout  ce  qui  discréditait  le  ministère  augmentait  la  force 
de  la  gauche.  L'opinion  publique  réservait  à  ses  membres  l'enthou- 
siasme des  manifestations  populaires  :  Lafayette,  revenant  d'Amé- 
rique, fut  accueilli  en  héros;  Casimir  Perier  fit  un  voyage  triom- 
phal dans  l'Isère;  les  funérailles  du  général  Foy  (26  novembre  1825) 
produisirent  un  élan  de  sympathie  douloureuse  qu'on  n'avait  pas 
revu  depuis  la  mort  de  Mirabeau.  Celles  de  Talma,  qui  refusa  le 
concours  de  l'Église,  furent  une  protestation  contre  le  «  parti- 
prêtre  ». 


VI.    —    LA     LUTTE     DU     GOUVERNEMENT    CONTRE 
L'OPPOSITION 

L'OPPOSITION  parlementaire  souvent  victorieuse  à  la  Chambre 
des  pairs,  grandissante  à  la  Chambre  des  députés,  les  juge- 
ments des  tribunaux,  les  agitations  de  l'esprit  public,  les  manifesta- 
tions de  la  rue  donnèrent  de  l'inquiétude  à  Charles  X.  Sans  retirer 
sa  confiance  à  Villèle  qui  n'avait  fait,  au  demeurant,  qu'obéir  le 
plus  souvent  aux  indications  royales,  il  écoutait  volontiers  les  cri- 
tiques formulées  parfois  avec  animosité  par  les  adversaires  que  son 
ministre  avait  à  l'extrême  droite,  et  Villèle  se  sentait  ébranlé.  Pour 
rétablir  sa  situation,  le  ministère  présenta  deux  projets  destinés  à 
anéantir  la  presse  politique,  et  un  projet  sur  le  jury  (décembre  1826). 


LA  LIBERTÉ 
DE  LA  PRESSE 
MENACÉE. 


La  presse  politique  appartenait  presque  tout  entière  aux  deux 
oppositions.  Le  ministère  ne  disposait  que  de  quatre  journaux  à 
Paris  :  le  Moniteur,  la  Gazette  de  France,  le  Journal  de  Paris  et 
Y  Etoile  (le  Drapeau  blanc  disparut  en  janvier  1827);  ils  étaient 
sans  crédit  et  ne  vivaient  que  des  subventions  officielles.  Seuls, 
les  journaux  du  parti  catholique,  du  parti  libéral  et  de  la  droite  dis- 
sidente avaient  des  lecteurs  et  une  influence.  La  majorité  ministé- 
rielle le  constatait  non  sans  peine  ni  sans  inquiétude.  Elle  protes- 
tait souvent  contre  la  liberté  laissée  à  l'imprimerie  qui  inondait  la 
France  de  productions  factieuses.  Bonald,  dans  une  brochure  sur 
La  liberté  de  la  Presse  (1826)  déclarait  que  le  gouvernement  avait  le 

<   2.56  > 


cii.u'itre  iv  Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 

droit  de  «  donner  des  juges  à  nos  pensées  comme  il  donnait  des 
juges  à  nos  intérêts  et  à  nos  actions  ».  La  Chambre  vota  d'abord, 
sur  la  demande  du  gouvernement,  une  augmentation  du  tarif  des 
transports  par  la  poste,  sous  le  prétexte  de  couvrir  les  trais  d'une 
amélioration  dans  le  service  :  la  taxe  du  transport  des  journaux 
fixée  par  une  loi  de  Tan  IV  à  quatre  centimes  par  feuille,  et  deux 
centimes  par  demi-feuille,  fut  élevée  à  cinq  centimes  par  feuille 
«  de  trente  décimètres  carrés  et  au-dessous  ».  C'était,  à  peu  de  chose 
près,  doubler  les  irais  de  port  des  journaux  qui,  à  l'ancien  tarif,  ne 
pavaient,  en  raison  de  leurs  dimensions  habituelles,  que  deux  ou 
trois  centimes.  La  gauche  protesta  contre  a  l'effet  moral  »  de  la 
mesure,  «  préface,  avant-coureur,  auxiliaire  d'une  autre  loi  »,  et 
contre  son  effet  matériel,  qui  était  de  grever  les  journaux  d'un  impôt 
supplémentaire  que  Dupont  de  l'Eure  estimait  à  000000  francs.  La 
droite  ne  cacha  pas  qu'elle  verrait  disparaître  sans  chagrin  »  une 
foule  de  petits  journaux,  enfants  éphémères  de  la  plus  dégoûtante 
licence  »,  comme  disait  Castelbajac.  La  discussion  sur  le  tarif  ne 
fut  en  effet  qu'une  escarmouche;  la  bataille  fut  livrée  à  Poccasion 
du  projet  concernant  la  répression  des  délits  de  la  presse. 

Il  fut  apporté  à  la  Chambre  des  députés  par  le  garde  des  Sceaux  le  projet 

Peyronnet  (29  décembre  1826).  «  La  presse,  disait  l'exposé  des  motifs,  surTa  presse. 
est  arrivée  au  dernier  terme  de  la  licence  la  plus  effrénée,  et  l'insuffi- 
sance des  lois  a  été  si  grande  que  la  justice,  souvent  réduite  à  rester 
muette,  a  été  forcée,  quand  elle  a  pu  rompre  le  silence,  de  pro- 
noncer des  châtiments  illusoires....  »  Il  proposait  les  remèdes  sui- 
vants :  Aucun  journal  ou  écrit  périodique  quelconque  ne  pourra 
être  établi  sans  une  déclaration  préalable  énonçant  le  nom  des  pro- 
priétaires et  de  l'imprimeur.  Nul  écrit  de  vingt  feuilles  et  au-dessous 
ne  pourra  être  mis  en  vente  ou  distribué  que  cinq  jours  après  le 
dépôt  fait  à  la  direction  de  la  librairie  ;  au-dessus  de  vingt  feuilles, 
la  durée  du  délai  sera  de  dix  jours.  Chaque  exemplaire  d'un  écrit 
non  périodique  de  moins  de  cinq  feuilles  sera  imposé  d'un  timbre 
de  1  franc  pour  la  première  feuille,  et  de  dix  centimes  pour  les  sui- 
vantes; pour  les  journaux,  le  droit  de  timbre  sera  élevé  à  dix  cen*- 
times  par  feuille  de  30  décimètres  carrés  ou  de  dimension  inférieure. 
La  contravention  à  toutes  ces  dispositions  sera  punie  de  3  000  francs 
d'amende  <•[  de  la  destruction  de  l'édition  entière.  Ces  peines  seront 
indépendantes  de  «•elles  encourues  pour  les  crimes  ou  délits  que  lies 
publications  pourront  contenir.  De  ce  chef,  les  propriétaires  de  jour- 
naux, dont  le  nom  devait  figurer  en  tête  de  chaque  exemplaire, 
encourront,  sans  préjudice  des  peines  corporelles,  des  amendes  de 
2  000  à  il) 000  francs,  pour  l'outrage  au  roi,  aux  princes,  aux  dépo 

<   ■j.rj'j  > 
Lavisse.  II.  Contemp.,  IV.  1  > 


ATTAQUES  CONTRE 
LE  PROJET. 


LES  DÉBATS. 
LE  PROJET 
REPOUSSÉ 
PAR  LES  PAIRS. 


Le  Gouvernement  parlementaire.  r„rD, 

1  LIV  RE    II 

sitaires  de  Ja  force  publique,  etc.  L'imprimeur  sera,  dans  tous  les 
cas,  civilement  responsable  des  amendes,  des  dommages  et  des  frais 
Casimir  Perier  s'écria  qu'autant  valait  déposer  un  projet  de  loi 
plus  court  :  «  L'imprimerie  est  supprimée  en  France  au  profit  de  la 
Belgique  ».  En  effet,  hors  les  discours  de  députés,  les  mandements 
d  archevêques  et  les  livres  de  prières,  déclarés  exempts  de  timbre 
le  seul  prélèvement  du  fisc  tuait  les  écrits  de  moins  de  5  feuilles' 
et,  le  dépôt  —  censure  préventive  imposée  à  tous  les  livres  de 
20  feuilles  -  exposant  un  volume  quelconque  à  la  saisie  avant 
publicité,  personne  n'oserait  désormais  en  risquer  la  publication 
Les  journaux  jetèrent  feu  et  flamme  contre  «  la  loi  de  haine  et  de 
vengeance  qui  sort  du  Comité  inquisitorial  et  de  la  Congrégation  » 
[Constitutionnel).  «  On  se  demande  si  c'est  à  Paris  ou  à  Constan- 
tinople  qu'a  été  élaborée  l'œuvre  inepte,  violente,  ignoble  sans 
probité  politique  »,  déclara  ÏAristarque.  Lamennais  appela  le  'projet 
«  un  monument  peut-être  unique  d'hypocrisie  et  de  tyrannie  ».  Cha- 
teaubriand fit  tirer  à  300  000  exemplaires  sa  réponse,  insérée  dans 
les  Débats,  à  la  «  loi  vandale  ».  L'Académie  française  elle-même, 
puis  des  Académies  de  province  s'émurent  et  protestèrent  :  les  aca- 
démiciens Michaud  et  Lacretelle  y  perdirenWeur  titre  de  lecteurs  du 
Roi,  et  Villemain  fut  révoqué  de  sa  fonction  de  maître  des  requêtes. 
Peyronnet  se  défendit  dans  le  Moniteur:  «  La  loi  présentée  veut 
être  une  loi  de  justice  et  d'amour,  et  non  un  acte  arbitraire  et  une 
mesure  de  haine  ». 

La  discussion  dura  du  13  février  au  12  mars.  La  majorité  vota 
le  projet  avec  quelques  amendements;  mais  elle  laissa  le  ministère 
le  défendre  à  peu  près  seul.  Les  rares  interventions  que  risquèrent 
ses  orateurs  ne  furent  pas  heureuses.  Salaberry,  après  avoir  exposé 
que  chez  les  Hébreux  la  lecture  des  prophéties  n'était  pas  permise 
avant  trente  ans,  proclama  son  horreur  de  l'imprimerie. 

«  La  presse  est  une  batiste  perfectionnée  qui  lance  des  torches  et  des 
flèches  <»nflammées;  la  presse  est  l'arme  chérie  du  protestantisme,  de  l'illégi- 
timité, de  la  souveraineté  du  peuple.  Redoutons,  messieurs,  les  fléaux  de 
l'imprimerie,  seule  plaie  dont  Moïse  oublia  de  frapper  l'Egypte.  » 

Les  deux  oppositions  attaquèrent  la  loi  avec  la  même  vio- 
lence. On  entendit  La  Bourdonnaie  déclarer  :  «  C'est  la  Charte, 
toute  la  Charte  que  la  France  demande  ».  Royer-Collard,  d'abord 
méprisant,  se  tourna  vers  les  ministres  :  «  Qu'avez-vous  fait  jusqu'ici 
qui  vous  élève  à  ce  point  au-dessus  de  vos  concitoyens,  que-  vous 
soyez  en  état  de  leur  imposer  la  tyrannie?...  La  loi  que  je  combats 
annonce  la    présence    d'une  faction  dans  le    gouvernement  aussi- 


258 


chapitre  iv  Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 

certainement  que  si  celte  faction  se  proclamait  elle-même  et  si  elle 
marchait  devant  nous,  enseignes  déployées.  Je  ne  lui  demanderais 
pas  qui  elle  est,  d'où  elle  vient,  où  elle  va  :  elle  mentirait....  »  Puis, 
ironiquement,  il  déclare  la  loi  insuffisante  :  «  Des  bibliothèques,  des 
livres  ont  passé  dans  les  esprits.  C'est  delà  qu'il  faut  les  chasser.  Avez- 
vous  pour  cela  un  projet  de  loi?  Tant  que  nous  n'aurons  pas  oublié 
ce  que  nous  savons,  nous  serons  mal  disposés  à  l'abrutissement  et  à 
la  servitude.  »  Une  loi  pareille  tendait  un  piège  aux  éditeurs;  Casimir 
IV  rier  demanda,  au  nom  de  la  bonne  foi,  que  le  gouvernement  fît 
une  liste  des  livres  interdits,  «  un  index,  comme  à  Rome  »  :  «  Je 
demande  si  on  poursuivra  Voltaire  et  Rousseau  ».  —  «  Tous  les  mau- 
vais livres,  quels  qu'ils  soient,  répondit  le  juriste  Pardessus,  doivent 
être  poursuivis,  Voltaire  comme  les  autres.  On  nous  rappelle  sans 
cesse  les  arrêts  qui  ont  chassé  les  jésuites;  n'y  a-t-il  donc  que  ceux-là 
qui  soient  respectables?  Regardez-vous  comme  non  avenus  les  arrêts 
des  Parlements  qui  ont  condamné  à  être  brûlés  plusieurs  ouvrages 
de  Voltaire?  » 

L'opposition  réunit,  au  scrutin  sur  l'ensemble,  134  voix  contre  233 
(12  mars).  La  majorité  apparaissait  affaiblie.  La  Chambre  des 
pairs  ayant  nommé  une  commission  hostile,  le  ministère  craignit 
une  défaite  et  retira  le  projet  (17  avril).  Paris  illumina;  la  joie  fut 
générale  et  populaire;  car  Paris  comptait  un  grand  nombre  d'ouvriers 
imprimeurs  que  la  loi,  eût  réduits  au  chômage.  On  cria  :  «  Vivent 
les  Pairs,  à  bas  les  ministres,  à  bas  les  jésuites!  »  Il  y  eut  quelque 
tumulte.  Les  députés, ministériels,  qui  se  virent  compromis  par  le 
vote  d'une  loi  impopulaire,  gardèrent  rancune  au  gouvernement 
pour  avoir  manqué  de  courage. 

La  loi  sur  le  jury  n'avait  pas,  en  apparence,  de  portée  politique.  la  loi 

Le  ministère  comptait  même  y  gagner  quelques  sympathies,  son  SUR  LE  JURY' 
projet  donnant  satisfaction  aux  critiques  que  soulevait  la  législa- 
tion en  vigueur  sur  la  formation  des  listes  de  jurés;  car  le  code 
d'instruction  criminelle  (1808)  donnait  au  préfet  une  telle  autorité 
dans  le  choix  des  jurés  que  leur  indépendance  semblait  médiocre. 
Le  projet  laissa  la  confection  de  la  liste  aux  préfets,  mais  les  obligea 
à  choisir  le  jury  parmi  les  électeurs.  Cette  restriction  à  l'arbitraire 
fut  jugée  insuffisante  et  le  choix  trop  borné.  Les  Pairs  ajoutèrent  à 
la  liste  des  électeurs  une  liste  de  capacités  el  votèrent  la  perma- 
nence obligatoire  des  listes.  Le  ministère  se  résigna  mal  à  ces 
amendements  et  son  intention  fut  peu  goûtée.  De  plus,  la  loi 
eut  une  conséquence  politique  que  le  gouvernement  n'avait  pas 
voulu  lui  donner  :  la  première  partie  de  la  liste  du  jury  n'étant  autre 
que  la  liste  électorale,  et  cette  liste  — publiée  chaque  année  au  plus 

<  259  > 


Le  Gouvernement  parlementaire.  livre  u 

tard  le  15  août  et  close  le  30  septembre  —  devenant  permanente  et 
publique,  il  fut  difficile  aux  préfets  d'y  faire  les  éliminations  et 
les  additions  coutumières.  Ainsi,  par  cette  loi  du  jury,  le  ministère 
n'acquit  pas  la  réputation  de  justice  dont  il  espérait  bénéficier,  et 
il  détruisit,  sans  le  vouloir,  un  des  moyens  de  fraude  qui  avaient 
fait  sa  victoire  électorale  et  qui  pouvaient  la  lui  conserver 
(17  avril  1827). 


DISSOLUTION 
DE  LA  GARDE 
NATIONALE 
DE  PARIS. 


RÉTABLISSEMENT 
DE  LA  CENSURE 


Charles  X  était  impopulaire;  on  l'accueillait  froidement  dans 
les  rues  de  Paris.  U  en  était  inquiet.  Ses  ministres  lui  proposèrent 
de  reconquérir  la  sympathie  des  foules  en  passant  la  revue  de  la 
garde  nationale.  C'était  la  première  depuis  son  avènement.  L'épreuve, 
dont  tous  les  partis  attendaient  le  résultat  avec  une  égale  curiosité, 
eut  lieu  le  29  avril.  On  cria  :  «  Vive  le  Roi!  »  mais  aussi  «  Vive  la 
liberté  de  la  presse,  à  bas  les  ministres,  à  bas  les  jésuites  !  »  Au 
retour,  quelques  légions  manifestèrent  contre  Villèle  et  Peyronnet, 
sous  leurs  fenêtres.  Le  lendemain,  tandis  que  les  journaux  minis- 
tériels, qui  laissaient  ignorer  ces  incidents  à  leurs  lecteurs,  célé- 
braient la  beauté  de  cette  fête  de  famille,  la  garde  nationale  de 
Paris  fut  dissoute  par  ordonnance.  Ce  fut  la  rupture  entre  le  Roi  et 
la  bourgeoisie  parisienne.  Le  ministère,  dupé  et  discrédité,  retourna 
à  la  politique  autoritaire. 

La  censure  fut  rétablie  le  24  juin,  deux  jours  après  la  clôture 
de  la  session  :  «  C'est,  dit  le  Moniteur,  la  leçon  d'un  père  qui  laisse 
toujours  percer  sa  sollicitude  à  travers  sa  sévérité  ».  La  présidence 
du  Conseil  de  surveillance  fut  donnée  à  Bonald,  qui,  dans  une  nou- 
velle brochure,  De  l'opposition  et  de  la  liberté  de  la  presse,  formula 
une  fois  de  plus  son  opinion  sur  la  presse. 

«  La  censure  est  un  établissement  sanitaire  fait  pour  préserver  la  société 
de  la  contagion  des  fausses  doctrines,  tout  semblable  à  celui  qui  éloigne  la 
peste.  » 

Bonald  contestait  l'utilité  des  journaux  politiques  : 

«  Dans  un  gouvernement  où  '  à  800  propriétaires,  pris  dans  les  rangs  les 
plus  honorables  de  la  société,  viennent  tous  les  ans,  de  tous  les  points  du 
royaume,  se  réunir  sous  les  yeux  de  l'autorité,  exposer  tous  les  besoins,  faire 
entendre  toutes  les  réclamations,...  quel  besoin  ont-ils  de  journaux  politiques, 
pour  voir,  entendre,  ou  parler?  » 

La  censure  ne  supprima  pas  les  journaux,  mais  elle  les  empêcha 
de  parler  pendant  quatre  mois.  Il  fut  interdit  de  nommer  les  jésuites, 
de  faire  l'éloge  de  la  petite  culture,  d'avertir  les  électeurs  de  se 
faire  inscrire,  d'annoncer  les  changements  dans  l'administration  de 

<  260  > 


CHAPITRE    IV 


Dernières  années  du  gouvernement  de  la   Droite. 


l'Opéra,  de  dire  que  les  rentes  étaient  en  mauvais  état,  de  comparer 
le  3  p.  100  anglais  au  3  p.  100  français;  on  raya  des  journaux  les 
annonces  de  «  mauvais  livres  »;  on  ne  toléra  plus  la  petite  revanche 
que  les  journalistes  prenaient  jadis  contre  les  censeurs,  en  rem- 
plaçant les  passages  supprimés  par  des  lignes  de  points.  Alors 
l'opposition  eut  recours  aux  brochures,  et  la  Société  des  Amis 
de  la  liberté  de  la  presse  se  forma.  La  contre-opposition  y  entra 
bruyamment,  avec  Chateaubriand,  Salvandy,  qui  releva  toutes  les 
suppressions  dans  ses  Rognures  de  la  Censure,  avec  Hyde  de 
Neuville,  qui  recueillit  les  phrases  favorables  à  la  liberté  de  la 
presse  autrefois  prononcées  par  Corbière.  Villèleet  Bonald  lui-même. 
Il  ne  restait  plus  qu'à  recourir  aux  tribunaux,  ce  fut  l'occasion  de 
nouveaux  déboires  :  la  Cour  de  Paris  acquitta  Senancour  qui,  dans 
un  Résumé  des  traditions  religieuses  des  différents  peuples,  avait  appelé 
Jésus-Christ  un  jeune  sage;  Mignet,  poursuivi  pour  avoir  raconté  les 
funérailles  de  Manuel  dans  une  brochure,  fut  acquitté  par  le  tribunal 
correctionnel. 

Villèle  se  rendit  compte  de  l'inefficacité  de  la  répression  et  fit 
à  ses  intimes  la  confidence  de  son  inquiétude.  Mais  le  Roi,  rassuré 
par  les  acclamations  qui  l'accueillirent  pendant  un  voyage  dans  les 
départements  du  Nord,  se  résolut  à  une  mesure  qu'il  jugeait  néces- 
saire contre  l'opposition,  la  dissolution  de  la  Chambre  des  députés. 
Six  élections  partielles  avaient  donné  en  1827  d'énormes  majorités  à 
la  gauche  ou  à  la  droite  dissidente.  Tout  au  plus  pouvait-on  espérer 
que  la  majorité  se  maintiendrait  encore  pendant  une  session,  qui 
devait  être  la  dernière  de  la  Chambre  élue  en  1824;  car  la  loi  de 
septennalité  n'avait  pas  prévu  que  la  Chambre  actuelle,  élue  pour 
cinq  ans,  eût  la  faculté  de  prolonger  son  existence  de  deux  ans, 
par  un  effet  rétroactif  de  la  loi.  Villèle  redoutait  un  débat  sur  cette 
question,  et  beaucoup  de  députés  fidèles  auraient  craint  de  le  sou- 
tenir jusque-là.  Charles  X  le  décida  à  engager  la  bataille  tout  de 
suite,  comptant  surprendre  l'ennemi  par  la  soudaineté  de  l'attaque  : 
le  5  novembre,  une  ordonnance  parut  qui  dissolvait  la  Chambre  et 
convoquait  les  collèges  électoraux  pour  le  17  et  le  24;  une  seconde 
ordonnance  retirait  la  censure;  une  troisième  nommait  une  promo- 
tion de  76  pairs  :  quatre  archevêques  figuraient  en  tète  de  la  liste;  le 
reste,  où  les  députés  sortants  étaient  en  majorité,  passait  pour  appar- 
tenir à  la  portion  la  plus  militante  de  la  Congrégation. 

L'opposition  ne  fut  pas  prise  de  court.  Depuis  plusieurs  mois,  elle 
craignait  une  brusque  dissolution  et  prenait  ses  précautions.  Profi- 
tant <lr  La  publicité  des  listes  électorales,  des  comités  s'étaient  formés 
pour  vérifier  les  inscriptions.  Une  société  libérale  Aide-toi,  le  ciel 


DISSOLUTION 
DE  LA  CHAMBRE. 


LES  ELECTIONS. 


■JiGl 


Le   Gouvernement  parlementaire. 


DEFAITE 

DU  MINISTÈRE. 


Vaidera,  formée  de  royalistes  du  centre  gauche  (Guizot,  Odilon 
Barrot,  Barthe),  unie  à  une  association  de  jeunes  républicains,  les 
Francs  parleurs  (Bastide,  Cavaignac,  Joubert,  Thomas,  Hippo- 
lyte  Carnot),  avait  fait  distribuer  à  80000  exemplaires  le  Manuel  de 
l'électeur  juré.  «  Ce  fut  partout,  dit  Pasquier,  une  lutte  à  outrance 
entre  les  préfets  et  les  électeurs.  »  Unis  dans  la  bataille  contre  les 
lois  Peyronnet,  les  opposants  de  droite  et  de  gauche  n'eurent  pas  de 
peine  à  s'entendre  pour  établir  des  listes  de  coalition.  «  Nous  autres, 
disait  Michaud,  rédacteur  à  la  Quotidienne,  nous  tirons  par  les 
fenêtres  de  la  sacristie.  »  Le  Constitutionnel  recommanda  La  Bour- 
donnaie,  Delalot,  Hyde  de  Neuville;  et  les  Débats,  Laffitte,  Lafayette, 
Casimir  Perier,  Benjamin  Constant. 

Les  collèges  d'arrondissement  donnèrent  195  sièges  à  l'oppo- 
sition, 83  au  ministère;  ceux  de  département  ne  réparèrent  pas  sa 
défaite  :  l'opposition  enleva  encore  55  sièges  sur  172.  Peyronnet  fut 
battu  à  Bourges,  où  son  gendre  était  préfet.  A  Paris,  où  le  ministère 
n'avait  réuni  que  1 100  voix  sur  8000,  les  résultats  du  premier  scrutin 
furent  fêtés  par  des  illuminations;  il  y  eut  des  troubles  dans  les  rues 
Saint-Denis  et  Saint-Martin;  la  troupe  tira  sur  la  foule  (19  et 
20  novembre).  La  police,  dirigée  par  deux  «  congréganistes  », 
Franchet,  directeur  de  la  police,  et  Delavau,  préfet  de  police,  passa 
pour  avoir  organisé  l'émeute  de  manière  à  intimider  les  électeurs  de 
département  en  rendant  visible  le  péril  révolutionnaire. 

Villèle  voulut  espérer,  malgré  sa  défaite.  Ses  journaux  consta- 
tèrent qu'en  ajoutant  les  royalistes  ministériels  à  ceux  de  l'opposi- 
tion, on  avait  encore  une  majorité  royaliste.  Mais  l'alliance  entre 
les  opposants  de  droite  et  de  gauche  était  plus  solide  que  Villèle  ne 
le  pensait;  et,  se  fût-elle  rompue,  ses  adversaires  de  droite  le  haïs- 
saient trop  furieusement  pour  lui  laisser  le  bénéfice  de  la  rupture. 


VII.  —  LA   POLITIQUE  EXTÉRIEURE  ET   LA   CHUTE 
DE    VILLÈLE 


LES  IDEES 
DE  VILLÈLE 
EN  MATIÈRE 
DE  POLITIQUE 
EXTÉRIEURE. 


VILLÈLE  avait  obéi,  dans  sa  politique  intérieure,  aux  gens  de 
cour  qu'il  n'aimait  pas;  à  l'extérieur,  il  subit  les  conséquences 
de  l'intervention  en  Espagne  qui  s'était  faite  malgré  lui. 

La  guerre  d'Espagne  avait  coûté  cher,  et  avait  failli  amener  une 
guerre  avec  l'Angleterre.  Villèle,  l'aventure  terminée,  ne  se 
préoccupa  plus  que  d'éviter  semblable  imprudence.  Il  pensait  «  que 
la  France  n'est  assez  forte  ni  pour  résister  à  l'Angleterre  sur  mer, 
ni  pour  lutter  sur  le   continent  avec  l'alliance  formidable  qui  y 


26a 


L'INDEPENDANCE    GRECQUE 


LA.    BATAILLE    DE    NAVARIN 

Tableau  de  Bouterwek  d'après  Cit.  Langlois.  Le  20  octobre  1827,  les  escadres  de  France, 
d'Angleterre  et  de  Russie,  réunies  sous  le  commandement  de  l'amiral  Codrington,  attaquent 
lu  flotte  turque,  uni  est  détruite.  Ou  voit  ici  l'explosion  de  la  frégate  égyptienne  2'Isonia. 
.1//  premier  plan,  des  matelots  turcs   s'enfuient   sur  des    débris  de  navires.  —  Musée  de 

Versailles,  n"  1796. 


11.  C.   IV.  —  Pl.   l  l.  Page  262. 


CHAPITRE    IV 


Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 

existe.   Due  doit-elle  faire?  Défendre  son    honneur  et    sa    sûreté 
renoncer  à  la  prétention  d'imposer  aux  autres  des  lois  que  nous  ne 
sommes  pas  en  mesure  de  faire  exécuter,  et  attendre.  »      - 

Celte  attitude  modeste  le  rapprochait  naturellement  de  l'Angle- 
terre, adversaire  de  la  politique  d'intervention.  Elle  le  garantissait 
contre  son  hostilité,  et  lui  fournissait  le  moyen  de  résister  à  l'Au- 
triche et  à    la    Russie;   l'expérience   des    derniers    congrès   avait 
prouvé  que    ces  puissances,  toujours  prêtes  à   la    guerre,  visaient 
moins  à  faire  respecter  dans  le  monde  les  principes  de  la  Sainte- 
Alhance  qu'à  satisfaire  leurs  convoitises  personnelles  sous  le  cou- 
vert  de   ces    principes.    La   Russie   recherchait  l'empire    dans   les 
Balkans  comme  l'Autriche  la  domination  en  Allemagne  et  en  Italie- 
1  Angleterre  ne  se  montrait  pas  plus  désintéressée  dans  son  désir  de 
garder  l'empire  de  la  mer  et  le  commerce  colonial  f  mais  l'antago- 
nisme de  ces  ambitions  concurrentes  permettait  à  Villèle  de  conser- 
ver la  neutralité  qui  convenait  à  ses  goûts.   Il  n'eut  donc,  après  la 
chute  de  Chateaubriand,  aucune  peine  à  renoncer  à   une   politique 
extérieure  active  et  brillante.  C'est  pourquoi  on  le  vit  successivement 
de  18.4  a  182,,  refuser  d'agir  contre  les  colonies  espagnoles  d'Amé- 
rique   révoltées,    malgré  le   tsar  et  Metternich   qui   l'y   poussaient 
laisser  1  Angleterre  intervenir  seule  dans  les  affaires  du  Brésil  et  du 
Portugal,  et  s'entendre  avec  elle  pour  régler  la  question  grecque. 
En  somme,  sans  se  prononcer  ouvertement  contre  le  système  de 
Metternich,  il   en  prépara   la   chute   en    favorisant  le   système  de 
Canning. 

Les   colonies  espagnoles   s'étaient  constituées  en  États  indé-  cansmo 

pendants.  11  avait  été  question  au  congrès  de  Vérone  d'aider  le  roi  /?AV 

d  Espagne,   leur  souverain  légitime,   à  les  soumettre,   comme  on  «SBSEîK 
aidait  a  soumettre  les  libéraux  de  la  Péninsule;  c'était  le  désir  du         espagnoles. 
tsar  et  de  Chateaubriand  qui  rêvait  de  conquérir  1  Amérique  à  main 
armée;  1  opposition  de  l'Angleterre  avait  coupé  court  à  ces  projets 
Lue    intervention    européenne   eût  risqué   de   compromettre   sans 
retour   les   intérêts   commerciaux   des  Anglais  dans  les  nouvelles 
Républiques.  Mais   l'affaire   américaine,  après  1822,  se  compliqua 
par  1  entrée  en  scène  des  Etals-Unis;  ils  avaient  menacé  de  soutenir 
les    insurgés    si    une    puissance    européenne    les    attaquait,    et   la 
doctrine,    très  populaire  chez  les  Américains  du  Nord,  de  l'indé- 
pendance du  nouveau  Monde  vis-à-vis  de  l'ancien,  avait  trouvé  son 
expression   définitive  et  retentissante  dans  la  déclaration  faite  au 
Congés  le  2  décembre  1823  par  le  président  Monroè  .  «  L'Amérique 
doit  être  à  1  avenir  affranchie  de  toule  tentative  de  colonisation  el 

<    a63  > 


Le  Gouvernement  parlementaire. 


INTERVENTION 

ANGLAISE 

EN  PORTUGAL. 


d'occupation  étrangère.  L'Amérique  aux  Américains!  »  Presque  au 
même  moment  (26  décembre),  Ferdinand  VII  demandait  qu'une  nou- 
velle conférence  fût  réunie  pour  délibérer  sur  la  révolte  de  ses  sujets 
d'outre-mer  Canning  ne  voulait  ni  soutenir  la  prétention  des  États- 
Unis  qui,  poussée  à  l'extrême,  allait  jusqu'à  contester  à  l'Angleterre 
son  établissement  du  Canada,  et  qui,  appliquée  aux  républiques  nou- 
velles, les  mettait  sous  leur  tutelle  politique  et  commerciale,  ni 
combattre  ouvertement  une  intervention  opportune  qui  mettait  les 
colonies  révoltées  à  l'abri  d'une  expédition  européenne.  Il  se  rappro- 
cha de  Villèle  qui  était  tout  disposé  à  l'écouter,  et  celui-ci  se  hâta 
quelques  jours  après  la  révocation  de  Chateaubriand  d'annoncer  à 
Metternich  (18  j  uin  1S24)  qu'il  n'accorderait  pas  son  appui  à  une  action 
des  puissances  contre  les  colonies  espagnoles.  La  Sainte-Alliance  et  ses 
congrès  étaient  battus;  sLx  mois  plus  tard  (janvier  1825),  Canning 
reconnut  officiellement  les  républiques  :  «  J'ai  dans  ces  dernières 
années,  déclare-t-il  fièrement  à  la  Chambre  des  communes  en 
décembre  1826,  appelé  un  nouveau  monde  à  l'existence,  et,  la  balance 
se  trouvant  ainsi  réglée,  j'ai  laissé  à  la  France  les  résultats  de  son 
invasion  ». 

C'était  encore  un  des  résultats  fâcheux  de  cette  «  invasion  » 
que  d'avoir  prêté  un  appui  moral  apparent  aux  absolutistes  portu- 
gais. Depuis  que  le  Brésil  s'était  séparé  de  sa  métropole  (octobre  1823), 
le  roi  de  Portugal,  Jean  VI,  avait  dû,  pour  n'être  pas  chassé  de  son 
royaume,  se  mettre  à  la  tête  d'un  mouvement  absolutiste  provoqué 
par  son  fils  don  Miguel,  abolir  la  constitution  de  1821  et  renvoyer 
les  Cortès.  La  colère  populaire  imputait  aux  libéraux  la  perte  du 
Brésil;  tous  les  Portugais  s'unissaient  dans  un  commun  désir  de 
revanche  sur  la  colonie  rebelle.  Ce  conflit  mettait  l'Angleterre  dans 
un  grand  embarras.  Elle  ne  voulait  ni  perdre  l'influence  qu'elle 
exerçait  depuis  près  d'un  siècle  sur  le  gouvernement  de  Lisbonne, 
ni  contrecarrer  les  Brésiliens  au  moment  où  elle  favorisait  les 
colonies  espagnoles.  Pour  ne  mécontenter  personne,  Canning  se  bor- 
nait à  des  déclarations  vagues,  assurant  à  l'envoyé  brésilien  «  qu'il 
professait  un  égal  intérêt  pour  la  prospérité  des  deux  royaumes  », 
et  tâchant  de  convaincre  le  Portugal  que  mieux  valait  renoncer  au 
Brésil.  Mais  l'ambassadeur  français,  Hyde  de  Neuville,  disciple  et 
ami  de  Chateaubriand,  belliqueux  comme  lui,  offrit  à  Jean  VI  les 
troupes  françaises  qui  avaient  terminé  leur  campagne  espagnole  : 
leur  présence  à  Lisbonne  eût  permis  au  roi  d'envoyer  son  armée 
au  Brésil.  Chateaubriand  félicita  son  agent  de  montrer  tant  d'initia- 
tive (24  mai  1824).  Mais  Canning,  qui  venait  de  conseiller  à  Jean  VI 
de  demander  le  concours  d'une  armée  anglaise,  laissa  voir  une  telle 


264  > 


CHAPITRE    IV 


Dernières  années  du  gouvernement  de  la  Droite. 


irritation  qu'une  rupture  avec  la  France  faillit  en  résulter.  Les 
engagements  pris  par  Hyde  étaient  si  formels  que  le  renvoi  môme 
de  Chateaubriand  ne  permit  pas  à  Villèle  de  les  désavouer  tout  de 
suite.  C'est  au  bout  de  six  mois  seulement  que  Hyde  fut  rappelé 
(décembre  182-4).  Canning,  les  mains  libres,  obtint  de  Jean  VI  la  recon- 
naissance de  l'indépendance  du  Brésil  (13  mai  1825).  En  mars  1826, 
la  mort  de  Jean  VI  remit  tout  en  question.  Dora  Pedro,  fils  aîné  de 
Jean  VI,  qui  régnait  au  Brésil,  était  le  légitime  héritier  du  trône  de 
Portugal  :  s'il  faisait  valoir  ses  droits,  les  deux  États  se  trouveraient 
de  nouveau  réunis  et  la  guerre  recommencerait.  Les  agents  anglais 
négocièrent  à  Rio  de  Janeiro  et  à  Lisbonne  un  arrangement  : 
Dom  Pedro  renoncerait  au  Portugal  en  faveur  de  sa  fille  aînée 
Maria,  qui,  plus  tard,  épouserait  son  oncle  don  Miguel  ;  Maria  n'ayant 
que  sept  ans,  on  prévoyait  dans  ce  contrat  quelle  se  marierait  à 
quinze.  Don  Miguel  jugea  qu'une  attente  de  huit  années  était  longue, 
et  sollicita  l'appui  de  Ferdinand  VII  d'Espagne.  Le  nouvel  ambas- 
sadeur français,  Moustiers,  ami  politique  d'ÎIyde  de  Neuville  et 
désireux  de  venger  son  échec,  encouragea  ardemment  les  visées  de 
Miguel.  Canning  vint  à  Paris,  y  resta  un  mois  (18  sept.-20  oct.), 
et  obtint  que  Villèle  désavouât  Moustiers,  le  rappelât  et  laissât  les 
Anglais  débarquer  10  000  hommes  à  Lisbonne  (décembre  1826). 

La  politique  de  Villèle  fut  considérée  par  la  droite  dissidente 
comme  une  trahison  :  il  se  faisait  ouvertement  le  soutien  des  libé- 
raux, des  rebelles  et  des  Anglais.  On  s'indigna  plus  encore  lorsqu'il 
alla  jusqu'à  sacrifier  par  pusillanimité  une  partie  du  sol  national. 
Du  moins  ce  fut  le  sens  que  les  amis  de  Chateaubriand  donnèrent 
à  l'ordonnance  qui  émancipa  Saint-Domingue  (17  avril  1825).  Cette 
ancienne  colonie  française  avait  rompu  depuis  1803  tout  lien  avec 
la  métropole;  la  Restauration,  en  1814,  avait  vainement  tenté  de  lui 
faire  accepter  un  simple  droit  de  suzeraineté.  Villèle  négocia  une 
transaetion  honorable.  En  échange  d'une  réduction  de  moitié  des 
droits  de  douanes  en  faveur  des  marchandises  françaises,  et  du 
versement  de  150  millions  destinés  à  indemniser  les  anciens  colons 
dépossédés,  le  roi  concédait  aux  habitants  «  l'indépendance  pleine 
et  entière  de  leur  gouvernement  ».  L'opposition  de  droite  contesta 
violemment  à  Villèle  le  droit  d'aliéner  une  part  du  domaine  de  la 
couronne,  s'indigna  de  voir  le  roi  reconnaître  une  république 
fondée  sur  la  rébellion,  et  saerifier  pour  une  somme  de  150  millions, 
jugée  insuffisante  et  dont  le  recouvrement  était  incertain  (en 
fait,  elle  ne  fut  jamais  intégralement  payée),  les  droits  impres- 
criptibles des  colons  propriétaires.  C'était  renier,  dit  le  député 
Kergorlay,  «  les  deux  principes  fondamentaux  de  la  société  fran- 


V  INDEPENDANCE 

DE 

SAINT-DOiUNGUE. 


<  *65   > 


Le   Gouvernement  parlementaire.  livre  ii 

çaise,  le  principe  de  la  souveraineté  légitime  et  celui  de  la 
propriété  ».  '«  C'est  admettre,  disait  un  autre,  que  l'on  peut  con- 
quérir la  liberté  par  le  crime.  » 

Du  moins,  si  la  politique  du  cabinet  en  Amérique,  en  Portugal, 
à  Saint-Domingue,  excitait  la  colère  des  royalistes,  les  libéraux  y 
applaudissaient.  Mais  son  attitude  dans  la  question  d'Orient  mécon- 
tenta également  les  uns  et  les  autres. 

la  question  Les  massacres  de  Chio  (avril  1822)  renouvelèrent  l'émotion  des 

crecque  en  1825  premiers  épisodes  de  l'insurrection  grecque  et  l'indignation  causée 
par  l'abandon  de  la  Grèce  en  1821.  Après  le  sac  de  la  Thessalie, 
de  la  Béotie,  de  l'Attique,  elle  sembla  perdue.  Mais  l'héroïque  résis- 
tance de  Kolokotronis  en  Morée  usa  l'armée  ottomane  qui  laissa 
les  Grecs  reprendre  Nauplie,  Corinthe  et  Athènes  (janvier  1823). 
Malheureusement  ces  succès  furent  suivis  d'une  guerre  civile  entre 
les  chefs  de  partis  rivaux  depuis  le  commencement  de  la  guerre 
(1823-1825),  et  la  ruine  de  la  Grèce  eût  été  certaine  si  le  gouverne- 
ment turc  eût  alors  possédé  l'argent  et  l'armée  nécessaires  pour 
continuer  la  lutte;  comme  il  ne  trouva  pas  10000  hommes  à  opposer 
aux  trois  centres  insurgés  (Grèce  orientale,  Grèce  occidentale  et 
Morée),  comme  sa  flotte  ne  pouvait  résister  aux  corsaires  grecs,  il 
demanda  du  secours  à  son  vassal  le  pacha  d'Egypte,  Mehemet-Ali, 
qui  disposait  d'une  bonne  marine  et  d'une  armée  de